Société
Entretien

Japon : "Pour les droits des femmes et contre le self-orientalism"

Au centre, Akie Abe, l’épouse du Premier ministre japonais Shinzo Abe lors d’un débat sur "Womenomics: Why it Matters for Japan and the World" au think tank américain Center for Strategic and International Studies (CSIS) le 23 Septembre 2014 à Washington. (Crédit : AFP PHOTO/Mandel NGAN)
Le monde de demain se construira dans l’élaboration de valeurs communes entre l’Europe et l’Asie. C’est la conviction d’Emiko Ochiai, sociologue et historienne japonaise de renom, qui développe depuis trente ans une pensée originale à partir de l’Asie.
Partie du féminisme et de l’étude de la famille au Japon, elle supervise aujourd’hui des équipes de recherche asiatiques sur toute l’Asie et s’intéresse particulièrement à la question du « care » (soins à la personne). Pour elle, les modèles d’avenir sont ceux qui combinent des apports de l’Est et de l’Ouest. Entretien.

ENTRETIEN

Emiko Ochiai, actuellement à Paris dans le cadre de la chaire Blaise Pascal, est professeure de sociologie à l’université de Kyoto. Elle a fondé l’Institut de Recherche asiatique sur les sphères publiques et intimes. Sociologue et historienne de la famille, intéressée par la question du genre, elle s’est impliquée dans des études comparatives sur la pratique du « care » (soins à la personne) et sur ses régimes dans les sociétés asiatiques. Ses projets de recherche récents mêlent études sur la famille, études sur l’Etat-providence et études sur la migration. Ils visent la compréhension des transformations ayant cours au sein des vies privées, des institutions publiques, ainsi qu’à leur entrecroisement. Ses travaux portent en particulier sur les sociétés asiatiques. Les résultats de ces projets de recherche sont publiés sous la série »The Intimate and the Public in Asian and Global Perspectives » (chez Brill), dont Emiko Ochiai est l’éditrice.

Emiko Ochiai, sociologue et historienne japonaise.
Pouvez-vous revenir sur votre itinéraire intellectuel ?
J’ai d’abord étudié la famille japonaise et le mouvement des femmes au Japon. Dans les années 1990, les femmes et la famille changeaient, mais aucune théorie adéquate n’existait. Les sociologues de la génération de mes parents étaient obsédés par les changements qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, par la modernisation, l’adieu à la famille traditionnelle (la « ie »). Beaucoup se contentaient d’opposer le Japon à l’Europe et l’Amérique, et certains n’hésitaient pas à parler de la décadence du monde occidental et du merveilleux et solide système familial japonais. En tant que jeune sociologue et historienne, je trouvais ce discours gênant et voulais en créer un nouveau. J’ai commencé à écrire sur le sentiment d’aliénation des femmes et sur la famille moderne qui n’était démocratique que pour les fils.
Comment vous êtes-vous inscrite dans le mouvement féministe japonais ?
L’évolution de ce mouvement peut être divisée en trois étapes. Dans les années 1970, il avait lieu dans les rues et les ONG. Les années 1980 au Japon ont été celles d’un féminisme académique. En 1985, le gouvernement a voté une loi sur l’égalité des chances dans le travail et les attitudes ont commencé à changer. Dans les années 1990, le gouvernement a nommé beaucoup de femmes dans des comités politiques. J’ai personnellement siégé dans nombre d’entre eux. L’apogée a été le vote de la Loi sur l’égalité des genres à la fin des années 1990. Mais elle a été suivie par un retour en arrière qui s’est accéléré dans les années 2000 et est lié au mouvement conservateur proche des shintoïstes.
Dans certaines bibliothèques publiques (Fukui), des livres ayant trait à la question du genre – dont l’un des miens – ont disparu des étagères. Une censure concernant les manuels d’économie domestique s’est mise en place à l’instar de ce qui s’était passé pour les manuels d’histoire. Le même groupe conservateur est parti en campagne pour, clamaient-ils, « récupérer nos manuels des mains des féministes ! » J’étais une des cibles. Nos manuels, pourtant déjà utilisés dans les lycées, ont été réexaminés par le ministère de l’Education qui m’a demandée plus de dix modifications : par exemple, retirer une phrase sur la diversité des modèles familiaux ou un paragraphe sur la liberté sexuelle dans le Japon prémoderne. Les maisons d’édition ont dû céder.
Depuis une quinzaine d’années, vous avez développé des recherches comparatives sur l’ensemble de l’Asie sur la question du « care ». Pouvez-vous nous en parler ?
Dans toute l’Asie, on assiste à ce que j’appelle le phénomène du « self-orientalism » (en référence au livre d’Edward Saïd sur l’orientalisme, écrit dans les années 1970). Il s’agit d’un retour à des traditions revisitées, qu’elles soient confucéennes, hindouistes ou musulmanes pour définir son identité face à l’Occident. Les gouvernements y ont recours en Chine, en Corée, à Singapour, en Malaisie, en Thaïlande ou au Japon.
Le « self-orientalism » est un concept intéressant pour comprendre ce qui se passe en ce moment en Asie. Les pays asiatiques qui connaissent une forte croissance économique veulent pouvoir dire qu’ils sont différents de l’Europe, qu’ils ne suivent pas les règles établies par les pays occidentaux.
Les gouvernements utilisent leurs traditions comme un outil politique. Or ce qu’ils appellent tradition n’est pas la tradition réelle mais ce qui a été créé avec la modernité. Les gouvernements veulent protéger la famille moderne, pas nécessairement nucléaire, mais caractérisée par une division des tâches sexuées (l’homme gagnant l’argent et la femme s’occupant de la maison), au nom de la tradition alors que, de fait, dans de nombreux pays, les familles traditionnelles étaient plus larges, avec un réseau plus étendu et les femmes y jouaient un rôle économique important.
Qu’est-ce que vous apporte l’approche comparative inter-asiatique?
La réalité est aussi diverse en Asie qu’en Europe. Mais il est intéressant de comparer les séries de formes (patterns) différentes en Asie et en Europe. En fait, le point commun en Asie n’est pas la réalité mais l’idéologie du « self-orientalism », qui se traduit dans les différents pays asiatiques par des discours très similaires basés sur le collectivisme, l’anti-individualisme, une idéologie en faveur de l’ordre. La Chine parle de « société harmonieuse », le Japon d’une « société du bien-être de style japonais » au sein de laquelle famille et communautés s’entraident, Singapour défend les valeurs asiatiques et la Malaisie la « Look East policy ».
Qu’en est-il de la réalité sur le terrain en ce qui concerne le statut des femmes et la question du « care » ?
Nous n’observons pas de convergence mais deux directions contradictoires qui coexistent, qui correspondent à deux traditions différentes : celle du Sud-est asiatique et celle de l’Asie de l’Est confucéenne. Dans mon livre Transformation of the Intimate and the Public in Asian Modernity, nous montrons ces deux traditions. Dans les sociétés d’Asie de l’Est, le taux de participation des femmes à la vie professionnelle est plus bas qu’en Asie du Sud-Est. Traditionnellement, le Japon d’avant-guerre appartenaient plutôt à la forme d’Asie du Sud-Est : jusqu’en 1950-1960, le taux d’activité des Japonaises était plus élevé que dans la plupart de pays occidentaux, aussi bien dans les campagnes qu’en ville. Traditionnellement en Asie du Sud-est, les femmes travaillent même quand elles sont mères.
La diminution de la part des femmes dans la population active au Japon a commencé seulement après la Seconde Guerre mondiale, avec l’arrivée de l’idéologie de la femme au foyer et l’apparition de la courbe en M qui caractérise l’emploi féminin japonais et qui perdure. A contrario, en Corée ou à Taïwan, le taux de participation des femmes à la population active n’a jamais été élevé jusque récemment. En Chine, le maoïsme a mis les femmes au travail à partir de 1949 de manière massive. Cependant, de façon intéressante, on observe aujourd’hui à la fois le retour de la femme au foyer dans des pays où la participation de la femme à la population active était élevé comme en Chine et en Asie du Sud-Est, ainsi que la diminution du nombre de femmes au foyer dans des pays avec un taux bas d’activité féminine, comme la Corée ou le Japon.
Y a-t-il un lien entre les formes de « care » asiatiques et un taux de fertilité souvent très bas en Asie?
Fertilité et participation des femmes à la population active sont deux choses différentes. Si l’aide aux mères vient du marché, le taux de fertilité ne monte pas car la prise en charge financière des soins retombe sur la famille. Dans notre livre, nous avons repéré et systématisé les différentes formes que prennent les soins aux enfants et aux personnes âgées dans les pays d’Asie. Le plus souvent les femmes sont aux manettes, mais on observe des formes différentes selon les pays. En Chine, la forte intervention de l’Etat dans le soin aux enfants, héritage socialiste, reste élevée mais elle a évolué. Les crèches gérées par les unités de travail ont fermé et ne subsistent que des jardins d’enfants financés par l’Etat dont le nombre est en baisse. Cela conduit au retour au foyer des Chinoises encouragées par l’idéologie à la mode dans les classes moyennes montantes. Il y a maintenant des « hao taitai club » (« club des bonnes femmes au foyer ») partout en Chine. Certaines femmes restent au foyer parce qu’elles sont au chômage avec la restructuration des entreprises et elles rationalisent leur choix. Certaines Chinoises rêvent d’épouser un homme riche qui leur donnera un statut.
Quelles conclusions essentielles tirez-vous de vos recherches?
Si les façons de penser asiatiques sont différentes de celles de l’Occident, elles évoluent et il est dangereux de les fixer. Beaucoup de jeunes Asiatiques ne sont pas satisfaites de la situation actuelle et souffrent des conséquences du « self-orientalism ». Certaines jeunes femmes aspirent à plus de liberté. Elles veulent construire à partir de la modernité occidentale mais en se l’appropriant à leur manière.
A mes yeux, le plus important aujourd’hui est de créer les valeurs du siècle prochain qui est globalisé. Je veux éviter que ne s’établisse une autre modernité, qu’elle soit asiatique ou musulmane. La modernité est la modernité. L’héritage en Asie des valeurs de la modernité occidentale : liberté, égalité, solidarité, démocratie, est à maintenir. Dans certains pays, les politiciens veulent nier ces valeurs universelles. La question est de savoir comment les adapter dans différents contextes.
Personnellement, je me bats pour les droits des femmes et l’égalité des sexes et contre le « self-orientalism ». Je suis convaincue que nous devons mélanger différentes valeurs pour créer un nouveau monde. Par exemple, je suis actuellement en France pour comparer les systèmes de « care » européens et asiatiques et j’observe que l’Europe est en train de s’asiatiser parce que l’Etat providence créé dans le début de la modernité est difficile à maintenir en l’état. De plus en plus, on loue et on achète des services à destination des enfants et des personnes âgées a l’instar de ce qui se fait à Singapour, Hong Kong ou Taïwan. De même, l’Asie emprunte à l’Europe un certain degré d’Etat-providence. Le défi est de construire des systèmes sociaux bons et durables qui combinent les éléments positifs européens et asiatiques.
Propos recueillis par Anne Garrigue

Contexte

Apparente contradiction, le Premier ministre japonais Shinzo Abe, un des artisans du retour en arrière conservateur au début des années 2000, veut aujourd’hui promouvoir les femmes au travail. Un vrai défi quand on sait que, selon le « Global gender report du World Economic Forum » 2014, le Japon occupe la 104e place mondiale sur un total de 142 pays, en ce qui concerne le statut des femmes.

La politique « womenomics » a été lancé par le gouvernement Abe en 2012 et vise un quasi triplement du nombre des femmes cadres d’ici 2020. D’ores et déjà, selon les statistiques officielles, entre 2012 et 2014, le taux d’emploi des femmes âgées de 25 à 44 ans serait passé de 68 à 70,8%, avec un objectif est de 73% à l’horizon 2020. Sur la même période l’encadrement féminin serait passé de 6,9% à 8,3%, l’objectif en 2020 étant d’atteindre 30%.

Pour faciliter l’évolution des comportements, le gouvernement promet d’augmenter de 400 000 le nombre de places en crèche d’ici 2018, d’aménager le temps de travail et d’inciter les pères à prendre des congés de paternité. Il prévoit aussi de supprimer les dispositifs qui incitent à l’inactivité des femmes en réaménageant la fiscalité actuelle qui pénalise les couples où les deux travaillent. Il vient d’imposer aux entreprises un cadre d’action contraignant puisque à compter d’avril 2016, toutes les entreprises de plus de 300 salariés devront mettre en place un plan d’action pour promouvoir le recrutement des femmes et leur nomination à des postes de direction.

L’objectif de cette réouverture du monde du travail aux Japonaises est non seulement de doper le PIB japonais – on estime que les objectifs remplis permettrait au Japon de faire un bond de 9% – mais aussi de booster le taux de natalité du Japon qui plafonnent à 1,4 enfants par femme. Le gouvernement japonais a découvert que les femmes qui travaillent font plus d’enfant.

Quelques chiffres :
74,5% des Japonaises travaillent dans la tranche des 25-44 ans versus 83,5% des Françaises et 83,3% des Danoises
11% des femmes sont cadres versus 30% en France et 40% aux Etats-Unis
59% des femmes de la génération des 25-35 ans ont un diplôme universitaire
Objectif 2018 : +9% du PIB si les femmes travaillent autant que les hommes

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A propos de l'auteur
Ecrivain-journaliste résidant à Paris depuis 2014, Anne Garrigue a vécu et travaillé près de vingt ans en Asie de l’Est et du Sud-Est (Japon, Corée du Sud, Chine et Singapour). Elle a publié une dizaine d’ouvrages dont Japonaises, la révolution douce (Philippe Picquier), Japon, la fin d’une économie (Gallimard, Folio) , L’Asie en nous (Philippe Picquier), Chine, au pays des marchands lettrés (Philippe Picquier), 50 ans, 50 entrepreneurs français en Chine (Pearson) , Les nouveaux éclaireurs de la Chine : hybridité culturelle et globalisation ( Manitoba/Les Belles Lettres). Elle a dirigé les magazines « Corée-affaires », puis « Connexions », publiés par les Chambres de commerce française en Corée et en Chine.