Politique
Expert - Dans l’oeil de Taïwan

 

Chine-Taïwan : Après Singapour

Rencontre inédite depuis 1949 : le président taïwanais Ma Ying-jeou et son homologue chinois Xi Jinping saluent les journalistes à l’hôtel Shangri-la hotel à Singapore le 7 novembre 2015. (Crédit : AFP PHOTO / MOHD RASFAN)
Il fallait bien que ce jour finisse par arriver : l’organisation d’un sommet entre les présidents chinois et taïwanais était de ces dossiers qui ressortaient régulièrement dans l’actualité du détroit de Taïwan depuis le milieu des années quatre-vingt dix. Le président Lee Teng-hui, décidé à conquérir la paix, avait annoncé fièrement lors de sa première conférence de presse en janvier 1988 qu’il serait sur le continent dans les dix ans. En 1995, dans la revue Perspectives chinoises, Jean-Pierre Cabestan posait la question d’un sommet entre Lee et le numéro un chinois Jiang Zemin. Entre 2000 et 2008, le président Chen Shui-bian, à en croire le Kuomintang aujourd’hui, semble avoir formé le projet de rencontrer Jiang Zemin, puis son successeur Hu Jintao. Mais ce sera finalement Ma Ying-jeou qui aura décidé son homologue chinois, Xi Jinping, à le rencontrer. Car il s’agit bien d’une demande taïwanaise, et c’est un point important pour comprendre les enjeux et les risques de la rencontre.
Une telle rencontre, en effet, n’était pas nécessairement dans l’intérêt de Pékin. Le risque était grand de voir l’événement, s’il avait lieu devant les caméras du monde entier, montrer Taïwan et son président œuvrant pour la paix. Soit le contraire de l’image du « fauteur de trouble » dans le détroit, savamment entretenue dès que Taipei secoue le joug de sa condition internationale. Quant à une rencontre en Chine même, elle était rendue d’emblée impossible côté taïwanais : le président ne pouvait apparaître comme allant faire allégeance à Pékin – du moins pas avant que des rencontres régulières et dans les deux sens ne soient un jour instituées. La difficulté de trouver un contenu concret à une telle rencontre, si ce n’était de briser la glace, n’a pas non plus aidé : négocier un accord de paix est en effet délicat, en tous cas sous forme de « traité » entre les deux régimes, puisque le Kuomintang et le Parti communiste chinois refusent symétriquement de reconnaître le régime opposé. Signer un traité emporterait la reconnaissance légale de l’autre.
Il fallait une situation exceptionnelle pour que la Chine se décide à octroyer ce qui semble une faveur à double tranchant, un joker de crise. Il ne fait guère de doute que le choix est lié aux perspectives d’une défaite historique du KMT aux présidentielles et législatives du 16 janvier 2016. Les primaires organisées par le Parti Nationaliste pour désigner son candidat ont mené en octobre 2015 à la rocambolesque éjection d’une candidate au plus bas dans les sondages et son remplacement par le président du Parti qui ne décolle pas plus depuis. Le principal parti d’opposition autochtone, le Parti démocrate progressiste (PDP), a retrouvé de la vigueur. Sauf inconnue majeure, il emportera probablement la présidence. Et les analystes évoquent une possible perte de la majorité absolue du KMT au Parlement (qu’il détient sans discontinuer depuis 1947), qui donnerait au PDP la majorité pour gouverner que Chen Shui-bian n’avait jamais eue entre 2000 et 2008.
Dans la logique chinoise, la perspective est préoccupante. Même s’il est très improbable que Tsai Ing-wen, candidate du PDP en tête dans les sondages, conduise une politique brusque dans le détroit, la Chine ne pourra compter, si elle accède à la présidence, sur un partenaire comme celui que Ma Ying-jeou a été pour elle depuis 2008. L’actuel président a en effet multiplié les accords dans le détroit, dont celui très décrié sur les services en juin 2013, jusqu’à conduire en mars et avril 2014 à trois semaines d’occupation du Parlement par les étudiants taïwanais excédés par le manque de transparence des négociations et les concessions faites à la Chine.

Pourquoi la Chine n’en profitera pas

Contradiction apparente, donc : la Chine, d’un côté, a repoussé pendant vingt ans la possibilité d’une telle rencontre ; de l’autre, son geste apparaît pourtant aujourd’hui comme une faveur à Ma. Elle a en effet pris des risques. Et il n’est pas sûr qu’elle tire si vite les marrons du feu, et cela pour trois raisons.
*Les visites d’Etat des Présidents Lee, Chen et Ma chez les alliés diplomatiques n’ont jamais pris l’allure de sommets historiques.
La première est que la rencontre a donné un surcroît de visibilité internationale à Taïwan. C’est sans doute la première fois depuis la visite de Lee Teng-hui aux États-Unis en 1995 qu’un président de la République de Chine (qui se réduit à Taïwan depuis 1949) s’adresse à tant de médias internationaux à l’étranger*. La prestation de Ma Ying-jeou, sur la forme comme sur le fond, a été vivement critiquée à Taïwan, du fait surtout de son « coupable oubli » devant Xi Jinping, avec lequel il a parlé de la politique « d’une seule Chine » (la position chinoise) sans rajouter « à chacun son interprétation » (la position du KMT lui-même). Néanmoins la rencontre a, semble-t-il, permis une conférence de presse très diffusée dans les médias internationaux, du moins en comparaison du sort d’ordinaire réservé à l’île en ce domaine.
Deuxième raison : l’effet sur la campagne électorale du KMT semble jusqu’à présent nul. La Chine pensait peut-être envoyer un message aux Taïwanais, celui qu’en votant pour le KMT, ils permettraient à Taïwan d’entretenir des relations cordiales dans le détroit. Le message est sur ce point bien différent de la crise des missiles de 1995, où la Chine avait alors face à elle un KMT qui flirtait avec l’idée de « nation taïwanaise » sous la houlette de Lee Teng-hui, avant d’être repris en main dans un sens nettement plus conservateur et prochinois.
*Alors que le débat sur les propos de Ma devant Xi battait son plein les jours suivants, plus d’une semaine après la rencontre, 56% des Taïwanais estimaient que le sommet leur donnait des raisons d’être inquiets que Taïwan ne devienne un jour une partie de la Chine. Un sondage réalisé pour le compte de Taiwan Brain Trust, proche du PDP.
Comme en 1995, lors de la crise des missiles, la stratégie chinoise a produit l’inverse de l’effet escompté. Le soutien sous condition de l’opinion publique taïwanaise au principe d’un sommet avant sa tenue, s’est clairement effrité dès les conférences de presse finies. Selon un sondage réalisé le lendemain, 40% des personnes interrogées étaient satisfaites de la rencontre, mais déjà 50% s’estimaient insatisfaites, tandis que seuls 33% considéraient que Ma avait sauvegardé la souveraineté de la République, contre 47% qui pensaient le contraire*.
*Sondage effectué par un think tank proche du KMT. Un autre sondage effectué par la chaîne TVBS, également peu favorable du PDP en général, les plaçait respectivement à 43% et 27% le 8 novembre.
Quant à l’effet sur l’élection présidentielle elle-même, la candidate Tsai a gagné 3,5% d’intention de votes avec le sommet, pour atteindre 48,6 %, quand son opposant du KMT, Eric Chu, n’en tirait aucun profit et restait à 21,4 %*. Plus encore, le Kuomintang, un temps uni de manière inattendue par le sommet, s’est de nouveau divisé depuis sur les sélections des candidats aux législatives et sur la question d’une inévitable redistribution des cartes au Parlement et dans le parti en cas de défaite majeure au Yuan législatif.
La troisième raison, enfin, est qu’en acceptant ce sommet, la Chine a peut-être en partie bridé sa marge de manœuvre. Le sommet, en effet, a pu montrer la détermination de Taïwan à agir de manière pacifique dans le détroit. Il risque d’être plus compliqué pour la Chine, à l’avenir, de portraiturer Taïwan comme un fauteur de trouble quand l’île, inévitablement, rejettera chaque fois qu’elle l’estimera nécessaire des démarches de la Chine en faveur de l’unification. Certes, il en faudra plus pour que Pékin se prive de recourir à une rhétorique de nouveau martiale, et d’abord du fait que l’option militaire reste d’actualité pour elle et que les dispositifs militaires sont toujours en place.
Mais les deux décennies qui se sont écoulées avant que Pékin n’accède à cette demande taïwanaise semblent indiquer le risque qu’il y avait pour Pékin dans l’affaire. La Chine, comme souvent sur le dossier taïwanais, se trouve en effet prise dans des contradictions insurmontables : sa politique systématique d’exclusion de l’île des instances internationales et sa menace militaire ne peuvent que renforcer le rejet massif de l’unification par les Taïwanais se pensant pour la plupart en nation insulaire, opprimée par une Chine irrédentiste ; mais lâcher du lest permet immédiatement à Taïwan d’enregistrer des gains en termes de visibilité internationale.
Pour surmonter cette contradiction, la Chine aurait besoin de respecter la dignité de Taïwan, ce que Ma Ying-jeou s’est, à sa façon, efforcé de faire comprendre à Xi Jinping. Mais qu’elle s’y prenne en donnant plus de présence internationale à la République de Chine, comme en la laissant réintégrer l’ONU, et rien ne lui assure qu’à terme, la guerre éloignée, les Taïwanais n’atteignent pas le consensus qui leur manque encore, devant la menace, pour changer de régime et proclamer un État formosan. Au fond, la Chine n’a aucune option satisfaisante pour elle à partir du moment où elle ne reconnaît ni la République de Chine, ni la nation taïwanaise.

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A propos de l'auteur
Stéphane Corcuff, politiste, sinologue, est enseignant-chercheur à Sciences-Po Lyon et au CEL Jean-Moulin Lyon 3, et chercheur associé au Centre d’études français sur la Chine contemporaine (Hong Kong). Il a publié deux ouvrages en chinois à Taïwan et de nombreux articles en français, chinois et anglais sur le détroit de Taiwan et la politique des identités dans l'île (voir ici l’ensemble de ses publications).
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