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Entretien

Justice en Chine : Teng Biao, le dernier des Mohicans

Teng Biao, avocat chinois des droits de l'homme
Teng Biao, avocat chinois des droits de l'homme. (Crédit : DR)
Lunettes carrées, cheveux courts et chemise bleu ciel, Teng Biao passerait presque inaperçu au milieu des étudiants de l’École de formation professionnelle des barreaux de la cour d’appel de Paris. Aujourd’hui basé aux Etats-Unis où il est professeur associé à Harvard, le militant chinois des libertés était de passage à Paris cette semaine où il a été reçu en grandes pompes par une partie du corps judiciaire, et l’ambassadeur français pour les droits de l’homme. A 43 ans, l’avocat des avocats chinois est en effet l’un des derniers défenseurs de la justice en Chine encore en liberté.

Entretien

Né en Chine en 1973, Teng Biao est un avocat et juriste inscrit dans la mouvance chinoise des weiquan, les « défenseurs des droits ». Ancien chargé de cours à l’Université de Science politique et de droit à Pékin, il est aujourd’hui professeur associé à la Harvard Law School, à la Yale Law School et à l’Université de Hong Kong. En 2003, il a co-fonde l’ « Open Constitution Initiative » (Gongmeng) avec le militant Xu Zhiyong. Depuis, Teng Biao a été avocat ou conseiller juridique dans un grand nombre d’affaires de droits de l’homme, dont celles de Chen Guangcheng, l’avocat aveugle des droits des paysans, ou du dissident Hu Jia dont il est un des proches ; mais aussi dans des affaires de liberté religieuse liée au mouvement Falungong et de nombreux cas de peine de mort. Abolitionniste, il a fondé – et il préside toujours – le mouvement « China Against the Death Penalty ».

En 2005, vous faisiez partie d’une liste de 14 représentants de la justice chinoise désignés comme personnalités de l’année par Asia Week. 10 ans après, vous êtes l’un des seuls à pouvoir encore s’exprimer librement…
Teng Biao : Parmi ces 14 personnalités, seul mon confrère Mo Shaoping peut encore exercer en Chine dans un contexte très difficile. Moi-même je peux continuer à m’exprimer, car je vis à l’étranger. Les autres ont tous fait des séjours en prison, certains y sont toujours. Depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping, les choses se sont durcies et la répression de la société civile a pris une ampleur inédite. Début juillet, plus de 300 avocats ont été arrêtés ou sévèrement menacés. 27 sont toujours en détention.
Pouvez-vous retourner en Chine aujourd’hui ?
Les choses sont plus difficiles depuis que Xi Jinping est président. Toute la société civile subit de fortes pressions. A la fin de l’année 2013, quatre militants du « mouvement des nouveaux citoyens » ont été arrêtés après avoir manifesté dans le quartier de Xidan à Pékin. Ces derniers ne faisaient que réclamer davantage de transparence concernant le patrimoine des responsables du parti communiste chinois. Une manière de lutter contre la corruption. Wang Gongquan, un homme d’affaires qui soutenait le mouvement a été arrêté également un an plus tard. J’ai participé à certaines de leurs activités, j’ai écrit de nombreux articles sur ce mouvement quand j’étais à Hong Kong ; donc je crains d’être moi-même arrêté si je devais revenir en Chine.
Avec l’avocat Xu Zhiyong et d’autres, vous êtes à l’origine de l’abolition d’une loi discriminante à l’égard des migrants. C’était en 2003. Un peu plus d’une décennie plus tard, votre confrère Xu Zhiyong a été condamné pour subversion.
Oui ce genre d’exploit ne s’est jamais reproduit depuis. A l’époque on pensait qu’une interaction était possible entre les autorités et la société civile, on pensait faire progresser l’état de droit en faisant évoluer le système judiciaire. Depuis, nous avons déchanté. Il y a eu toutes ces arrestations, certains sont même morts sous les coups pendant leur détention. Le mouvement des citoyens est donc à son point le plus bas. En même temps, il faut aussi mesurer le chemin parcouru. Malgré la répression, la prise de conscience s’est élargie. Au départ, nous étions une dizaine d’avocats tout au plus à nous engager pour la défense des libertés en Chine. Dix ans plus tard, ils sont des centaines à avoir pris la relève. Ces avocats luttent pour les droits fondamentaux, ils cherchent aussi à réformer le système.
Lors de la dernière session annuelle de l’Assemblée nationale populaire à Pékin, Zhou Qiang, le président de la Cour suprême a livré une série de chiffres concernant la lutte contre la corruption. 282 000 sanctions visant les cadres corrompus émanent de la commission de discipline du parti, contre 49 000 pour les tribunaux ordinaires. Le parti est-il au-dessus de la justice ?
C’est le système du « Shuanggui » [NDLR : La « double désignation » ou « double punition » en chinois] qui veut ça. Un système d’interrogatoire interne au parti et destiné à ses cadres qui « ont violé les règles et la discipline. Or, ce système lui-même va à l’encontre de la constitution chinoise. Un organe du parti peut en effet se permettre de priver un citoyen de tous ses droits, sans limites. Ils peuvent vous enfermer aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Même si la plupart des cadres qui font l’objet du « Shanghui » sont effectivement des cadres corrompus, ils ont quand même des droits. On sait aussi que toutes ces campagnes anti-corruption au sein du parti communiste chinois, qu’il s’agisse de celle menée par le président Xi Jinping aujourd’hui ou celles de ses prédécesseurs, ont toujours été également un instrument des luttes internes pour le pouvoir. Qui doit être sanctionné, qui doit être préservé ? La réponse repose davantage sur les besoins des dirigeants du parti que sur une décision de justice. Tous ces cadres qui disposent d’un pouvoir plus ou moins grand en Chine sont tous corrompus.
« Si tous les cadres corrompus devaient être sanctionnés par la justice en Chine, les prisons ne seraient pas assez nombreuses. »
Selon ce même rapport remis à l’occasion de la session de l’Assemblée nationale populaire à Pékin, 99,92 % des prévenus ont été jugés coupables en 2015. Est-ce à dire que la justice chinoise est terriblement efficace ?
Ce chiffre ne m’étonne pas, en tant qu’avocat en tous cas. On ne peut pas comparer le système judiciaire chinois à celui des pays occidentaux. En Chine, l’ensemble des tribunaux est contrôlé par le parti et le Conseil des Affaires d’Etat [équivalent du gouvernement en France, NDLR]. Lorsqu’il s’agit d’affaires importantes ou en lien avec des hauts fonctionnaires, la justice a encore moins sont mot à dire. Le parti communiste est toujours au-dessus de la justice et il contrôle la justice via le ministère de la Sécurité publique. Les agents de ce ministère ont plus de pouvoir que ceux du parquet.
Vous avez déjà connu la détention, c’était au début du printemps arabe en 2011. Que s’est-il passé exactement ?
Avant cela, j’ai souvent eu des ennuis avec la police secrète. J’ai été interdit de sortie de territoire pendant cinq ans. Ils m’ont interdit de cours à l’école de droit. J’ai plusieurs fois été arrêté et détenu, mais pendant de courtes périodes. Le 17 février 2011, nous étions réunis à plusieurs avocats et militants des droits de l’homme pour soutenir l’avocat aveugle Chen Guangcheng. C’était à la veille du début de la révolution du jasmin en Tunisie. Au sortir de la réunion, deux confrères ont été arrêtés. Puis le printemps arabe a éclaté, et nous avons tous été arrêtés quelques jours plus tard. Moi-même, j’ai passé 70 jours en détention en dehors de tout cadre légal, où j’ai subi des tortures et des traitements dégradants.
Pouvez-vous nous en dire plus sur ces mauvais traitements ?
Le plus difficile durant ces très longues semaines dans le noir, c’était d’être totalement coupé du reste de la société. Vous n’avez aucun accès aux informations, vous n’avez pas accès à Internet. Ils m’ont giflé, ils m’ont battu. J’étais enfermé seul, je n’avais aucun contact avec mes proches. J’étais en permanence sous la surveillance de deux policiers, y compris pour aller aux toilettes. On m’a demandé de rester assis des heures durant devant un mur, sans bouger. Au moindre mouvement, les coups pleuvaient. J’ai été menotté 24heures sur 24 pendant 36 jours.
« On m’a demandé de rester assis des heures durant devant un mur, sans bouger. Au moindre mouvement, les coups pleuvaient. »
Il y a eu un moment d’enthousiasme pour les défenseurs des libertés en Chine avant et après les Jeux olympiques de Pékin notamment. Au dos de votre carte de visite en 2010, vous vous permettiez encore de faire de l’humour sur le parti communiste chinois… Et puis il y a eu le début de la répression des avocats…. Ces 70 jours de détention… Ça change un homme forcément ?
Oui, c’est quelque chose qui marque. D’abord les proches, la famille et moi-même pendant les trois mois qui ont suivi ma détention. Je vivais dans une peur permanente. J’ai repris mes activités ensuite, et j’ai continué à m’engager sur des affaires sensibles en me disant que c’était mon devoir. Mais c’est vrai qu’on ne ressort pas d’une telle épreuve indemne. Et le problème, c’est que ces disparitions forcées restent très fréquentes en Chine. Certains des avocats et militants des libertés arrêtées en juillet dernier sont toujours portés absents. Des ressortissants chinois sont même enlevés à l’étranger. Je pense aux militants des droits de l’homme, Xin Qinqxian et Tang Zhishun. Ils ont été arrêtés en Birmanie en octobre 2015 en compagnie du fils de l’avocate Wang Yu. Elle-même avait été interpellée en juillet dernier.
C’est vous qui avez conseillé à Chen Guangcheng de quitter la Chine pour les États-Unis ?
Après sa fuite de sa maison où il était en résidence surveillée, Chen Guangcheng a pu rejoindre l’ambassade des États-Unis à Pékin. Et quand il est sorti de l’ambassade pour aller à l’hôpital de Chaoyang, il m’a appelé. Je lui ai tout de suite dit qu’il ne fallait pas faire confiance au gouvernement chinois, qu’il ne pourrait pas aller à l’université, poursuivre ses activités et continuer à défendre les droits de l’homme. Même suite à l’accord passé avec les Américains, le gouvernement chinois ne respectera pas ses promesses. Je lui ai aussi dit qu’il était malvoyant et que sa famille avait déjà payé très cher son engagement pour les libertés. J’ai croisé depuis Chen Guangcheng et il pense que c’était le bon choix. Les évènements que nous avons évoqués et le durcissement de la répression contre la société civile sous Xi Jinping le confirment.
Vous faites partie des derniers avocats chinois des libertés à pouvoir s’exprimer librement, on l’a dit, avez-vous des nouvelles d’un autre avocat célèbre, votre ami Pu Zhiqiang ?
J’ai eu des nouvelles il y a peu et je sais que sa santé s’améliore depuis qu’il est sorti de prison. Il continue toutefois de porter un bracelet électronique en permanence et ne peut exercer. Concernant ma situation personnelle, c’est vrai que depuis que je suis parti à Hong Kong et surtout depuis que je vis aux États-Unis, je peux porter une parole libre. Mais je ne fais plus partie des braves. Ceux qui continuent de lutter pour l’état de droit en Chine sont de plus en plus nombreux, je vous l’ai dit. Ce sont eux qu’il faut encourager.
Propos recueillis par Judith Geng et Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.
Depuis 1998, Judith Geng est journaliste bilingue à la rédaction en langue chinoise de Radio France Internationale (RFI).