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Entretien

Taïwan : quelle stratégie pour la Chine de Xi Jinping ?

Le président chinois Xi Jinping lors de sa rencontre historique avec et son "homologue" taïwanais Ma Ying-jeou à Singapour le 7 novembre 2015
Le président chinois Xi Jinping lors de sa rencontre historique avec et son "homologue" taïwanais Ma Ying-jeou à Singapour le 7 novembre 2015. (Crédit : JOSEPH NAIR / POOL / AFP)
A la veille des élections à Taïwan, il est un autre acteur qui ne participe ni à la présidentielle ni aux législatives du 16 janvier. Il s’agit de Xi Jinping, le président chinois. Par ses déclarations, ses coups d’éclats comme la rencontre avec Ma Ying-jeou, le président taïwanais sortant, Xi a tenté de faire peser la Chine de tout son poids dans le jeu démocratique taïwanais. Comment comprendre sa stratégie ? Entretien avec Jean-Pierre Cabestan, sinologue et professeur à l’Université baptiste de Hong Kong.
C’était à Singapour le 7 novembre dernier. Contre toute attente, le numéro un chinois Xi Jinping rencontrait, de sa propre initiative, le chef de l’Etat taïwanais (officiellement République de Chine), Ma Ying-jeou. Soit le leader d’une entité que la Chine populaire n’a jamais reconnu depuis la fin de la guerre civile en 1949. Un geste fort de la part de Xi Jinping, qui s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs qui ont tous chercher à influencer le résultat des élections présidentielles à Taïwan depuis 2000 et l’arrivée au pouvoir à Taipei de l’indépendantiste Chen Shui-bian du Parti démocrate-progressiste (DPP).

Cette année, après huit ans de présidence Ma Ying-jeou, dirigeant du Kuomintang (KMT) et chantre d’un rapprochement économique avec Pékin, le DPP semble bien parti pour revenir au pouvoir lors de la présidentielle du samedi 16 janvier. Sa candidate Tsai Ing-wen est la grande favorite devant Eric Chu, président du KMT. Vu de Pékin, qui souhaite toujours une réunification sur le long terme, le retour du DPP rime avec inquiétude et tensions.

Entretien

Jean-Pierre Cabestan est directeur de recherche au CNRS et chercheur associé à Asia Centre (Paris) et au Centre d’étude français sur la Chine contemporaine (Hong Kong). Il est depuis 2007 professeur à l’Université baptiste de Hong Kong et directeur de son département de science politique et d’études internationales. Il a été de 2003 à 2007 directeur de recherche au CNRS, rattaché à l’UMR de droit comparé de l’Université de Paris 1. Il a dirigé de 1998 à 2003 le Centre d’études français sur la Chine contemporaine situé à Hong Kong ainsi que ses publications, Perspectives chinoises et China Perspectives.

Ses principaux thèmes de recherche incluent les réformes juridique et politique en Chine populaire, la politique étrangère et de sécurité chinoise, les relations Chine-Taiwan et le système politique taiwanais.

Jean-Pierre Cabestan, sinologue et professeur de Sciences politiques à la Hong Kong Baptiste University.
Jean-Pierre Cabestan, sinologue et professeur de Sciences politiques à la Hong Kong Baptiste University. (Crédits : American Enterprise Institute)
Qu’attend la Chine de Xi Jinping des élections présidentielles et législatives à Taïwan ?
Eh bien idéalement, c’est que le Kuomintang reste au pouvoir. Mais Pékin sait très bien que les chances du KMT sont limitées. Le gouvernement chinois s’attend donc à ce que ce soit Tsai Ing-wen, la candidate du Parti démocrate-progressiste (DPP) qui l’emporte à la présidentielle. Par contre, l’interrogation demeure à Pékin sur la capacité de Tsai et de son parti à gagner la majorité des sièges au Parlement taïwanais. Mais aux yeux des Chinois, la présidence est pratiquement acquise pour le camp des « Verts » [le DPP], donc pour le camp favorable à l’indépendance et opposé à idée d’une réunification avec la Chine.
Quelle est la stratégie de Pékin à l’égard de Tsai Ing-wen ?
On remarque beaucoup de continuité avec le prédécesseur de Xi Jinping, l’ancien président Hu Jintao : ce que privilégie Pékin, c’est le développement pacifique des relations entre les deux rives du détroit de Taïwan, plutôt qu’une réunification hâtive. Évidemment, le gouvernement chinois ne perd pas de vue cet objectif final. Il souhaite engager une négociation politique le plus vite possible pour, à terme, parvenir à une forme de réunification ou une forme d’accord politique qui scellerait l’appartenance de Taïwan à la Chine. Ce qui empêcherait toute évolution future vers l’indépendance ou toute forme de séparation définitive.

La seule chose de nouveau de la part de Xi Jinping, c’est l’initiative qu’il a prise de rencontrer le président taïwanais sortant Ma Yingjiu le 7 novembre dernier à Singapour. Et donc de prendre sur lui d’organiser une forme de sommet avec le responsable d’une entité politique que Pékin ne reconnaît pas vraiment. Il y a donc une forme de flexibilité nouvelle chez Xi Jinping, qui se combine avec une affirmation de puissance de plus en plus évidente.

Le président chinois Xi Jinping, et son "homologue" taïwanais Ma Ying-jeou lors de leur rencontre à Singapour le 7 novembre.
Le président chinois Xi Jinping, et son "homologue" taïwanais Ma Ying-jeou lors de leur rencontre à Singapour le 7 novembre. (Crédit : ROSLAN RAHMAN / AFP)
En effet, Xi Jinping a pu montrer une face agressive à l’encontre de Taïwan, avec des propos menaçants fin 2015 lorsqu’il a avertit de « conséquences » en cas de rupture du consensus de 1992…
C’est exact et cela rappelle d’ailleurs les menaces lancées par l’ancien Premier ministre chinois Zhu Rongji en 2000, lors de la première élection de Chen Shui-bian. Aujiourd’hui, les menaces de Xi Jinping sont restées très vagues, mais ce ne sont pas des menaces en l’air, il faut les prendre au sérieux. Les relations entre les deux rives seront plus difficiles, plus tendues.

Cela dit, Pékin ne peut pas isoler Taïwan et accroître aveuglément la pression militaire, car le gouvernement chinois cherche à gagner à lui le plus de segments de la société taïwanaise : les hommes d’affaires, les partis d’opposition, tous les éléments qui ont intérêt à des relations stables avec la Chine, comme les Taïwanais du sud de l’île qui ont gagner beaucoup d’argent avec le tourisme chinois. La stratégie chinoise consiste plutôt à isoler les forces indépendantistes et Tsai Ing-wen si une fois élue, elle ne joue pas le jeu. Pékin n’isolera pas Taïwan, de façon à maintenir ses relations avec le KMT.

Sait-on ce que pense Xi Jinping de Taïwan ? Est-il plutôt « faucon » ou « colombe » ?
Il n’y a pas beaucoup de déclarations personnelles de Xi sur Taïwan. On ne sait pas vraiment ce qu’il pense. Il poursuit la stratégie de Hu Jintao : à savoir, tirer parti de la montée en puissance de la Chine vis-à-vis de Taïwan et des Etats-Unis. Il ne va pas lâcher prise. Il a fait preuve d’ouverture avec Ma Ying-jeou car la rencontre qu’il a voulue a créé un précédent de nature à accroître la pression sur Tsai Ing-wen.

Xi n’est pas plus souple ou plus ouvert que Hu, mais il a plus de cartes en main. Son rôle décisionnaire sur la politique à l’égard de Taïwan est encore plus évident car il a imposé l’idée du sommet avec Ma à l’éxécutif : il a davantage les moyens de prendre l’initiative que son prédecesseur, dans un sens comme dans l’autre, vers plus souplesse ou plus d’aggressivité.

Pour Taïwan, cela va être plus difficile. Ce ne serait pas logique d’attendre que le président chinois fasse preuve d’une grande ouverture alors qu’il affirme la puissance de la Chine aux quatre coins du monde. Xi va sans doute mettre plus de pression, ce qui peut créer de la tension. En même temps, il maintiendra une volonté de diviser pour mieux régner, afin de se rapprocher de toutes les forces taïwanaises qui peuvent aider la cause de Pékin.

Quels sont les leviers dont la Chine dispose à l’égard de Taïwan ?
La communauté des Taïwanais qui vivent et travaillent en Chine est un premier levier puissant pour Pékin, qui va l’utiliser pour faire pression sur le nouveau pouvoir. C’est ce que le gouvernement chinois a déjà fait sous les présidences de Chen Shui-bian et de Ma Ying-jiu. Cette communauté représente d’1 à 2 millions de personnes, dont les Taishang, les hommes d’affaires taïwanais qui sont installés et qui opèrent en Chine. Mais il existe d’autres leviers pour Pékin : les milieux d’affaires à Taipei et les 4 millions de touristes chinois à Taïwan. La Chine peut du jour au lendemain « fermer le robinet ». Le quatrième levier dont dispose les Chinois est le statut international de Taïwan. Ma Ying-jiu a négocié une trêve diplomatique que Pékin peut remettre en cause, causer la perte de la moitié des 22 représentations de Taïwan à l’étranger et empêcher l’île d’entrer dans toutes organisations internationales. La Chine ne manque pas d’armes.
Est-ce à dire que Pékin est devenu un acteur à part entière de la vie politique à Taïwan ?
Ce n’est pas nouveau. Cela date de 2000 avec l’élection de Chen Shui-bian. Ensuite, le Parti communiste chinois a tout fait pour se rapprocher du Kuomintang, du New Party [parti de centre-droit membre de la coalition « pan-bleue » avec le KMT] ou du Minkuotang [petit parti fondé par un ancien député du KMT]. En 2005, Lien Chan a rétabli les relations entre le Kuomintang [qu’il a dirigé entre 2000 et 2005] et le PC chinois. Depuis, les deux partis ont régulièrement renforcer les liens.
Revenons à la rencontre entre Xi et Ma en novembre dernier : beaucoup de commentateurs trouvent que Xi Jinping n’y a rien gagné au final. Etes-vous d’accord ?
Non, je ne pense pas. Pékin n’espérait pas changer l’issue des élections, mais seulement peser, et peser d’ailleurs surtout sur les élections législatives pour empêcher le DPP d’obtenir la majorité au Parlement. En réalité, l’objectif de la Chine va bien au-delà des élections. Il s’agit de montrer que si le DPP accepte le consensus de 1992, Pékin acceptera d’aller plus loin dans le sens de la normalisation : à savoir accepter le statu quo.

Il faut savoir que même Ma Yingjiu a déçu en Chine, car il n’a pas accepté l’ouverture de discussions politiques en vue d’une réunification. Mais Pékin a une vision de long terme : une fois que la stabilité est assurée dans les relations avec Taipei, il sera possible d’aller plus loin dans la négociation vers un accord politique. Par cette rencontre avec Ma en novembre, Xi Jinping a accru la pression sur le DPP. Ce qui explique d’ailleurs les déclarations encore plus conciliantes de Tsai Ing-wen en décembre dernier. Elle a en effet déclaré que le « consensus de 1992 » était une « option », sans fermer la porte. Même si elle ne peut pas l’approuver électoralement car son camp y est opposé, Tsai a montré qu’elle n’y était pas opposée dans la mesure où cela pouvait réduire la tension avec Pékin et rassurer les Américains. Cela dit, la stratégie de Xi Jinping se heurte de toute façon à la méfiance des Taïwanais à l’égard de toutes négociations politiques avec Pékin.

D’aucuns voient les deux mandats de Ma Ying-jeou (2008-2016) comme un échec alors qu’il symbolise une volonté de rapprochement avec la Chine. Peut-on considérer que c’est aussi un échec pour Pékin ?
Oui et c’est pour cela que Xi Jinping a voulu un sommet avec Ma. En Chine, la rencontre a été présentée comme une main tendue, une ouverture, un geste de flexibilité. Mais à Taïwan, cela n’a pas profité à la campagne électorale du Kuomintang. Depuis le « mouvement des tournesols », toute politique consistant au rapprochement avec la Chine serait mal vu des Taïwanais…
Quel rôle joue l’Armée de libération populaire (APL) dans la politique taïwanaise de Pékin ?
Elle est sur la même ligne nationaliste que Xi Jinping, qui a réaffirmer le nationalisme chinois avec Taïwan comme membre de la famille. Dans le même élan, l’armée accroît la pression : l’objectif n’est pas de conquérir Taïwan avec un débarquement à court terme, mais de se doter des moyens de dissuader une intervention américaine dans l’île. Bien sûr, il y a toujours dans les médias chinois des déclarations d’officiers à la retraite, plus agressifs ou va-t-en-guerre que le pouvoir exécutif. Mais les déclaration officielles de l’armée restent dans la ligne du parti. Autrement dit, la promotion des relations avec Taïwan, militaires ou autres pour accroître influence de la Chine dans l’île. Cela rentre dans la rivalité sino-américaine plus vaste qui se focalise sur Mer de Chine.
Que représente aujourd’hui pour la Chine l’enjeu taïwanais vis-à-vis des Etats-Unis ?
Depuis l’année dernière, la Chine s’est lassée, semble-t-il, des sanctions contre les ventes d’armes américaines à Taïwan. La dernière vente a porté sur 1,8 milliards de dollars. Elle a donné lieu à des menaces de Pékin d’empêcher les sociétés américaines impliquées dont Boeing de faire des affaires en Chine. Mais finalement, ces menaces n’ont pas été exécutées. Dans les faits, elles n’auraient pas eu beaucoup de conséquences dans la mesure où ces compagnies ne sont pas implantées sur le sol chinois.

Il faut noter une évolution plus importante : l’Armée Populaire de Libération (APL) possède maintenant des armes plus offensives, des missiles capables de détruire des porte-avions. Cela augmenterait donc le coût d’une intervention américaine pour protéger Taïwan. Par la modernisation de sa capacité offensive, la Chine est en train de changer l’équilibre des forces.

Peut-on toujours parler de la poursuite d’une situation de guerre froide autour de Taïwan entre la Chine et les Etats-Unis ?
La guerre froide est terminée, mais des éléments de guerre froide subsistent. Les Américains sont toujours dans une compétition stratégique avec la Chine dans la région, car ils restent les principaux garants de la sécurité en Asie-Pacifique. S’ajoute une compétition idéologique entre le modèle du parti unique chinois et la conception de la démocratie et des droits de l’homme aux Etats-Unis et en Europe, mais aussi partagée par Taïwan et le Japon. Il demeure une forme de rivalité idéologique qui se cristallise autour de Taïwan. Pékin s’inquiète de l’influence potentielle de la démocratie taïwanaise sur le débat politique en Chine. Les libéraux chinois regardent naturellement vers Taïwan, dont il partage la même culture et la même langue. Cela continue à perpétuer une forme de guerre froide. Pékin masque tout cela derrière son discours contre l’indépendance de Taïwan, mais il s’agit en réalité d’une rivalité entre démocratie et autoritarisme.
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).