Politique
Analyse

Le Laos devient un pôle géostratégique majeur des "Nouvelles Routes de la Soie"

Le Premier ministre laotien Thongloun Sisoulith (à gauche) avec son homologue chinois Li Keqiang dans le Grand Hall du Peuple à Pékin le 28 novembre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / THOMAS PETER)
Le Premier ministre laotien Thongloun Sisoulith (à gauche) avec son homologue chinois Li Keqiang dans le Grand Hall du Peuple à Pékin le 28 novembre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / THOMAS PETER)
L’année 2017 marque l’intégration pleine et entière du Laos aux « Nouvelles routes de la soie » voulues par le président chinois Xi Jinping. Une intégration matérialisée par le début de la construction du corridor indochinois reliant la Chine à la Thaïlande à travers le tronçon laotien. Maintes fois annoncé et reporté depuis 2010, le projet de construction de la ligne ferroviaire Kunming-Boten-Luang Prabang-Vientiane a été mis sur les rails. Son tracé de 414 kilomètres devrait comprendre 32 gares (dont 21 opérationnelles dès l’inauguration), 75 tunnels (198 km) et 167 ponts (62 km) sur le chemin le plus direct en direction de Bangkok, via Nong Khai en Thaïlande, où se développe un réseau ferroviaire avec le Laos à travers deux projets dans le Nord-Est. La ligne passera également par Kuala Lumpur et Singapour grâce à la construction d’un TGV entre les deux métropoles. Une fois achevé, le Kunming-Vientiane permettra aux passagers et aux marchandises de faire le trajet en 6-7 heures alors qu’il faut actuellement plusieurs jours par voie routière.
*La Laos-China Railway Company Limited, une co-entreprise sino-laotienne a été créée pour construire et exploiter la nouvelle ligne Boten-Vientiane.
Jusqu’alors, le gel du projet était lié à des raisons financières, techniques et administratives entre le Laos, la Chine et la Thaïlande. Le 25 décembre 2016 à Luang Prabang, une cérémonie sino-laotienne, à laquelle participait le Premier ministre laotien Thongloun, a marqué le début des travaux. Pilotés par la China Railway Group Limited*, notamment dans les provinces de Luang Namtha (Boten) et Luang Prabang, ces travaux consistent principalement dans le percement des tunnels. La ligne de chemin de fer, doublée d’une autoroute, devrait être inaugurée en 2021. La construction de la voie rapide autoroutière, pour un coût de 1,2 milliard de dollars, entre Vang Vieng et Vientiane (113 km) par une coentreprise sino-lao débutera, elle, en 2018.

Contexte

La future ligne Boten-Vientiane fait partie de l’initiative des « Nouvelles routes de la soie » qui va bien au-delà de l’espace de l’antique route de la soie avec l’affirmation de compatibilité de l’ASEAN. L’aspect le plus visible du projet de Xi Jinping est l’investissement massif de la China Railway Group Limited dans de nouvelles voies ferroviaires, dont le Kunming-Singapour. La Chine veut assurément tirer un maximum de profit des avantages comparatifs des régions parties prenantes en adoptant une stratégie proactive d’ouverture ainsi que de renforcement de l’interaction en Asie. La « Belt and Road Initiative » (nouveau nom officiel des « Routes de la Soie ») est divisée en six corridors reliant la Chine à l’Europe et couvrant tout le continent asiatique. Le corridor Chine-Indochine complète la ceinture économique en se raccordant au programme de la Région du grand Mékong (GMS – Greater Mekong Subregion), c’est-à-dire la partie péninsulaire de l’Asie du Sud-Est. La Chine cherche à y développer le fret ferroviaire (et maritime) pour accéder plus facilement à l’Océan Indien, ce qui permet de contourner la mer de Chine méridionale, région stratégiquement instable.

Les « Nouvelles routes de la soie » participent d’un plan massif d’investissement dans les infrastructures en Asie centrale et en Asie du Sud-Est. Soit 1 200 milliards de dollars débloqués par la Chine pour financer le projet via principalement la Banque chinoise de développement (890 milliard de dollars), le Fonds souverain pour la « Nouvelle route de la soie » (Silk Road Funds), la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) et la Nouvelle banque de développement des BRICS (New Development Bank BRICS). L’objectif est d’offrir aux entreprises chinoises de nouveaux débouchés alors que la transition du modèle économique en faveur du marché intérieur s’avère insuffisante. Il s’agit, en outre, d’écouler des surcapacités industrielles estimées par la Banque mondiale à 10 % du PNB (notamment dans le BTP), et d’assurer la diversification des approvisionnements énergétiques. Par ailleurs, en raison de l’augmentation des coûts du travail, les entreprises chinoises perdent de leur compétitivité face à certains concurrents étrangers (dont le Vietnam). Pékin souhaite donc délocaliser des industries à utilisation intensive de main-d’œuvre vers les États voisins où les coûts de production sont moins élevés comme dans les zones franches. La vague de créations de zones économiques spéciales et spécifiques au Laos résulte clairement de cette stratégie s’appuyant sur le dynamisme de l’économie chinoise. Le corridor économique ferroviaire traversant le nord du Laos doit permettre, d’une part, de réduire les coûts de transport intra-laotien, et d’autre part, d’assurer le transport du fret entre les provinces chinoises de l’intérieur et les marchés étrangers d’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Malaisie ou Singapour).

Le projet Boten-Vientiane, largement annoncé dans la presse nationale et internationale, coûte près de 6 milliards de dollars. Le Laos et la Chine sont convenus d’un partage à 30%-70%. Pour démarrer la construction (2,38 milliards de dollars), Vientiane a contribué pour un montant de 715 millions de dollars alors que le reste de la somme (1,67 milliard de dollars) provient de la Banque chinoise de développement (China Development Bank). Concernant l’engagement financier du Laos, le pays prend 250 millions de dollars directement sur son budget national (50 millions par an durant les 5 ans de construction, sachant que le budget 2016 s’élevait à 13,7 milliards de dollars, selon le FMI). Vientiane a par ailleurs contracté un prêt de 465 millions de dollars auprès de la Banque d’import-export de Chine (Eximbank) au taux de 2,3 % sur une période de 35 ans (pas de remboursement durant les 5 premières années). En revanche, aucune information n’est disponible sur les 60 % restants (3,62 milliards de dollars) qui seraient apportés par des banques chinoises, en échange d’une participation importante dans la Laos-China Railway Company Limited.
*La gare de Thanalaeng (2 500 à 3 000 passagers par mois), la seule du Laos, se situe à 7,5 km du centre de Vientiane. Le chantier de l’extension du chemin de fer jusqu’au centre-ville devrait débuter en 2018 (inauguration en 2020), pour un coût de près de 27 millions de dollars (900 millions de bahts), somme intégralement financée par la Thaïlande sous forme de dons (30 %) et de prêts (70 %). **Le guichet unique est une mesure qui facilite le commerce. Il permet à l’opérateur économique ou au transporteur de présenter toutes les données nécessaires à la détermination de l’admissibilité des marchandises sous forme normalisée, en une seule fois, aux autorités chargées des contrôles aux frontières et à un portail unique, en une seule fois.
Si l’avantage réel d’un train à grande vitesse traversant le nord du Laos à près de 200 km (160 km dans les portions montagneuses) n’apparaît pas évident à plusieurs observateurs, les doutes semblent moindres dans le cas du transport de marchandises entre le Laos et la Thaïlande, service ferroviaire qui n’existe pas actuellement. La construction en cours d’un terminal de conteneurs de 38 000 mètres carrés dans une zone adjacente aux installations de la gare laotienne de Thanalaeng* et la future mise en place d’un guichet unique** permettent d’envisager une baisse importante des coûts de transport (30 % à 50 %) au départ du Laos. Certes, les coûts élevés de transport, principalement routier, rendent les produits laotiens peu compétitifs notamment par rapport à ceux des voisins thaïlandais, chinois ou vietnamiens. D’après une étude réalisée en 2016 par l’Organisation japonaise du commerce extérieur (JETRO), les coûts de transport d’un conteneur de 40 pieds (12,19 m) entre Vientiane et les ports de Bangkok ou de Laem Chabang (le plus important de Thaïlande) se situent entre 1 233 et 2 088 dollars, alors qu’entre Vientiane et le port japonais de Yokohama, il faut compter près de 2 500 de dollars. En comparaison, envoyer un conteneur à Yokohama coûte 1 100 dollars depuis Bangkok, 1 000 dollars au départ de Hanoi et moins de 300 dollars pour Hong Kong et Shenzhen. Le projet laotien consiste à transformer la gare de Thanalaeng en « port sec » intermodal et interconnecté aux réseaux ferroviaires des pays voisins afin de faire baisser les coûts des exportations et des importations. Pour cela, d’autres voies de chemin de fer sont à l’étude, notamment les lignes Savannakhet-Lao Bao-Dong Ha (port vietnamien), Vientiane-Thakhek-Mu Gia-Vung Anh (port vietnamien), Thakhek-Savannakhet-Paksé-Vung Tau (port vietnamien) et Paksé-Veun Kham (à la frontière lao-cambodgienne).

L’indemnisation des expropriés

*Environ 50 000 ouvriers chinois et laotiens d’ici 2021, selon les estimations.
Si Vientiane voit dans ce projet ferroviaire une opportunité de désenclaver le nord de son territoire et de confirmer son intégration régionale, les populations locales vivant à proximité du tracé projeté et des ouvrages d’art en construction (ponts et tunnels) y voient davantage un chantier titanesque aux nuisances multiples (bruit incessant d’explosions, afflux d’ouvriers chinois*, etc.). Cependant, en vertu du décret 84 publié le 5 avril 2016, ceux qui perdent des terres à cause de projets de développement doivent être indemnisés pour les pertes de revenus, de biens, de cultures et de plantes. Les gestionnaires des projets sont tenus de garantir que les conditions de vie des personnes déplacées seront aussi bonnes ou meilleures qu’elles l’étaient avant le début du projet. Toujours est-il que le coût des compensations allouées aux paysans qui seront ou ont été expropriés n’a toujours pas été établi avec précision. En cause, le recensement des populations impactées reste préliminaire, car le travail de délimitation de la largeur de la zone tampon entre la voie de chemin de fer et les zones résidentielles n’est pas achevé. Effectivement, alors qu’il était prévu initialement d’instaurer une zone tampon large de 50 m de part et d’autre de la voie de chemin de fer sur l’ensemble du tracé entre Boten et Vientiane, la zone tampon pourra dorénavant varier entre 20, 30 ou 50 m en fonction de la vitesse de passage du train (entre 120 et 200 km/h) et des particularités géographiques du site. Bien entendu, le gouvernement laotien cherche à accélérer le versement des compensations en établissant un barème forfaitaire actuellement en consultation auprès des responsables provinciaux et locaux. Par exemple, l’indemnisation pour l’expropriation d’un mètre carré de rizière se situe entre 1,79 et 16,15 dollars alors qu’un mètre carré de terrain résidentiel se voit attribué jusqu’à 360 dollars. De la même façon, pour les maisons et appartements touchés par le projet, la compensation varie entre 320 à 360 dollars par mètre carré. Au total, dans les quatre provinces traversées par les 414 kilomètres de voie de chemin de fer (Luang Namtha, Oudomxay, Luang Prabang et Vientiane), le gouvernement estime que près de 4 411 familles devraient être affectées, 3 832 hectares expropriés et 3 346 bâtiments détruits. S’il n’y a guère lieu de douter du versement des indemnités aux familles expropriées, les premières sommes accordées aux villageois en réparation du préjudice tardent à être réglées par les autorités laotiennes.
Jusqu’à présent, les travaux vont bon train puisqu’environ 15 % de la ligne seraient d’ores et déjà achevés, notamment le percement des tunnels, la construction de ponts et routes (permettant l’accès aux futures gares), le déblaiement le long du tracé projeté, etc. Ces tâches sont effectuées par des milliers d’ouvriers laotiens et, dans une moindre mesure, chinois. En effet, la première année du chantier a nécessité l’embauche de près de 7000 ouvriers locaux, dont environ 2000 uniquement dans la province de Luang Prabang, pour un salaire mensuel qui serait compris entre 200 et 800 dollars, ce qui dans un pays où le salaire moyen se situe à 110-120 dollars par mois, semble très élevé.

Passage stratégique vers le mers du Sud

Les 19 et 20 décembre 2017 se tiendra à Vientiane le premier « Belt and Road Forum for Laos-China Cooperation », dont les discussions porteront sur le renforcement de la coopération bilatérale et le développement industriel du Laos. Les investissements massifs opérés par la Chine sur le territoire laotien (barrages hydroélectriques, mines, projets immobiliers, tourisme ou zones économiques spéciales), notamment dans le cadre des « Nouvelles routes de la soie », s’insèrent dans une géopolitique des provinces en marge de son territoire et des pays voisins. D’une part, Pékin concrétise sa stratégie consistant à reconnecter la province du Yunnan à son prolongement indochinois, faisant passer son positionnement territorial de « périphérie » à « centre », ou encore à faire de la province un pont entre la Chine et l’Asie du Sud-Est. D’autre part, Pékin veut faire du Laos (et de la péninsule indochinoise) une voie de passage stratégique en direction des mers du Sud, et comme éventuelle alternative au transport maritime via les nouvelles infrastructures de transport terrestres.
Lors de sa visite officielle à Vientiane les 13 et 14 novembre derniers, le président chinois Xi Jinping a affirmé sa volonté de construire une « communauté de destin d’importance stratégique » entre la Chine et le Laos, confirmant du même coup le changement de statut de Vientiane devenu pour Pékin une pièce essentielle dans son initiative Belt and Road. Reste à Vientiane de veiller à ne pas se faire écarteler par la Chine et à réussir à tirer profit de sa position géographique en équilibrant les alliances entre pays voisins, particulièrement avec le Vietnam dont la « relation spéciale » entre les deux pays sera particulièrement mise à l’épreuve dans les années à venir.
Par Eric Mottet

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A propos de l'auteur
Éric Mottet est professeur de géopolitique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est, et chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC). Il est l’auteur de nombreux livres, chapitres de livres et articles sur les questions géopolitiques en Asie du Sud-Est et de l’Est.