Société
Entretien

La Chine et ses "hybrides culturels"

Jeune diplômée de la Beijing Film Academy, à Pékin le 2 juillet 2015. (Crédit : Song jiaru / Imaginechina / via AFP)
« Dans un monde globalisé, la Chine est un miroir grossissant de l’hybridité culturelle ». C’est l’une des conclusions d’Edith Coron et Anne Garrigue, après quatre ans de travail et 250 entretiens avec des Chinois qui portent en eux deux voire plusieurs cultures. Ils sont ceux que les auteurs appellent les « Nouveaux éclaireurs de la Chine », titre de leur ouvrage paru au mois d’octobre aux éditions les Belles Lettres. Ce nouveau phénomène fournit un grille de lecture de la Chine actuelle.

ENTRETIEN

Edith Coron et Anne Garrigue, deux anciennes correspondantes de presse, sont elles aussi des exemples de cette forme d’osmose qu’est « l’hybridité culturelle ». Elles ont vécu une large partie de leur vie hors de leur France natale, parlent plusieurs langues couramment et ont partagé différentes cultures.

Ancienne correspondante de presse en Afrique, Russie et en Amérique centrale, Edith Coron s’est ensuite installée à Pékin en tant que coach en leadership global (ACC-ICF) et spécialiste en communication interculturelle. Elle est la fondatrice et directrice exécutive d’EOC Intercultural Ltd.

Ecrivain-journaliste résidant à Paris depuis 2014, Anne Garrigue a vécu et travaillé près de vingt ans en Asie de l’Est et du Sud-Est (Japon, Corée du Sud, Chine et Singapour). Elle a publié une dizaine d’ouvrages dont Japonaises, la révolution douce (Philippe Picquier) et Chine, au pays des marchands lettrés (Philippe Picquier). Elle a dirigé les magazines « Corée-affaires », puis « Connexions », publiés par les Chambres de commerce française en Corée et en Chine.

Anne Garrigue répond aux questions de Joris Zylberman.

Anne Garrigue et Edith Coron, co-auteurs du livre "Les Nouveaux éclaireurs de la Chine" (Les Belles Lettres, octobre 2015).
Qu’est-ce qu’être un « hybride culturel » ?
Ce n’est pas parce qu’on maîtrise l’anglais qu’on est plus ou moins hybride. Il faut placer l’hybridité au centre pour en faire quelque chose de créatif.
En quoi est-ce que l’expérience chinoise renouvelle le concept d’hybridité culturelle ?
C’est un concept encore mal connu en France. Ce que nous apportons de nouveau, c’est d’en parler à travers l’exemple chinois. En France, on pense ce concept avec l’Afrique. En passant par l’exemple chinois, on sort de schémas liés à l’Afrique et au Moyen-Orient. La Chine est un pays qui a un pouvoir politique fort et un marché également très fort. Cela donne à l’hybridité des conditions particulier : les forces du marché l’accélère, tandis que le pouvoir peut la freiner par une forme de répression, par exemple dans les sciences humaines. C’est différent de l’Afrique ou du Moyen-Orient, où l’Etat et le marché sont faibles. C’est aussi une autre expérience que celle de la colonisation.
Comment se vit l’hybridité culturelle à la chinoise au niveau individuel ?
Nous avons emprunté à Charles Hampden-Turner un mécanisme que nous avons ensuite adapté : la “résolution des dilemmes”. L’individu oscille de la culture A à la culture B dans une forme de spirale : la dimension du temps est essentielle. La personne va devoir résoudre des dilemmes pour se transformer. Si elle n’y arrive pas, elle connaît des reculs.
Nous prenons l’exemple de David Wei de la société américaine Agilent [qui produit des instruments de mesure]. David n’a jamais fait d’études à l’étranger. En Chine, il dirige des équipes qu’il n’a pas lui-même recrutées et sa famille lui demande comment il fait. De l’autre côté, David a les valeurs d’Agilent : des méthodes de gestion rationnelle, le refus du népotisme et de la corruption. David utilise la force de l’entreprise pour ne pas être obligé de faire des choses qui au fond lui déplaisent. Il se construit dessus. Il apporte à Agilent sa capacité relationnelle et sa connaissance de la Chine ; et il apporte à la Chine la possibilité de se développer technologiquement : son entreprise est à la pointe des instruments de mesure dans les télécoms. Il dirige tout cela et navigue à l’aise entre les deux cultures. Ce fut pourtant loin d’être facile : quand il a rejoint Agilent dans les 1990, il a dû s’adapter à cette culture d’entreprise à l’américaine, alors qu’il avait travaillé pour une entreprise d’Etat chinoise. Il a eu des mentors qui l’ont formé. Il avait pour lui ses connaissances scientifiques.
Quels ont été les critères pour sélectionner vos entretiens ?
Après une vingtaine d’interviews de préparation, on a connu une étape de brainstorming. On est allé chercher des lieux, des situations correspondant à nos préoccupations. Par exemple, on est allé chez Michelin, Huawei, Chem China, car il fallait d’un côté des entreprises chinoises avec une expérience de l’étranger pour qu’il y ait du métissage et une stratégie d’entreprise ; et de l’autre côté, il nous fallait des multinationales installées en Chine depuis longtemps comme Michelin (qui a sa plus grande usine du monde à Shenyang au Nord-Est du pays), et dotées d’une expérience dans la gestion des rencontres interculturelles entre des personnes du monde entier et des Chinois des provinces. Nous avions besoin à la fois des témoignages des personnes et de l’entreprise sur sa stratégie.
Nous avons distingué trois niveaux : la personne (la “boîte noire”, comment elle s’hybride), les institutions où l’hybridation a lieu et s’accélère, et l’environnement politique. L’ensemble de nos entretiens s’étalent entre 2010 et 2015. A la fin, le climat propice à l’hybridation avait changé. Que ce soit dans l’entreprise ou à l’école. En 2010, on était encore dans la suite de la grande tendance ouverte par Deng Xiaoping en 1979 : on a besoin de l’étranger, on crée de l’hybridation. On envoie des étudiants et on ouvre grandes les portes aux entreprises étrangères. Avec Xi Jinping, le climat change. Le gouvernement de Pékin pense qu’il a moins besoin des entreprises étrangères et de leurs connaissances. Il ne ferme pas la porte, mais la concurrence est plus rude. La lutte anti-corruption est particulièrement dure avec les entreprises étrangères. A l’université, pour les chercheurs étrangers, la porte s’est souvent refermée. Elle fait partie des domaines fixés par le « document 9 » [ensemble des directives sécuritaires sur la société civile décidées fin 2013 par le Parti et Xi Jinping, NDLR], et où il faut se protéger des « influences occidentales ».
Quels sont les profils des hybrides ?
Nous avons voulu couvrir un spectre assez large : des femmes et des hommes dans le monde de la mode jusqu’à celui de la métallurgie, en passant par l’industrie pharmaceutique. Le tout sur des générations différentes : les Chinois partis à l’étranger dans les années 1980, puis la vague des années 1990 et enfin, ceux qui partent maintenant. Les conditions ont changé, bien sûr. Dans les années 1980, les pionniers étaient des élèves brillants, qui partaient avec une bourse de l’Etat d’accueil, à l’image de He Jialong, juriste et auteur de romans policiers qui a été formé aux Etats-Unis, à Chicago. Nous l’avons interviewé, il est un cas typique de métissage.
Pour ceux qui sont partis fin 1990/début 2000, c’est de plus en plus la famille qui finance les études, par tontines par exemple. Les jeunes, en particulier, qui travaillent dans le la mode, le luxe, en très grande demande de profils biculturels, ont fait leurs études à l’étranger dans les années 2000. Ils sont issus généralement des milieux de la classe moyenne supérieure.
Aujourd’hui, la dernière génération à avoir fait ses études hors de Chine a des caractéristiques encore différentes. Par exemple, nous avons rencontré Tiffany, qui a commencé ses études à l’université Fudan de Shanghai, les a poursuivies à Paris, à Sciences Po, avant de faire un passage par Harvard aux Etats-Unis. Elle travaille maintenant dans une grande banque chinoise à Pékin. Parmi les gens de sa généraiton, il y a aussi ceux qui font des aller-retour sans cesse entre la Chine et l’étranger, et qu’on appelle les « mouettes ». Ils sont totalement globalisés. Ce ne sont plus seulement des « tortues de mer », selon l’expression chinoise qui désignent ceux qui reviennent en Chine pour de bon après des études en Occident.
Que faut-il pour que l’hybridité culturelle fonctionne dans l’expérience chinoise ?
Selon nos observations avec Edith, pour qu’une hybridité culturelle fonctionne sur les plans personnel et collectif, il faut la regarder en face et avoir une stratégie à ces deux niveaux. Michelin a mis beaucoup de choses en place en Chine dans la formation des Chinois et des étrangers du monde entier. Des formations linguistiques et à « l’esprit Michelin » : une « michelinisation » des Chinois. Quand les gens sont brillants, ils montent, grâce à une stratégie de mentoring. Deux cadres travaillent ensemble, l’un Français et l’autre Chinois, et ils se forment mutuellement, ils s’épaulent. Ici, l’hybridation est un produit dérivé : Michelin ne la vise pas en soi, mais cela va avec la stratégie de développement.
Dans l’entreprise comme à l’école, il convient de se préoccuper de la personne et de penser le contenu de l’hybridation. Comment développer de façon positive l’identité de la personne au travail quand on a d’un côté un input de valeurs de la culture chinoise, qui peut être clanique comme dans le Nord-Est, et de l’autre, les valeurs Michelin qui sont différentes. La responsabilité y est placée, non pas à l’égard de la famille ou du clan, ni même de l’équipe, mais vis-à-vis de la qualité du produit. Il va falloir « négocier » au niveau de la personnalité pour que l’hybridation fonctionne.
En quoi l’hybridité peut-elle devenir un fardeau, voire un échec ?
Les Chinois qui ont goûté ailleurs une qualité de vie bien au-dessus, peuvent souffrir en revenant au pays, sur la pollution par exemple. A l’étranger, ils ont acquis des connaissances et des méthodes de travail de haut niveau. Mais de retour en Chine, comme ils n’ont pas ou plus de réseau de relations, le guanxi, ils peuvent se heurter à de gros obstacles. Certains souffrent de la jalousie de ceux qui sont restés : les salaires ne sont pas les mêmes, les fortunes amassées ailleurs, tout cela produit un climat difficile à vivre.
Autre problème pour les Chinois de retour de l’étranger : quand ils vont au bout de leur hybridité, ils sont créatifs car ils inventent de nouveaux systèmes ; ce qui peut les mettre en porte-à-faux. Si c’est en sciences et technologies, dans l’art ou la mode, c’est encouragé ; mais pas du tout dans l’innovation politique et sociale : les ONG, les sciences politiques et certaines pratiques sur Internet comme la formation de réseaux anti-pollution ou de lanceurs d’alerte.
Un exemple : Fu Jun, qui est le patron de la School of Government à l’Université de Pékin, explique qu’aujourd’hui, on ne veut pas trop de chercheurs en sciences humaines occidentales. Et il conseille d’aller aux Etats-Unis pour faire un PHD en sciences politiques.
Allez-vous faire traduire votre livre en chinois ?
Faire éditer notre livre en chinois est un énorme défi à cause du « document 9 ». Notre ouvrage n’est pas une critique de la Chine, mais il comporte des choses sensibles aux yeux des éditeurs chinois. Par exemple, nous relatons la réalité selon laquelle aujourd’hui, il y a plus de chrétiens en Chine que de membres du parti communiste. Nous abordons le thème de la religion qui est un lieu d’hybridation essentiel. A Pékin, dans les nouvelles classes moyennes, certains sont protestants évangélistes. Ceux que nous avons interviewé nous ont dit comment ils avaient trouvé leur source de joie et d’équilibre personnel dans la chrétienté, face au vide des valeurs en Chine, où domine trop souvent l’argent et le cynisme.
Propos recueillis par Joris Zylberman
A lire : Les nouveaux éclaireurs de la Chine, par Edith Coron et Anne Garrigue, Editions Manitoba / Les Belles Lettres (octobre 2015), 344 pages.

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).