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Analyse

Guerre commerciale : la Chine handicapée par les divisions autour de Xi Jinping

Liu He, vice-premier ministre chinois et négociateur en chef de Xi Jinping avec les Américains dans la guerre commerciale. (Source : WSJ)
Liu He, vice-premier ministre chinois et négociateur en chef de Xi Jinping avec les Américains dans la guerre commerciale. (Source : WSJ)
A l’évidence, pour la Chine, les négociations commerciales avec les États-Unis sont dans l’impasse. En cause, les voix divergentes à l’intérieur même de la garde rapprochée de Xi Jinping. D’un côté, Liu He, vice-premier ministre et ami d’enfance du président, considéré comme un libéral sur le plan économique. De l’autre, une aile plus conservatrice, qui refuse le compromis.
* »贸易战没有赢家,我们不愿打、不怕打,必要时不得不打. » Formulation déjà existante dans le livre blanc sur la « Position chinoise sur les consultations économiques et commerciales sino-américaines »《关于中美经贸磋商的中方立场》, paru en juin 2019.
Le plus récent exemple de cette dissonance est survenu le 26 août dernier. Liu He, de passage à Chongqing pour la seconde édition de la « Smart China expo », aborda la question de la guerre commerciale. Selon lui, une solution existe par le biais de la coopération, tout en conservant une attitude calme afin d’éviter l’escalade continue des tensions entre Pékin et Washington. Réponse indirecte le lendemain dans un éditorial retentissant du Quotidien du peuple. « Il ne faut pas se méprendre sur la détermination de la Chine et sa capacité à répondre », avertit le journal, qui explique comment les nouvelles taxes douanières mises en place par les Américains menacent les intérêts chinois tout en postulant que Pékin ne ripostera pas. Erreur de jugement, selon l’éditorial : « Il n’y a pas de gagnants [dans une guerre commerciale], nous [la Chine] ne voulons pas nous battre [mais] nous n’avons pas peur de nous battre, et si cela est nécessaire, nous nous battrons. »*
Cette dissonance nuit grandement aux efforts de Liu He. Lui qui est connu pour être favorable à la négociation, se fait rattraper par les conservateurs. Le Parti soutient-il encore Liu ? Il est pourtant est un supporteur avéré de Xi Jinping et l’un de ses émissaires spéciaux. Comment expliquer cette situation ? Certains responsables tentent-ils de nuire au vice-premier ministre ?
*Directeur de l’unité de recherche politique central, soit le think tank le plus influent de Chine. C’est aussi à Wang que l’on doit d’ailleurs le « Rêve chinois », tiré de l’un de ses ouvrages, Les États-Unis contre les États-Unis (1991).
Cette interrogation remonte jusqu’au slogan de la « Chine forte » (ou encore « Amazing China », 厉害了,我的国) lancé en 2018 par les hautes instances de la propagande, pour ne pas dire Wang Huning lui-même*. Cette attitude cavalière est aussi révélatrice de ces hauts cadres qui ont appris à la dure la realpolitik durant la Révolution culturelle. Elle a déjà grandement nui à l’économie chinoise, qui ressent de plus en plus la pression des taxes imposées par Donald Trump, tout en essayant tant bien que mal de trouver des « solutions » au ralentissement qui en résulte – des grands travaux à l’ouverture de nouvelles zones franches. Qui sont ces conservateurs qui minent les négociations et influencent la politique étrangère chinoise ?

Seulement Wang Huning ?

La réponse est non. Certes, Wang demeure le numéro un d’un système (« wenxuan xitong », 文宣系统) qui regroupe le département de la propagande, les médias et le centre de recherche politique, entre autres. La position plus « affirmée » de la Chine depuis le début de la guerre commerciale, est en quelque sorte le fruit de celui qui reste l’éminence grise du Parti par excellence. C’est lui qui dirige le petit groupe dirigeant sur le travail idéologique, au-dessus du département central de la propagande dirigé par Huang Kunming, un allié de Xi Jinping appartenant à ses réseaux du Fujian et du Zhejiang.
*Anti-Corruption: China’s Experiment (1990).
C’est Wang qui a inspiré en partie la « lutte anti-corruption », fondée sur l’un de ses livres*. C’est lui qui conseille les hauts cadres du Parti et qui est aussi peut-être l’architecte de la reconfiguration de la présidence chinoise depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir : recentralisée et affirmée – contrairement à l’époque de Hu Jintao et de Jiang Zemin. Même si si certaines des dérives de l’Amazing China lui ont été reprochées en 2018, il était bien présent à la 5ème rencontre de la commission centrale des affaires économiques et financières aux côtés du Premier ministre Li Keqiang et de Han Zheng, vice-premier ministre en charge des réformes et des finances. L’influence de Wang demeure immense sur les organes centraux du Parti, ce qui soulève bien des questions quant à son rôle dans le conflit commercial avec l’Amérique.
*Plusieurs voient en Li Shulei le possible remplaçant de Wang Huning.
Au sein de ce système global de propagande, outre Huang Kunming, se trouvent des figures comme He Yiting, directeur adjoint de l’école centrale du Parti, et Li Shulei, ex-directeur adjoint de l’école du Parti et actuel numéro deux de la commission disciplinaire centrale. He et Li ont tous été secrétaires particuliers (« mishu ») de Xi Jinping. Ils forment en quelque sorte l’arrière-garde idéologique du président. Li Shulei porte la voix d’un marxisme qui rejette les valeurs universelles, la démocratie et le néo-libéralisme. Il est considéré comme l’interprète en chef de la pensée de Xi*. Quant à He Yiting, il brille par son érudition, s’intéresse beaucoup au néo-traditionalisme – par exemple, le réexamen du rôle du confucianisme pour le Parti – ainsi qu’au soft power de la Chine.
S’ajoutent Wang Chen, vice-président du comité permanent de l’Assemblée nationale populaire, vétéran du système de la propagande et grand allié de Xi, mais aussi Chen Xi, le directeur du département de l’organisation et de l’école centrale du Parti, et compagnon de dortoir de Xi Jingping à l’Université Qinghua. Chen a installé une tendance conservatrice dans le monde académique chinois, en commençant par exemple à « faire le ménage » dans la haute direction des universités.

Le groupe « select » et la cacophonie

*Ce groupe peut aussi compter sur Song Tao, l’un des « mishu » de Xi du temps du Fujian et actuel directeur du département central des liaisons internationales.
Le principal groupe qui informe et conseille le président chinois en matière de relation avec les États-Unis – mais surtout sur la guerre commerciale – est composé de Wang Qishan, Liu He, Wang Huning, Chen Xi, et plus en retrait, de Li Zhanshu*. Wang Qishan agit à titre de représentant direct de Xi, tandis que Liu, Wang et Chen ont été choisis en raison de leur expérience sur le sol américain. Liu He est l’envoyé désigné par le président chinois, celui sur qui repose d’une certaine manière le dénouement des pourparlers – du côté chinois au moins. Il était un choix évident pour Xi. Liu conseilla l’administration Hu-Wen en 2008, lors de la crise financière mondiale. Il compte parmi les plus fervents supporteurs des réformes économiques, en plus d’être un auteur prolifique reconnu dans son milieu.
Les alliés de Xi Jinping spécialisés sur l’économie et les finances sont le plus souvent pro-marché et pro-réformes, à l’image du ministre de l’Économie Zhong Shan et de He Lifeng, directeur de la puissante NDRC, la commission pour le développement et la réforme réforme et développement. Pourtant, sa base idéologique est conservatrice, voire même cavalière. Ces frictions entre réformateurs et idéologues expliquent en grande partie pourquoi le discours chinois est cacophonique, et pourquoi les négociations actuelles ne mènent nulle part. Liu He est coincé entre les pourparlers réels avec les Américains et un appareil de propagande qui ne cesse de le contredire publiquement.
La situation ne laisse pas de troubler. Ces prises de positions plus « affirmées » sont-elles volontaires ou involontaires ? Sont-elles volontaires dans la mesure où Xi se doit de composer avec des éléments conservateurs et doit les laisser s’exprimer, malgré les conséquences inattendues occasionnées ? Ou bien sont-elles involontaires dans la mesure où certaines de ces forces cherchent à faire passer un message en contournant le président, en parlant « au nom de la Chine » ? Dans les deux cas, la fêlure du consensus est apparente. Fêlure que l’on essaie d’ordinaire, tant bien que mal, de dissimuler.

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.