De la Chine à la Turquie : l'exil des Ouïghours
Entretien
Rémi Castets est chercheur et professeur associé à l’université de Bordeaux-Montaigne, où il enseigne depuis 2006 dans le département d’études orientales et extrême-orientales. Il est par ailleurs depuis 2011 chargé de cours au sein du Mastère Coopération Internationale et Développement / Gestion des Risques dans les Pays du Sud de l’IEP de Bordeaux. Ses recherches portent principalement sur les phénomènes idéologiques, l’histoire politique du monde chinois, les rapports Islam-politique / centre-périphérie en République populaire de Chine (question ouïghoure notamment), ainsi que sur la politique étrangère de la RPC dans le monde musulman.
Certains des hommes qui sont partis avec la première vague étaient très actifs sur la scène politique du Xinjiang avant l’arrivée du PC chinois. Ils ont parfois joué le rôle de « barbes blanches » (autrement dit de sages, voire de leaders charismatiques). Ils ont soutenu voire encadré avec leurs associations l’accueil des immigrés qui ont constitué une communauté ouïghoure de Turquie aujourd’hui forte de 10 à 20 000 personnes. La migration s’est ensuite poursuivi par à-coups dans les années 1950-60 jusqu’à ce que les frontières du Xinjiang soient fermées plus hermétiquement par Pékin.
La seconde grande vague s’est produite dans les années 1980-90. Elle comprenait notamment des étudiants dont les mouvements étaient réprimés. Le choix de la Turquie s’explique essentiellement par le fait que les régime d’Asie centrale, souvent autoritaires, ont fait le choix de coopérer avec la Chine dans sa lutte contre l’indépendantisme ouïghour et parce que ces pays ont mis en place des politiques favorisant leurs propres communautés nationales au détriment des minorités comme les Ouïghours. Depuis cette époque, la migration ouïghoure du Xinjiang vers la Turquie n’a jamais vraiment cessé. Mais depuis près de 15 ans, les gens supportent de plus en plus mal les conditions de vie sur place et s’en vont parfois par familles entières.
Ceux qui partent ont donc cessé d’utiliser ces itinéraires et passent désormais essentiellement par l’Asie du Sud-Est. Leur point de passage de prédilection est aujourd’hui la zone frontalière qui longe les provinces chinoises du Yunnan et du Guangxi d’un côté et la Birmanie, le Laos et le Vietnam d’autre part. Le but du jeu est ensuite de rejoindre la Malaisie puis la Turquie ou l’Occident, mais ils sont parfois arrêtés avant, comme cela a été le cas en Thaïlande ou aussi au Cambodge. La Malaisie leur apparaît comme un bon point de départ puisque c’est un pays musulman, riche et dynamique. De plus, c’est un épiphénomène mais il y a vraisemblablement dans ces pays, des connexions, des relais qui mettent en contact certains de ces migrants avec les réseaux caritatifs salafis ouïghours de Turquie.
Enfin, sur le plan de la langue, l’Ouïghour et le Turc appartiennent à la même famille linguistique, ce qui facilite l’insertion des membres de la diaspora. Les deux langues ne s’étant séparées qu’après nos langues romanes en Europe, les divergences sont bien moins prononcées.
Bien qu’ils essaient de maintenir leur identité culturelle, les Ouïghours sont bien intégrés à la société turque et ils se « turquisent ». Au point que les plus vieux déplorent que les jeunes ne prennent pas assez leur identité à coeur et cela bien que certains la revendiquent avec ferveur. Globalement, l’absence de ségrégation sociale facilite leur insertion, la « turquisation » et l’abandon dans certaines familles de la langue ouïghoure.
Initialement, l’AKP n’était pas très concerné par la cause ouïghoure dans la mesure où son projet politique était focalisé avant tout sur la question de la réislamisation de la Turquie. A l’arrivée au pouvoir du parti, les grands leaders de la diaspora ont d’ailleurs perdu leur rapport privilégié avec les hommes politiques turcs auprès desquels ils avaient leurs entrées. Issus des milieux commerçants, les têtes de l’AKP étaient plus préoccupées par l’établissement de bonnes relations commerciales avec la Chine que par le sort des Ouïghours. Cette realpolitik n’a toutefois pas résisté à la répression violente de 2009 que le président Erdogan n’a pas pu tolérer.
La Turquie n’est toutefois pas prête à se brouiller avec Pékin pour cela. S’il semble difficile pour l’AKP de lâcher les Ouïghours, il s’agit de ménager la chèvre et le choux, et donc les relations économiques entre les deux pays. L’implication turque dans les dossiers ouïghours déplaît fortement aux Chinois qui ne se sont pas privés de le faire savoir à Ankara en mettant leur soutien à l’intégrité du territoire turc dans la balance. C’est une manette que la Chine se tient prête à actionner si nécessaire.
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