Société
Reportages d'Asie par Enfants du Mékong

 

Vietnam : des vies à crédit

Võ Nguyèn Ngoc Dung et sa famille.
Võ Nguyèn Ngoc Dung et sa famille. (Crédit : Antoine Besson).
Võ Nguyèn Ngoc Dung remonte la grande artère de Can Thó, la plus importante ville du Delta du Mékong dans le Sud du Vietnam. L’école terminée, elle rentre lentement chez elle.

Elle avance à pas lents, passe d’un passant à l’autre, d’une terrasse de cantine à un étale de marchand, dans l’espoir de vendre tous ses billets de loterie avant que les résultats ne soient annoncés ce soir.

À 10 ans, comme beaucoup d’autres enfants de son quartier, Ngoc Dung est obligée de travailler. Ses grands-parents qui l’ont accueillie après que ses parents aient quitté la ville pour trouver du travail à Ho Chi Minh Ville ne peuvent se passer de ses maigres revenus.

Võ Thi Hai sa grand-mère vend des pâtisseries dans la rue et Nguyen Van Sen, son grand-père, revend de la glace au détail. Des métiers précaires de moins en moins rémunérateurs. Ce sont pourtant les seuls revenus de la famille de Ngoc Dung. Sans cela, ils ne pourraient pas se nourrir ni payer l’école.

Mais comme de nombreuses autres familles du bidonville où ils habitent, impossible pour autant d’épargner en prévision des problèmes de santés à venir ou des inévitables travaux de la maison.

La famille de Ngoc Dung est totalement vulnérable.

Chaque année la ville de Can Thó qui compte d’innombrables canaux fluviaux connaît des inondations entre juillet et novembre. Deux fois par jour, à l’occasion des marrées, les maisons du quartier sont inondées.

L’an dernier, Lé Van Tôt, un voisin de Ngoc Dung a été obligé d’emprunter pour faire des travaux afin de rehausser sa maison et la mettre hors d’atteinte des eaux.

Crédit formel et informel

D’une santé fragile, Lé Van Tôt ne peut pas travailler. Sa femme, Câm Sano, vend de la soupe aux ouvriers du quartier tous les matins. Elle gagne difficilement 30 000 dongs (soit environ un euro) par jour ce qui ne lui permet pas d’assurer toutes les dépenses du foyer mais suffit à placer la famille au dessus du seuil de pauvreté fixé par le ministère du Travail, du Handicap et des Affaires sociales (MOLISA).

De ce fait, la famille de Lé Van Tôt ne peut pas prétendre aux prêts aménagés pour les populations les plus démunies et qui entrent dans la politique de réduction de la pauvreté voulue par le gouvernement central vietnamien. N’ayant aucun bien matériel à proposer comme caution, il ne peut pas plus recourir à un prêt classique de la Banque d’État du Vietnam ou de l’une des quatre grandes banques publiques comme la Banque agricole et de développement rural (BADR) – dédiée depuis 1992 au financement des exploitations familiales agricoles.

Dans les principes, ces institutions publiques ont pour objectif de permettre l’accès à la propriété et le développement des activités des Vietnamiens dans le cadre d’une politique de réduction de la pauvreté. Mais dans les faits, ces banques « s’engagent progressivement dans une logique de « ciblage » d’une clientèle, qui, sans être aisée, détient des biens au titre de garantie » explique Nicolas Lainez, anthropologue réalisant une thèse dont le sujet intègre les problématiques de crédit au Vietnam.

Le chercheur souligne notamment que de nombreux ménages vietnamiens sont aujourd’hui exclus d’un système financier trop rigide, coûteux et qui exige de nombreuses garanties, administratives et matérielles, dont ils ne disposent pas.

Certains Vietnamiens comme Lé Van Tôt, se tournent alors vers une forme de crédit informel, un système de financement parallèle qui fait appel à des prêteurs privés qui pratiquent des taux d’intérêts très élevés.

Au Vietnam, dans les années 2 000, ce type de recours à une économie informelle est encore très courant. Les avantages de ces prêts sont cependant de taille pour des familles sans garantie ni revenus réguliers.

Le système est fondé sur la confiance. Le demandeur est présenté au prêteur par le biais d’un entremetteur qui se porte garant. Si le demandeur disparaît, c’est vers lui que le prêteur se tournera pour qu’il honore la dette de son ami. La coutume est si répandue qu’un proverbe populaire en parle : « Dans la vie, il y a quatre choses stupides : faire l’entremetteur, garantir une dette, faire le guet des tourterelles, tenir le tambour d’éloges »(Trên đời có buốn cái ngu, làm mai, lãnh nợ, gác cu, cầm chầu).

Autrement dit, l’entremetteur, le garant d’une dette, le guetteur qui signale au chasseur le moment où passe la tourterelle (oiseau difficile à capturer) et le musicien qui tient le tambour d’éloges et marque le rythme du chanteur de ca trù (forme de poésie chantée) jouent tous un rôle important de médiateur – non reconnu à hauteur du risque encouru.

Le crédit informel : une origine incertaine

À en croire les spécialistes, le crédit informel est une pratique qui existe depuis toujours et partout. Dans le Sud du Vietnam, certains expliquent cependant son important développement par la présence d’une communauté chinoise prospère du temps de la colonisation française.
À l’époque, les Chinois qui vivent au Vietnam sont des partenaires commerciaux incontournables notamment dans le commerce du riz, du poivre, du bois ou de l’opium. Grâce à une diaspora étendue et l’habitude de faire crédit aux riches comme aux pauvres sans distinctions, la communauté chinoise devint rapidement incontournable et un allié de choix pour les Français qui souhaitaient faire de Saïgon un « nouveau Singapour ». Toutes les banques et grandes maisons de commerce avaient leur agent d’affaire et homme de confiance chinois.
Mais dès 1875, les chinois se découvrent un ennemi puissant : la Banque de l’Indochine créée par la France pour contrôler l’économie indochinoise grâce à un privilège exclusif d’émission de la piastre indochinoise. Pour concurrencer cette institution puissante dans le monde des affaires, la communauté chinoise aurait massivement développé le crédit informel, déjà courant dans la tradition chinoise. Cette économie parallèle aux mains de la diaspora chinoise garantissait ainsi sa place d’intermédiaire de premier ordre, tant dans le commerce que dans la banque, en sapant l’influence des colons. Une politique qui semble avoir porté ses fruits.
En 1936, on estime que la communauté chinoise possède 46 000 hectares en Cochinchine. En 1972 encore, sur les 32 banques présentes à Saïgon, 28 appartenaient à des Chinois.

Un voisin prêteur

Souvent, prêteur et demandeur appartiennent au même quartier ce qui renforce à la fois les liens de confiance mais aussi la surveillance de la famille endettée. À Can Thó par exemple, à côté de chez Ngoc Dung, vingt-quatre prêteurs privés se disputent le même quartier.

Aujourd’hui, Lé Van Tôt a pu faire les travaux nécessaires pour sauver sa maison tout en continuant à envoyer ses enfants à l’école. Pour cela, il a contracté un emprunt de 3 millions de dongs (environ 105 euros) et rembourse chaque mois 300 000 dongs (10,50 euros). Une somme énorme pour cette famille au faible revenu mais qui suffit tout juste à rembourser les intérêts de l’emprunt.

Cet emprunt risque fort d’endetter à vie Lé Van Tôt et sa famille à moins d’une entrée d’argent inespérée. Car pour rembourser sa dette, il devra un jour ou l’autre procéder à un nouvel emprunt, voire les cumuler dans un cercle vicieux d’endettement courant au Vietnam.

« Quand on ne paye pas nos dettes, les prêteurs envoient des personnes pour nous maltraiter » témoigne Lé Van Tôt. Des propos qui trahissent une réalité proche de l’usure mafieuse.
« Il faut se garder de trop vite juger la pratique de l’économie informelle au Vietnam » met cependant en garde Nicolas Lainez. Selon le chercheur, le métier de prêteur doit en effet être vue comme une activité comme une autre, avec ses avantages et ses inconvénients.

Ces professionnels du crédit se divisent en effet en deux catégories. La première, les chủ lớn (grand chef), sont les vrais détenteurs de l’argent. Ils prêtent cet argent à la seconde catégorie, des détaillants, les chủ nhỏ (petit chef), à un taux compris entre 3 % et 5 % par mois. Ces détaillants sont les prêteurs de quartiers ou prêtent eux-mêmes à d’autres détaillants.

« L’argent coûte d’autant plus cher que le prêt est de seconde ou troisième main » souligne l’anthropologue expliquant ainsi les taux d’intérêt exorbitant pratiqués par les prêteurs privés. Cette activité est donc à double tranchant.

Elle permet certes de se faire de l’argent rapidement et à moindre frais. Mais elle représente elle-même un grand risque d’endettement. « Il n’est pas rare d’entendre parler d’un prêteur privé ayant fait faillite ou étant lui-même très endetté à cause de trop d’impayés » remarque Nicolas Lainez.

Perte de vitesse

Si la plupart des familles pauvres du Vietnam sont aujourd’hui endettées avec des crédits informels qu’elles peinent à rembourser – et qui sont parfois même combinés à des crédits bancaires – , cette pratique de l’économie informelle est cependant en perte de vitesse.

Un tiers des opérations de crédit relevaient dans les années 2 000 de l’économie informelle alors que dans les années 1990, 77,5 % des ménages vietnamiens recouraient à ces prêts. Cette forte diminution est notamment due aux réformes macro-économiques qu’a connues le pays à partir du Doi Moi en 1986 combinés avec les plans de réductions de la pauvreté initiés par le Parti communiste vietnamien.

Mais depuis 2008, la forte inflation, l’augmentation du coût de la vie et la transformation de certains services publics gratuit en services payant (comme l’école ou la santé) risque de relancer le recours des populations pauvres au crédit informel.

Aujourd’hui Ngoc Dung vend des tickets de loterie en marge de l’école et participe ainsi à l’économie familiale. Son petit cousin de six ans, Nguyen Binh An cherche lui aussi un travail. Son père est chiffonnier et son grand-père mototaxi. Mais depuis que les habitants de Can Thó ont les moyens de se payer leurs propres motos, le métier ne rapporte plus grand-chose.

Ngoc Dung et Binh An appartiennent à une génération que certains baptiseraient volontiers « les oubliés de la croissance ». Pourtant tout deux vont à l’école. Ils sont supportés financièrement dans leur démarche. Leurs parents n’hésitent pas à s’endetter pour que demain, grâce à leurs résultats et leur travail, ils puissent enfin s’extraire de leur condition misérable et venir en aide à leur famille. Dans ces petites maisons insalubres du bidonville de Can Thó, l’espoir n’est pas un mot vain.

Par Antoine Besson, à Can Thó

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A propos de l'auteur
Enfants du Mékong, à travers le parrainage scolaire et social d’enfants pauvres et souffrants, mise sur l’éducation comme levier pour aider au développement des pays d’Asie du Sud-Est. Depuis plus de 58 ans, l’œuvre met en lien des parrains français et des enfants vietnamiens, khmers, laotiens, thais, birmans, chinois du Yunnan ou philippins. ONG de terrain, son expertise la conduit à prendre régulièrement la parole dans les médias pour témoigner des réalités sociales de l’Asie du Sud-Est. Pour en savoir plus, consultez le site.
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