Economie
Analyse

Le Cambodge et les "Nouvelles Routes de la Soie" : les infrastructures au prix d'un capitalisme prébendier

Le Premier ministre cambodgien Hun Sen avec son homologue chinois Li Keqiang dans le Grand Hall du Peuple à Pékin le 22 janvier 2019. (Source : Asia Times)
Le Premier ministre cambodgien Hun Sen avec son homologue chinois Li Keqiang dans le Grand Hall du Peuple à Pékin le 22 janvier 2019. (Source : Asia Times)
De l’art de s’accommoder de la dépendance à la Chine. Sans surprise, le Premier ministre Hun Sen s’est félicité de sa participation au second forum sur les « Nouvelles routes de la soie », à Pékin les 25 et 26 avril derniers. Il a mis en avant l’importance de la contribution chinoise au développement du Cambodge, citant notamment la Zone Economique Spéciale de Sihanoukville et la future autoroute qui la reliera à Phnom Penh. Prenant les devants, il a écarté le risque pour le Cambodge de tomber dans le piège de la dette. Le pays est en effet un « bénéficiaire » important de cette initiative chinoise, même s’il n’occupe pas, pour des raisons géographiques, une place stratégique sur ces routes.
Cela n’est guère surprenant pour le premier allié de la Chine dans l’ASEAN. D’abord sous protection vietnamienne, le régime de Hun Sen a en effet noué une alliance de revers avec la Chine, sur laquelle il s’adosse désormais pour résister aux pressions américaines et européennes face à sa dérive dictatoriale de plus en plus affirmée. La dépendance du Cambodge n’est pas que politique : la Chine est de loin son premier partenaire économique du pays.
Premier investisseur étranger dans ce pays, elle a apporté plus de 5,3 milliards de dollars entre 2013 et 2017. Premier fournisseur, elle a exporté pour plus de 4,5 milliards de dollars en 2016, soit près de 37% du total des importations du Cambodge, très loin devant la Thaïlande, second exportateur avec 1,9 milliards de dollars. Premier prêteur, ses concours représentent plus de 50% de la dette totale de l’État cambodgien (hors dette contestée vis-à-vis de la Russie et des États-Unis). Premier pourvoyeur de touristes, la Chine a envoyé, selon les dernières données économiques de la Banque Mondiale, plus de 2 millions de visiteurs en 2018, soit 32,6% du total.
*Cf. Pal Niyri, « Investors, Managers, Brokers, and Culture Workers: How the « New » Chinese Are Changing the Meaning of Chineseness in Cambodia », in Cross-Currents: East Asian History and Culture Review, E-Journal No. 4 (September 2012).
Enfin, Pékin est le premier apporteur d’aide au développement : entre 2016 et 2018, les Chinois ont contribué en moyenne pour 292 millions de dollars par an, soit 28% de l’aide totale et 37% de l’aide bilatérale, soit beaucoup plus que le Japon (144 millions de dollars) et la Banque asiatique de développement (138 millions de dollars). Au-delà de ce qui est immédiatement mesurable, ces relations politiques et économiques très étroites se traduisent par le développement d’un enseignement en chinois porteur de nouvelles « valeurs », et la diffusion d’un nouvel ethos de travail et entrepreneurial. Elles contribuent en outre à donner à certains membres de l’importante communauté sino-khmère un rôle d’intermédiaire comparable à celui de comprador pour les Français, qui fut celui de leurs ancêtres*.

Au-delà des infrastructures, la stratégie d’influence

Les « Nouvelles Routes de la Soie » sont organisées autour de 6 corridors, dont celui qui relie la Chine à la péninsule indochinoise. Or le Cambodge est décentré par rapport à ce corridor : il se trouve à l’est de l’axe Kunming-Singapour qui permet d’accéder à l’océan Indien par la voie terrestre, alternative à la voie de la mer de Chine méridionale, espace disputé et potentiellement instable. Le Port de Sihanoukville n’occupe pas non plus une position majeure sur la « Route de la Soie maritime du XXIème siècle » : il n’est pas une étape obligatoire pour les navires pétroliers passant par le détroit de Malacca pour rejoindre la Chine. Sihanoukville permet toutefois un accès au Golfe de Thaïlande, virtuellement riche en hydrocarbures, et constituerait avec Koh Kong une base stratégique pour la marine chinoise en cas de conflit avec le Vietnam.
La place importante du Cambodge dans les « Nouvelles Routes de la Soie » ne résulte donc pas de considérations purement logistiques pour l’implantation d’un réseau d’infrastructures sur le corridor Nord-Sud Chine-Péninsule indochinoise. Les projets chinois de nouvelles liaisons ferroviaires au Cambodge sont sur des axes Est-Ouest (Phnom Penh-Siem Reap et Phnom Penh-Kandal-Frontière vietnamienne). Il en est de même de la route reliant Pursat à Veal Veng à la frontière thaïlandaise et de la route Phnom Penh-Sisophon. La création de nouveaux aéroports dans la capitale cambodgienne, à Siem Reap et à Koh Kong est prévue. Quatre centrales électriques d’une puissance totale de plus de 1000 MW ont été construites, et quatre nouvelles centrales d’une puissance totale de plus de 880 MW sont en projet. Mais le cœur de la stratégie chinoise au Cambodge concerne la côte et sa desserte, avec d’abord le port et la zone économique spéciale de Sihanoukville, devenu le « Nouveau Macao » avec la multiplication des casinos chinois et la quasi-éviction de la population locale. S’ajoutent le port de Koh Kong, où la perspective d’implantation d’une base navale chinoise inquiète les États-Unis, et l’autoroute Phnom Penh-Sihanoukville.
*Cette « communauté » avait été annoncée lors de l’entretien Hun Sen-Xi Jinping de janvier 2019 : cf. « Xi calls for building of China-Cambodia community of shared future« , in Xinhuanet, 21 janvier 2019. Elle prévoit une coopération renforcée dans les domaines de la politique, de l’économie, de la sécurité et des relations entre peuples. **Ces mesures concernent également la Birmanie et font suite à des revendications de producteurs européens, elles sont donc distinctes des sanctions évoquées plus bas.
Par ailleurs, les mémorandums signés entre la Chine et le Cambodge lors des deux derniers sommes des « Nouvelles Routes de la Soie » en mai 2017 et avril 2019 concernent des sujets variés allant bien au-delà des projets d’infrastructures. Les accords de mai 2017 prévoient des coopérations en matière de tourisme, d’observation des océans – à vocation potentiellement militaire ? -, de formation des journalistes et d’échanges entre think tanks. Quant aux mémorandums d’avril dernier, ils concernent notamment le plan d’action pour la mise en œuvre de la « Communauté Chine-Cambodge pour un futur partagé »* au spectre très large, la compatibilité entre la « Stratégie de développement triangulaire » du Cambodge et les « Nouvelles Routes de la Soie », l’achat par la Chine de 400 000 tonnes de riz en compensation des mesures de taxation du riz cambodgien par l’Union européenne**, et le financement par la Bank of China de la Canadia Bank, détenue par des intérêts proches de Hun Sen. Un accord pour le déploiement de la 5G a en outre été signé avec Huawei.
Surtout, la Chine a tenu à faire pièce au lancement par l’UE d’une procédure de sanction pouvant aboutir à la suppression du bénéfice du dispositif préférentiel d’accès au marché « Tout Sauf les Armes », suite aux élections cambodgiennes de 2018 sans opposition. En marge du sommet des « Nouvelles Routes de la Soie », Wang Huning, membre du bureau politique du Parti, a voulu rassurer Hun Sen : la Chine juge que l’impact de ces sanctions ne sera « pas sérieux » et elle trouvera les moyens d’aider le Cambodge en cas de retrait de l’accès préférentiel. Une affirmation corroborée par la récente estimation par la Banque mondiale de l’impact possible desdites sanctions, soit 510 millions de dollars de perte de marché pour le textile et les chaussures, pour des exportations totales de 9,5 milliards de dollars pour ces deux types de produits, dont l’UE représente le tiers des débouchés. La Banque mondiale considère en outre que des mesures visant à réduire les coûts logistiques et administratifs à l’export pourraient atténuer les effets de la hausse des droits de douanes. Ces coûts sont en effet proportionnellement deux fois supérieurs à ceux de la Thaïlande et 3,5 fois à ceux du Vietnam ou de la Malaisie, et recouvrent pour partie de véritables rentes pour le régime. Le GMAC (Garment Manufacturers Association in Cambodia) attire cependant l’attention de Bruxelles sur les conséquences possibles des sanctions pour les salariés, en mettant en avant la bonne coopération du secteur avec l’Organisation internationale du Travail (OIT) et le respect de la liberté syndicale. L’association omet cependant les assassinats de syndicalistes et la violente répression des grèves de 2013-2014, qui n’avaient d’ailleurs en leur temps pas conduit à des sanctions.
A l’origine, les « Nouvelles Routes de la Soie » étaient présentées comme un projet de développement des infrastructures et de facilitation des échanges commerciaux. En réalité, elles recouvre une stratégie d’influence allant de l’économique à l’idéologique, en passant par la sécurité. Il est en outre frappant de constater qu’au Cambodge, le projet chinois est assorti de mesures visant directement à contrer la timide influence occidentale.

Dépendance renforcée et pérennisation d’un capitalisme prébendier

*Éric Mottet, Frédéric Lasserre, « L’hydropolitique environnementale du Mékong, entre intérêts nationaux et activisme international », in Hérodote, 2017/2 (N° 165).
Outre la protection du régime, la dépendance accrue à la Chine a des conséquences très variées sur le Cambodge. Elles concernent tant son insertion régionale que la dérégulation de plusieurs domaines et ses équilibres macroéconomiques. Les économies de l’ASEAN sont supposées former un marché unique depuis 2015, mais certaines sont moins intégrées entre elles qu’avec l’économie chinoise. L’ASEAN Master Plan for Connectivity, qui vise à accroître cette intégration et notamment à améliorer les liaisons entre l’intérieur et les côtes de la région, est à la fois sous financé et en concurrence de facto avec les « Nouvelles Routes de la Soie » dont la logique est tout autre. De même, en matière d’aménagements hydroélectriques, les recommandations de la Mekong River Commission ne sont pas respectées par la Chine qui a mis en place son propre dispositif, la Lancang-Mekong Cooperation*. Les projets de la Chine incluent notamment l’installation de nouveaux barrages sur la partie cambodgienne du Mékong, ce qui rendra l’approvisionnement électrique du pays d’autant plus dépendant de la gestion chinoise des eaux sur le cours supérieur du fleuve.
La mise en place de Zones économiques spéciales (ZES), dont celle de Sihanoukville est un exemple majeur, n’arrange pas les choses. Les ZES amènent leur lot de dérégulation en matière de droit social, foncier et du travail, ainsi que de privatisation de la sécurité et de la fourniture de services publics.
Quant aux équilibres macroéconomiques du Cambodge, ils sont eux aussi très dépendants de l’évolution de l’économie de la Chine. Et notamment de la réduction du surplus de ses paiements courants, qui serait à l’origine de l’effondrement de ses investissements immobiliers et commerciaux le long des « Routes de la Soie » depuis 2O17. Cet effondrement n’a certes pour l’instant pas atteint le Cambodge. Mais le danger guette : une réduction des investissements immobiliers chinois dans le pays ou une baisse du nombre de touristes auraient des conséquences lourdes sur la croissance et le secteur bancaire. L’immobilier et le tourisme représentent 60% des investissements privés approuvés en 2O18. La hausse des crédits à l’économie aurait atteint 24,2% en 2018, et la construction et l’immobilier auraient contribué à 40% de cette hausse. Une réduction des investissements qui conduirait à une baisse des prix du secteur pourrait donc révéler les fragilités du secteur bancaire.
Par ailleurs, la Banque mondiale souligne le creusement du déficit des paiements courants du Cambodge. Il a atteint 10,4% du PIB en 2018, mais a été financé par les investissements directs étrangers, majoritairement chinois, qui représentent 13,4% du PIB. Une baisse des IDE poserait donc un grave problème de financement de la balance des paiements du Cambodge.
Quel est l’impact sur la dette cambodgienne des investissements réalisés dans le cadre des « Nouvelles Routes de la Soie » ? La question est disputée. L’analyse de soutenabilité de la dette réalisée en 2018 par le FMI et la Banque mondiale conclut à un risque faible, compte tenu de son caractère essentiellement concessionnel. De leur côté, pour expliquer l’absence d’impact des grands projets sur la dette du pays, les autorités de Phnom Penh mettent en avant le recours aux schémas CET (construction, exploitation, transfert – BOT en anglais) pour financer les infrastructures. Ce type de contrat permet au gouvernement de confier l’ensemble d’un projet à un opérateur privé, qui le lui transfère après une période suffisante pour assurer l’amortissement de ses frais. Cependant, la dernière revue du FMI (décembre 2018) souligne la nécessité d’une maitrise des passifs éventuels (« contingent liabilities ») dus aux partenariats publics–privés.
*Hibou B. (2004), « Cambodge : quel modèle concessionnaire », in FASOPO, Le royaume concessionnaire Libéralisation économique et violence politique au Cambodge, 77 p. **F. Bafoil, « Capitalisme politique et développement dépendant en Asie du Sud-Est. Le cas des États « très en retard » de développement, Laos et Cambodge », in Revue de la régulation, N° 13, 2013. Cf. également F. Bafoil, « État prébendier et politiques industrielles au Cambodge », in Critique internationale, 2014/4 (N° 65).
Au bout du compte, tout en soutenant – jusqu’à quand ? – la croissance du Cambodge, les « Nouvelles Routes de la Soie » renforcent la dépendance à la Chine. Plus encore, elles pérennisent un capitalisme prébendier qui repose sur « la mise en coupe réglée de l’ensemble de la population sous l’autorité de patrons, qui disposent de réseaux de protection étroitement connectés aux élites politiques dominées par la figure de Hun Sen »*. Or ce type de capitalisme est peu à même de favoriser le rattrapage des économies les plus avancées de l’ASEAN**. Ce rattrapage passe en effet par une diversification de l’économie et une montée en gamme des productions, qui supposent la mise en place d’un arrangement socio-institutionnel porteur d’un environnement des affaires plus incitatif pour des investisseurs nationaux et étrangers.

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A propos de l'auteur
Ancien agent de la Direction générale du Trésor et de l'Agence française de développement (AFD), François Giovalucchi est chercheur à l'Institut d'Études avancées (IEA) de Nantes. Il a été chargé d'enseignement à Sciences Po Paris. À travers une approche d’économie politique, il s’est attaché à analyser les outils (méthode du cadre logique), les objectifs internationaux (Objectif du Millénaire pour le Développement, puis Objectifs de Développement Durable) ou les concepts (résilience) de l’aide au développement, en tentant de mettre à jour leur contenus idéologiques implicites, la posture qu’ils révèlent de la part des donateurs dans leur relation aux pays aidés, et les modes de gouvernement ou d’action publique dont ils sont porteurs.