Politique
Livres d'Asie du Sud-Est

Deux romans, deux visions françaises de l’Indonésie

Un vendeur de rue au milieu des embouteillages à Jakarta. (Source : Nikkei Asian)
Un vendeur de rue au milieu des embouteillages à Jakarta. (Source : Nikkei Asian)
À travers les quelques romans français parus sur l’Indonésie, la vision du pays et de ses habitants a bien évolué en cinquante ans. Les Indonésiens ne sont plus présentés comme une foule de malpropres. Parus respectivement en 2017 et 2018, « Radikal » d’Olivier Castaignède et « N’oublie pas Irma » d’Hélène Honnorat offrent une plongée dans l’archipel avec un regard français.
Les romans français qui ont pour cadre l’Indonésie ne sont pas nombreux. En creusant dans ma mémoire, je n’en trouve que cinq, dont un que je n’ai pas lu.
Amok à Bali, publié en 1970, est une aventure de Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge dit « SAS », agent « contractuel » de la CIA. L’action se déroule à l’époque des massacres de 1965-1966 perpétrés à la suite du « Mouvement du 30 Septembre 1965 ». À part une scène de viol, délicatesse qui est au menu habituel des romans de la série dont SAS est le héros, je ne me rappelle qu’une phrase écrite sur le dossier du siège dans l’avion à bord duquel le prince quitte l’Indonésie : « Les Indonésiens sont de sales porcs. »
Le Diable vert de Muriel Cerf, paru en 1975, est un récit romancé de la partie indonésienne de son périple en Asie au début des années 1970. L’auteure qualifie les Indonésiens de « pithécanthropes », comme on a nommé l’Homme de Java, un représentant de l’espèce Homo erectus, à sa découverte dans le centre de cette île en 1891.
De La Passion indonésienne de Jack Thieuloy, publié en 1984, outre la quatrième de couverture, je n’ai lu que la première phrase. Quelque chose comme : « L’Indonésie, cent millions de trous du c… » L’action se noue également autour des événements de 1965-1966.
Ces trois romans, écrits dans les deux premières décennies du régime Soeharto, donnent une image peu flatteuse des Indonésiens. Quand Soeharto prend le pouvoir en 1966, l’Indonésie est un des pays les plus pauvres du monde, avec un produit intérieur brut par habitant qui la place derrière le Togo et devant le Kenya. Sur le plan touristique, elle est encore une destination confidentielle, connue soit des voyageurs aisés et cultivés, soit des hippies qui font les « 3 K » : Kabul, Kathmandu et Kuta, un village de pêcheurs à Bali. L’Indonésie n’est qu’un décor.
Le quatrième livre est L’Archipel des épices, paru en 1998, de Thierry de Beaucé, qui a été ambassadeur à Jakarta de 1995 à 1997. Le titre rappelle que ce sont les épices qui, au début du XVème siècle, attirent les Portugais en Indonésie. Le roman raconte le voyage d’un jeune homme qui a reçu « une formation d’ethnologue » et qu’un laboratoire envoie en Indonésie faire une recherche « sur le rôle de la muscade dans la médecine traditionnelle ».
Le cinquième ouvrage est Mayapura de Christian Charrière, publié en 1999, qui raconte la quête d’un homme qui voudrait retrouver cette ville légendaire située à l’est de Java. On est passé à une Indonésie mythique, celle qui fit rêver des marchands et des aventuriers européens en quête de fortune et de gloire, voire fantastique.
Vingt après, l’Indonésie apparaît de temps à autre dans l’actualité et s’inscrit dans la réalité du monde contemporain. En outre, des Français y vivent et travaillent, soit comme expatriés, soit comme entrepreneurs à leur compte. Deux romans qui se déroulent dans ce pays ont paru récemment. Je ne suis pas critique littéraire. Je m’intéresse à la vision de l’Indonésie qui ressort de ces deux livres.

Radikal d’Olivier Castaignède (éditions GOPE, Scientrier, 2017)

Radikal est le nom de scène du personnage principal, Hendro, disc jockey dans une boîte de nuit de Glodok. Ce quartier du nord de Jakarta était autrefois celui des Chinois. Le roman commence par la rencontre de Hendro avec un client occidental qui lui offre un comprimé d’ecstasy et lui confie être, comme Hendro, « un grand amateur d’electronic body music européenne des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ».
Le récit est une intrigue double. D’une part la quête dans laquelle se lance Hendro pour retrouver son père, qu’il n’a pas connu. Elle commence lorsque le client occidental mentionne le nom de la société pour laquelle il travaille, et qui se trouve être celle pour laquelle travaillait le père de Hendro. Celui-ci se rend à Batam, une île voisine de Singapour, dont le gouvernement indonésien a fait une zone industrielle et où se trouve l’usine où sa mère lui avait dit que son père travaillait. Il y a d’autre part le cheminement qui, à partir d’une rencontre avec un religieux à la voix « douce et bienveillante », amène Hendro à devenir un terroriste islamiste. C’est la découverte de l’identité de son père qui le décide à se lancer dans le djihad.
L’auteur donne des descriptions précises et détaillées des parties de Jakarta où évoluent ses personnages, avec néanmoins quelques erreurs dans les noms. Le détail et la précision se retrouvent également dans des descriptions autour de la consommation de drogues. Pour ce qui concerne les genres musicaux dont il parle, le lecteur sera juge.
Les événements qui surviennent dans le récit sont en général vraisemblables. Notamment la descente d’une milice islamiste dans la boîte où travaille Hendro. Une telle milice n’est pas une fiction : dans la réalité, le FPI (Front Pembela Islam, « front des défenseurs de l’islam ») s’attaque en effet aux boîtes de nuit qui ouvrent pendant le mois du jeûne musulman. En revanche, le texte est rempli d’erreurs ou inexactitudes sur les plans géographique, linguistique, historique ou culturel.
Dans L’Art du roman (1986), l’écrivain d’origine tchèque Milan Kundera explique que « le roman n’examine pas la réalité mais l’existence, [qui] est le champ des possibilités humaines, tout ce que l’homme peut devenir, tout ce dont il est capable. » Pour lui, « exister, cela veut dire : être-dans-le-monde ». Il me semble donc qu’un roman qui se situe dans le monde réel doit être réaliste et vraisemblable. La description de la société doit y être exacte. En outre, le récit est censé exprimer le point de vue d’un Indonésien, ce qui demande la connaissance d’un univers mental, donc un contexte culturel particulier.
L’Indonésie est une société plurireligieuse caractérisée par le syncrétisme. Les religions révélées que sont le christianisme et l’islam y coexistent avec des croyances et des rites qui leur préexistaient, aussi bien au niveau de l’individu que du village. Radikal a pour cadre une Indonésie telle que l’imagine l’auteur, une utopie au sens littéral du grec οὐ τόπος, « non-lieu ».
Couverture du roman "Radikal" d'Olivier Castaignède, éditions Gope, 2017. (Source : Babelio)
Couverture du roman "Radikal" d'Olivier Castaignède, éditions Gope, 2017. (Source : Babelio)

N’oublie pas Irma d’Hélène Honnorat (éditions Yovana, Bagnols-sur-Cèze, 2018)

N’oublie pas Irma se déroule en 1995 en Indonésie, alors que le pays subit depuis près de trente ans le régime autoritaire de Soeharto. Le livre commence par une scène catastrophique : un incendie emporte des motos, un vélo, une voiture avec son chauffeur. Irma apparaît dès la deuxième page et crie à Léo, le narrateur, de s’en aller. Léo rentre. Il traverse Jakarta, protégé de sa chaleur et de sa poussière dans sa voiture à l’air conditionné.
Le lecteur va découvrir cette ville en même temps qu’un couple de Français nouvellement arrivé que Léo loge chez lui. Léo est « directeur des cours » au « Centre franco-indonésien », dont les locaux sont situés à quelques kilomètres de l’ambassade mais qui est dirigé par l’attachée culturelle, une diplomate.
L’auteure nous décrit avec une minutieuse précision ce que Weber appellerait un idéal-type de Français expatriés. Le mari, Quentin, venu prendre un poste à l’ambassade, est un pur produit du système élitiste français des grandes écoles. La femme, Estelle, dont on ne connaîtra pas le métier, est une épouse d’expatrié furieuse de se retrouver en Indonésie alors que son mari devait d’abord être envoyé en Argentine. Le comportement sans gêne de la femme – elle sort le contenu des placards des chambres – permettra de comprendre ce qui a brûlé dans l’incendie du début. Léo explique ce qu’est ce contenu : Glodok, le quartier chinois où il l’a acheté ; Meng, qui l’a fabriqué et dont la boutique a brûlé ; Irma, sa belle-sœur ; la place des Chinois en Indonésie.
Léo et ses hôtes vont commencer par se consacrer chacun à une activité : Quentin à son travail à l’ambassade, Estelle à la recherche d’une maison, et lui à un ami responsable du comité de voisinage du quartier de la boutique de Meng. Celui-ci lui apprend que Meng est absent. Léo rentre chez lui.
L’intrigue commence le lendemain soir, lorsque Léo reçoit un coup de fil d’Irma, qui s’inquiète de cette absence prolongée. Elle lui apprend qu’elle a découvert dans le bureau de Meng un registre des clients. À la page consacrée aux achats de Léo, elle a lu cette phrase écrite en majuscules : « JANGAN LUPA IRMA », « n’oublie pas Irma ». Léo rejoint Irma dans la rue où était censé se rendre Meng. Cette rue borde le vieux cimetière européen de Jakarta. Irma pense que Meng a été agressé par quelqu’un et que son corps est dans le coin. Léo propose de chercher dans le cimetière, où l’agresseur pourrait s’être débarrassé du corps. De fait, ils y trouvent le corps de Meng, mort. Ils le transportent chez un médecin chinois de leur connaissance. Après avoir examiné le corps, celui-ci leur apprend que Meng a été mutilé.
Léo se lance alors dans une enquête dans laquelle il va entraîner ses hôtes. Le récit est d’abord celui d’une enquête non policière dont l’aboutissement est inattendu. Il est aussi celui de la découverte d’une Estelle que le narrateur décrit au début comme une petite sotte à l’esprit peu ouvert, et qui se révèle être une précieuse partenaire. Le livre est plaisant à lire. Comme le narrateur est un Français, il exprime une perception française de l’Indonésie. On ne peut donc lui reprocher des erreurs.
Couverture du roman "N'oublie pas Irma" d'Hélène Honnorat, éditions Yovana, 2018. (Source : Éditions Yovana)
Couverture du roman "N'oublie pas Irma" d'Hélène Honnorat, éditions Yovana, 2018. (Source : Éditions Yovana)

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.