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Tsai Ing-wen réélue à Taïwan : les leçons d'une double victoire et l'incertitude chinoise

La présidente taïwanaise sortante Tsai Ing-wen a été réélue avec 57 % des voix le 11 janvier 2019. (Source : Hawai Public Radio)
La présidente taïwanaise sortante Tsai Ing-wen a été réélue avec 57 % des voix le 11 janvier 2019. (Source : Hawai Public Radio)
Comment interpréter la réélection triomphale le 11 janvier de Tsai Ing-wen et le maintien d’une majorité absolue de son parti au Yuan Législatif ? Les élections taïwanaises ne peuvent se réduire à un baromètre des relations avec la Chine. Les Taïwanais votent aussi en fonction de leur vie politique intérieure. Mais l’enjeu des relations entre Taipei et Pékin conserve un rôle constant dans les campagnes électorales taïwanaises. Celles de janvier 2020 n’ont pas fait pas exception.

Les chiffres derrière la victoire de Tsai et du PDP

Tsai Ing-wen, candidate à sa réélection du Parti Démocrate Progressif (PDP), largement perçue comme garante de la souveraineté de Taïwan, caracolait en tête des sondages depuis fin août dernier. Quant à Han Kuo-yu, son compétiteur du Kuomintang (KMT), candidat populiste et préféré par Pékin, il a échoué à transformer l’essai des élections locales de novembre 2018 qui l’avaient vu ravir la mairie de Kaohsiung. En profitant de dynamiques favorables, Tsai avait opéré à partir de janvier une remontée fulgurante, que Han n’a pas su freiner. La présidente sortante a amélioré son score de 2016 et a remporté plus de huit millions de voix, soit 57 % des suffrages exprimés, battant de loin son adversaire. Ce dernier n’a obtenu que 5,5 millions de voix, environ 38,5 % des suffrages, tandis que James Soong, éternel troisième homme des campagnes présidentielles taïwanaises, n’a recueilli que 4 % des voix environ. Important également, le PDP de Tsai conserve la majorité absolue au parlement avec 61 sièges sur 113. Le KMT gagne néanmoins 3 sièges par rapport aux élections de 2016 et en possède désormais 38. Malgré une performance aux législatives un petit peu moins bonne qu’en 2016, Tsai s’assure une certaine liberté d’action pour son second mandat.
Les jours précédents les élections, les réseaux sociaux s’étaient remplis d’appels à se rendre aux urnes, de peur qu’une trop forte abstention – de la jeunesse notamment – ne conduise à une percée électorale du KMT et de Han. Au final, le taux de participation s’élève à 75 %, et nombre de Taïwanais ont voyagé à travers leur pays, ou sont revenus de l’étranger pour voter. Car à Taïwan, on ne peut voter que là où on est inscrit sur les listes électorales. Ce chiffre suggère un scrutin présidentiel particulièrement mobilisateur. En 2016, la participation avait atteint 66 %, déjà un record à l’époque.

Le thème incontournable de la souveraineté de Taïwan

Han semblait vouloir s’attirer les bonnes faveurs de Pékin pour favoriser la prospérité économique de l’île. Mais il est resté incapable de préciser les contours d’un programme jugé crédible. Son voyage en Chine populaire en février 2019 et dans ses régions administratives spéciales (RAS) de Macao et Hong Kong a renforcé le sentiment d’ambigüité qui entoure sa relation et celle de son parti avec Pékin. Plus grave, en amont des élections et face au retard accumulé dans les sondages, plusieurs facteurs ont illustré des divisions gênantes dans les rangs du vieux parti nationaliste : la défiance entre les cadres du KMT, sa base militante et Han Kuo-yu, les hésitations à le maintenir candidat à la présidentielle ou encore le montage de listes impopulaires pour les législatives sur lesquelles figuraient des personnalités pro-Chine à la loyauté douteuse.
Ensuite, la Chine est venue rappeler aux électeurs indécis ses objectifs. En janvier 2019, Xi Jinping exposait de façon martiale son refus de renoncer à la force pour unifier Taïwan au continent sous l’égide de la République populaire, selon la formule « un pays deux systèmes ». Ce principe est très impopulaire sur l’île et Tsai avait répondu avec fermeté, relançant déjà sa popularité. À partir de la fin du printemps 2019, les manifestations à Hong Kong ont eu pour effet de renforcer encore le rejet de ce principe par les Taïwanais. Les événements dans l’ancienne colonie britannique ont aussi porté ombrage au KMT, pourtant lui aussi opposé à la formule « un pays deux systèmes », mais qui est apparu trop pusillanime et trop lent dans ses condamnations de la répression du mouvement, au regard de l’opinion publique taïwanaise. Au bout du compte, en matière de relations inter-détroit, les électeurs ont considéré Tsai et le PDP comme les mieux à même de protéger la souveraineté de l’île.

Qui pour s’opposer à Tsai et à sa majorité après les élections ?

*Le « consensus de 1992 » est un terme politique faisant référence à un accord supposé entre le KMT et le Parti Communiste Chinois (PCC) selon lequel les deux partis à la fois affirment le principe d’une seule Chine, mais en acceptent différentes interprétations. Alors que Pékin présente fréquemment le « consensus » sans mentionner les « différentes interprétations » (chères au KMT), et en fait la pierre angulaire des interactions dans le détroit, Tsai y voit une atteinte à la souveraineté de Taïwan.
Même si c’est la deuxième fois consécutive que le KMT échoue à obtenir une majorité au parlement, il n’est pas exclu qu’il rebondisse plus tard. Le choix de Han Kuo-yu comme candidat KMT à la présidentielle et la vague populiste à Taiwan après les élections locales, dites « 9 in 1 », en novembre 2018, ont montré la persistance du poids électoral de groupes aux tendances conservatrices, parfois sensibles aux discours en faveur d’un rapprochement au moins économique avec la Chine, souvent relativement âgés et opposés au PDP. Ces sensibilités politiques survivront à la réélection de Tsai et une base électorale favorable au KMT subsiste. Par ailleurs, d’autres personnalités pourraient chercher à gagner en influence au sein du Kuomintang, à l’image de Hou You-yi, populaire maire de New Taipei, ou bien Jason Hsu. Ce dernier, 41 ans, appelait le 12 janvier sur Facebook à une refonte du discours du KMT sur les questions inter-détroit et à un nécessaire rajeunissement du parti. Notant la confusion entourant le consensus de 1992*, il a invité les jeunes à s’affirmer et prendre la parole.
À suivre également à Taïwan, la progressive montée du Parti du Peuple Taïwanais (Taiwan’s People Party, TPP), et de son fondateur le maire de Taipei Ko Wen-je, rejoint par ailleurs par Terry Gou, PDG de Foxconn et ancien du KMT. Le parti se pose en alternative au KMT et au PDP, mais son discours pâtit de son ambiguité à l’égard de la Chine et de son conservatisme. Le TPP n’a pas présenté de candidat à la présidentielle mais a obtenu 11,2 % des voix et 5 sièges aux législatives. Ce qui pourrait ouvrir la voie à une candidature de Ko Wen-je lors de la prochaine élection à la présidence, même s’il laisse planer le doute à ce sujet.
Deux autres petits partis, cette fois plus favorables à Tsai, ont obtenu des sièges au parlement. Le Parti du Nouveau Pouvoir (New Power Party, NPP), après une grave crise l’an dernier, a maintenu sa position avec 3 sièges, mais il cède sa place de « plus gros des petits partis » au TPP de Ko. Par ailleurs, le Parti pour la Construction étatique (Taiwan Statebuilding Party, TSP, ex-Taiwan Radical Wings), a remporté un siège pour la première fois avec la victoire de son jeune candidat Chen Bo-wei à Taichung.

La Chine et l’opinion publique taïwanaise

Ces développements montrent bien les difficultés éprouvées par Pékin dans son approche de l’opinion publique à Taïwan. Alors que la Chine misait, comme pendant les élections précédentes, sur une politique dure à l’égard de l’île avec une multiplication des actions diplomatiques, pressions économiques ou autres intimidations militaires, cette fermeté a nourri à l’inverse une remontée fulgurante de Tsai Ing-wen, et a indirectement participé à sa réélection. Pékin avait pourtant offert des facilités économiques et diplomatiques aux ressortissants et aux entreprises de Taïwan, mais cette générosité était peut-être trop motivée politiquement pour ne pas paraître suspecte aux yeux des insulaires. Ce n’est pas la première fois que Pékin agit de façon contreproductive auprès de l’électorat taïwanais. Ces faux pas récurrents ravivent le souvenir des tirs de missiles dans les eaux du détroit lors de l’élection présidentielle de 1996. Ils avaient déjà abouti à la victoire d’un « indépendantiste » aux yeux de la Chine : Lee Teng-hui.
Les Taïwanais qui se considèrent exclusivement chinois sont aujourd’hui une petite minorité, autour de 3 % de la population. Ceux qui se perçoivent à la fois chinois et taïwanais représentent 36.5 %, et ceux qui se sentent exclusivement taïwanais 56,9 %, d’après un sondage de juin 2019. Le nombre de personnes se considérant taïwanaises a augmenté par rapport à 2018, indique la même enquête. Ce sentiment était tombé à 54,5 %, contre un maximum de 60,6 % en 2014 juste après le « mouvement des tournesols ». Même si la Chine est un pays attractif économiquement pour les jeunes Taïwanais, Pékin n’exerce qu’une faible influence influence politique sur eux. Ils restent très majoritairement opposés à un rapprochement politique avec la Chine. Les préférences de cette force politique de demain constituent donc un vrai défi stratégique pour Pékin.

L’impact international des élections et la réaction chinoise

Dans son discours de victoire, Tsai a insisté sur la portée internationale de l’événement et a souligné l’importance de Taïwan pour le monde en tant que « partenaire et non pas problème ». Pour un pays en partie privé de représentation sur la scène mondiale du fait des pressions chinoises, les élections taïwanaises ont suscité dans le monde un intérêt sans précédent. La réélection de Tsai et le maintien de la majorité PDP au parlement auront peut-être des effets positifs sur la marge de manœuvre internationale de l’île, même si Pékin redouble d’efforts pour parer à cette éventualité.
Depuis l’arrivée au pouvoir des Démocrates progressistes en 2016, Taïwan s’est posé comme un État démocratique sentinelle, sur la ligne de front d’une lutte contre l’influence des régimes autoritaires. La présidente réélue terminait son discours sur cette note : « Il s’agit par cette élection de disposer ou non de la liberté et de la démocratie. » Il est vrai que l’île est bien pourvu de l’une et de l’autre. Tsai continuera dans la voie du rapprochement entrepris avec les partenaires démocratiques de Taïwan, les États-Unis, l’Europe, le Japon et l’Inde, entre autres). Mais un optimisme trop prononcé de ce côté pourrait être tempéré par deux facteurs : les bruits isolationnistes qui continuent de se faire entendre en Amérique et l’unité friable des puissances démocratiques, en particulier dans les relations avec la Chine.
Si Xi Jinping a déclaré ne pas renoncer à la force pour, un jour, prendre le contrôle de Taïwan, une aventure militaire contre l’île apparaît aujourd’hui plus que risquée pour des raisons multiples. Cette menace maintient néanmoins une pression constante sur Taïwan. Elle pourrait s’accroître vu le rythme auquel la Chine modernise son arsenal militaire. Actuellement, le pays recourt surtout à d’autres moyens pour influencer l’île, des pressions diplomatiques et économiques aux intimidations militaires et psychologiques, en passant par l’usage intensif des médias et des outils numériques (cyber, intelligence artificielle) à des fins de désinformation. Pour certains analystes, Taïwan sert de terrain d’essai pour les tactiques d’influence chinoise, et les plus efficaces d’entre elles pourraient plus tard viser d’autres sociétés démocratiques. Pour se protéger, l’île a notamment adopté une loi « anti-infiltration » destinée à empêcher l’interférence de « puissances hostiles » dans ses processus politiques, élections ou référendums. Avec, en filigrane, la Chine dans le viseur.
Parmi les rares réactions officielles chinoises aux résultats des élections, le Bureau des Affaires taïwanaises (TAO) en charge des relations inter-détroit, a sur son site répété l’importance du principe « un pays, deux systèmes » comme fondement d’une « réunification pacifique » et « l’opposition résolue à tout projet séparatiste » de la part de Pékin. Même discours de la part de Wang Yi, le chef de la diplomatie. Rien de nouveau dans ces formules laconiques, qui au mieux témoignent d’une certaine mesure dans la réaction chinoise, jusqu’à maintenant. Mais les inconnues s’accumulent pour la suite.
Par Hugo Tierny
L’auteur remercie Alexandre Gandil pour sa relecture avisée.

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A propos de l'auteur
Hugo Tierny est doctorant en cotutelle à l’Institut Catholique de Paris (ICP) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a vécu quatre années à Taipei (Taïwan) et s’intéresse aux questions d’influence politique chinoise et aux relations entre Taïwan et la Chine.