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Chine : Liu Shiyu, un autre "réformateur" mis à la porte par Xi Jinping

Liu Shiyu, ancien haut dirigeant de la Banque centrale de Chine, mis en examen le 19 mai 2019. (Source : Business Times)
Liu Shiyu, ancien haut dirigeant de la Banque centrale de Chine, mis en examen le 19 mai 2019. (Source : Business Times)
Après la mise à la retraite de Lou Jiwei, ancien ministre des Finances, c’est un autre « réformateur » qu’on écarte en Chine. Xi Jinping est décidément en plein remaniement au profit d’idéologues conservateurs au plus fort de la guerre commerciale avec les États-Unis de Donald Trump. Liu Shiyu, ancien haut dirigeant de la Banque centrale à Pékin a été mis en examen le 19 mai. Récit du parcours édifiant d’un protégé de l’ancien Premier ministre Zhu Rongji connu pour ses réformes dans les années 1990.
*Le langage officiel est important : Liu Shiyu est « soupçonné d’avoir enfreint la loi » (涉嫌违纪违法) et non comme souvent « d’infractions disciplinaires graves » (涉嫌严重违纪违法). Par ailleurs, il est dit que Liu « coopère avec l’enquête » (配合审查调查) et n’est techniquement pas « l’objet d’une enquête » 接受审查调查. **L’association et ses filiales provinciales et locales accusent depuis le début de la « lutte anti-corruption » lancée en 2013 par Xi Jinping plusieurs mises en examen dont notamment en Mongolie-Intérieure, dont celles de Tang Limin (唐利民) en septembre 2018 ou de Zhang Linlong (张鳞龙) en août 2016). ***L’information est encore disponible sur les serveurs chinois.
Fait rare, Liu Shiyu s’est « rendu volontairement » aux autorités, apprenait-on le 19 mai dernier*. Membre de la « clique des réformateurs » de l’ancien Premier ministre Zhu Rongji, il en fut aussi l’un des secrétaires particuliers (mishu). Liu avait déjà été mis de côté en janvier 2019 au profit de Yi Huiman (易会满, 1964), un ancien associé de Wang Qishan, vice-président chinois et bras droit de Xi Jinping. Après l’ancien ministre des Finances Lou Jiwei, il est ainsi la deuxième « victime » du tournant idéologique au sein du pouvoir central en matière de régulations et de réformes. Il était jusque-là directeur de la Fédération chinoise de l’approvisionnement et des coopératives de mise en marché**, un poste « marginal » au sein de l’administration. Mais la chute de Liu semble aller plus loin que le simple accrochage factionnel, dans la mesure où il est proche de Wang Qishan. Elle semble être liée à au moins deux histoires distinctes : l’une concernant sa province natale et de possibles délits d’initié, et l’autre, plus tortueuse, connectée à l’affaire Lai Xiaomin (赖小民, 1962), mis en examen en avril 2018***.

Les « hommes » de Zhu Rongji

A l’instar de Lou Jiwei, Liu Shiyu se trouvait à la fin des années 1980 à Shanghai au même moment où Zhu Rongji revenait de la commission responsable des réformes pour devenir maire de la « Perle de l’Orient ». C’est à ce moment que Zhu prend Liu sous son aile. En 1991, il l’emmène avec lui à Pékin pour l’intégrer la commission pour la réforme du système économique, alors sous la supervision de Chen Jihua (陈锦华, 1929-2016). En 1994, Liu Shiyu incorpore la Banque chinoise de la Construction, dont il devient directeur adjoint du département de crédit immobilier. À l’époque, la Banque était alors sous la direction de Wang Qishan. En 1996, il est nommé inspecteur adjoint à la Banque centrale, alors dirigée par Dai Xianglong (戴相龙, 1944), un proche de Zhu Rongji, mais aussi du président Jiang Zemin. Deux ans plus tard, en plein boom du marché des obligations en Chine, voici Liu affecté à la deuxième section de la supervision bancaire, section qui fera partie intégrante en 2003 de la nouvelle Commission de la régulation bancaire (CBRC). C’est à ce moment qu’il noue des liens avec Lai Xiaomin.
*Il sera aussi en contact avec d’autres comme Guo Shuqing et Xiao Gang (肖钢, 1958), président de la Bank of China de 2003 à 2013, allié de Zhou Xiaochuan et de Zhu Rongji.
L’ascension de Liu Shiyu à la Banque centrale continue. Il en devient le directeur du bureau des affaires générales de la Banque centrale puis en 2004, l’assistant direct du gouverneur Zhou Xiaochuan, aux côtés d’autres comme Yi Gang (易纲, 1958), actuel gouverneur de la Banque centrale, et de Hu Xiaolian (胡晓炼, 1958), aujourd’hui présidente de l’EximBank*. D§s 2006, Liu est est promu directeur adjoint de l’institution jusqu’en 2014. Durant ces huit années, il travaillera de près avec ses collègues Hu Xiaolian (2009-2015), Pan Gongsheng (潘功胜, 1963), en poste depuis 2012, Su Ning (苏宁, 1947), en poste de 2003 à 2010, et Xiang Junbo (项俊波, 1957), en poste de 2004 à 2007 mais mis en examen en 2018.
*En ce sens, c’est la deuxième fois que Liu vient remplacer Jiang, la première étant en 2002. À l’époque, Jiang était l’assistant du gouverneur de la Banque centrale et directeur du bureau des affaires générales avant d’aller une première fois en province. **Xiao Gang se retire à 58 ans. Certains pensent que la crise de 2015 fut l’un des facteurs décisifs de cette mise à l’écart.
En 2014, Liu Shiyu est appelé à remplacer Jiang Chaoliang (蒋超良, 1957) à la tête de la Banque agricole de Chine, alors que Jiang est lui mobilisé par son allié Wang Qishan dans la joute politique régionale au Nord-Est*. Après deux ans en poste, Liu vient remplacer Xiao Gang en tant que directeur de la commission de la régulation des valeurs mobilières**. Enfin, après 3 ans environ, il est remplacé par un des associés de Wang Qishan, Yi Huiman. Cependant, contrairement à Xiao, la commission ne fut pas la fin de la carrière de Liu. Il remplace ensuite Wang Xia (王侠, 1954), qui pris le rôle de second rang de directrice adjointe (après 6 ans en poste) de la Fédération chinoise, tout en demeurant représentante du Parti.

Dai Juan et les introductions en bourse

L’un des premiers problèmes de Liu, rendu public même en Chine, serait son association avec une certaine Dai Juan (戴娟), la première trader d’obligations sur le marché interbancaire, arrêtée en février 2019. Son arrestation arrivait alors une vingtaine de jours après le départ de Liu de la commission de la régulation. Ce dernier avait fait l’objet d’une enquête. Le tout serait lié à des introductions en bourse réalisées à partir de sa province natale, le Jiangsu, qui auraient alors soulevé beaucoup de questions et d’incertitudes sur le marché chinois. De fait, en 2018, le Jiangsu dépassa même le Guangdong, le Zhejiang et même Pékin et Shanghai en nombre d’introductions en bourse.
*Avec les mises en examen de Wang Hua (王华), directeur général adjoint du département bancaire privé de l’ICBC, Li Xiaoqiang (李晓强), directeur général de l’administration du capital chez Hengfeng, et Sun Mingxia (孙明霞), vice-présidente de Chinalin Securities (华林证券). **On se souviendra de l’un des cas pilotés en justice par Liu, soit celui de Xu Xiang (徐翔, 1978), directeur général du groupe shanghaïen d’investissement Ze Xi (上海泽熙投资管理有限公司).
L’affaire Dai Juan, qui emporta aussi Dong Wenzhao (董文昭) et Li Yan (李雁), commence lors de la crise de 2015, et se poursuit en 2016* pour aboutir fin janvier 2019. Une enquête s’ouvre alors en même temps sur les agissements de Liu Shiyu, sur le possible partage d’informations entre l’organe de régulation et certaines institutions financières. Au cours du mois d’avril, le mot commence à circuler et le 19 mai, Liu décide de se rendre. Lui qui avait longtemps parlé des spéculateurs comme des « barbares »**, se retrouve aujourd’hui au cœur de plusieurs allégations de manipulations financières.

Qin Lin, Lai Xiaomin et le consortium Huarong

*Il est pris en charge par Wang Hongwei (王红卫, 1966), juge en chef de la deuxième cour intermédiaire de Tianjin de 2016 à 2018. **Cote 02277.HK. Un autre point intéressant à considérer : la branche investissement (non listée) fut établie à Kunming (Yunnan) en 2003, alors que Qin en était encore le gouverneur adjoint.
La seconde problématique à laquelle fait face Liu est la mise en examen de son ami Lai Xiaomin en avril 2018. Le verdict fut rendu aux alentours du 15 février 2019, coïncidant avec l’enquête sur Dai Juan. Mis en examen pour corruption*, Lai Xiaomin, président du groupe de gestion d’actifs Huarong, fondé à Pékin en 1999, est aussi l’une des connaissances d’un certain Qin Ling (秦岭), président de la branche investissement de Huarong listée à Hong Kong**, lui aussi mis en examen, en novembre 2018. Qin est le fils de Qin Guangrong (秦光荣, 1950), secrétaire du Parti dans le Yunnan de 2011 à 2014, mis en examen le 9 mai dernier. Qin fut le secrétaire particulier de Xiong Qingquan (熊清泉, 1927), patron du Parti du Hunan de 1988 à 1993 et proche de Zhao Ziyang. Il fut l’un des « régents » du Yunnan avec d’autres comme le tristement célèbre Bai Enpei (白恩培, 1946), secrétaire de la province de 2001 à 2011 (mis en examen en 2016). Mais pourquoi le cas de Qin nous intéresse-t-il ? En fait, il suffit d’un clic pour se rendre compte que Qin Guangrong est le seule autre exemple répertoriée de « coopération » avec les enquêteurs.
*En référence à la banque Minsheng. **Le mari de Deng Zhuorui (邓卓芮), fille de Deng Nan, elle-même fille de Deng Xiaoping. ***Selon certains, Anbang aurait contribué à hauteur de 29,98% dans l’introduction à la bourse de Hong Kong de Huarong en 2015.
Avant d’entrer dans le groupe Huarong, Qin Lin avait travaillé entre 2011 et 2015 à la Banque agricole de Chine, lorsque Liu Shiyu en était président (2014-2016). Qin y dirigeait l’administration internationale. C’est ainsi que Liu a bien connu Qin et la presse chinoise ne manque pas de bien souligner les liens qui existent entre les deux hommes. Rappelons aussi que Lai, mais surtout la « connexion Huarong » (华融系) fait partie des « 3 cas » les plus importants en finances des dernières années aux côtés de la « connexion des Tomorrow Holdings » 明天系, représentée par le personnage de Xiao Jianhua (肖建华), attrapé à Hong Kong en 2017, et de la « connexion Minsheng » (民生系*), représentée par Wu Xiaohui (吴小晖, 1966)**, mis en examen en 2017. Huarong aurait entretenu des liens étroits avec Tomorrow Holdings à Hong Kong entre 2014 et 2016, mais aussi avec le groupe Anbang de Wang Xiaohui*** lors de son introduction à la bourse de Hong Kong en 2015. Cependant, nous ne pouvons pas encore être certains de la raison derrière la « coopération » de Liu, même si le timing indique que les deux histoires pourraient jouer un rôle équivalent.

Un dénouement « en douceur » ?

*Cette histoire emporta aussi son « mishu » Zhu Yanwei (朱堰徽, 1979) à la Banque agricole de Chine et à la commission, ainsi que Yang Jiacai (杨家才, 1961), assistant au directeur de 2013 à 2017.[/asl-article-bulle]L’histoire de Liu Shiyu n’est pas sans rappeler celle de Xiang Junbo (et de sa femme*), directeur de la commission de la régulation des assurances de 2011 à 2017. L’homme fut mis en examen en avril 2017 pour corruption et abus de pouvoir lorsqu’il était en poste à la Banque centrale. Mais il faut être prudent. Le langage utilisé à son égard laisse songeur : on l’appelle toujours « camarade », chose rarissime dans les cas de mise en examen, et il reste aussi un allié de Wang Qishan et de Zhu Rongji. Liu pourrait être rétrogradé en plus de recevoir une punition légère.

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.