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Laos : les trois défis du Premier ministre Thongloun

Le Premier ministre laotien Thongloun Sisoulith lors d'une conférence de presse avec le président russe Vladimir Poutine au Sommet ASEAN-Russie à Sochi le 20 mai 2016. (Crédits : Alexei Druzhinin/Sputnik/via AFP)
Le Premier ministre laotien Thongloun Sisoulith lors d'une conférence de presse avec le président russe Vladimir Poutine au Sommet ASEAN-Russie à Sochi le 20 mai 2016. (Crédits : Alexei Druzhinin/Sputnik/via AFP)
Après une décennie de croissance stimulée essentiellement par l’exploitation des matières premières et agricoles, la chute des cours mondiaux a fait prendre conscience au Premier ministre Thongloun Sisoulith de la nécessité de procéder à une diversification de la politique nationale au Laos. Cela fait quatre ans que le pays connaît un ralentissement économique doublé d’un durcissement très critiqué de la répression en matière de libertés civiles et des droits politiques de la population. Or le gouvernement ne doit pas oublier que l’économie du Laos est terriblement dépendante de son ouverture aux acteurs externes, dont ses trois puissants voisins (Chine, Thaïlande et Vietnam), sur lesquels reposent précisément la stabilité socio-économique du pays et la légitimité du pouvoir de l’État-Parti.

Sortir de l’économie de rente et diversifier la structure économique du pays

*MMG LXML, propriétaire chinois de la mine de Sepon (province de Savannakhet), la plus importante du pays, a pris la décision d’arrêter unilatéralement l’extraction de l’or et de fermer l’usine de transformation en décembre 2013.
A l’évidence, c’est l’exploitation des ressources naturelles qui stimule la croissance économique au Laos. Pas moins de 25 % de la croissance totale et 57 % des investissements domestiques et étrangers concernent uniquement les secteurs des ressources minérales (or, cuivre, argent, potasse, charbon ou pierre précieuse) et de l’hydroélectricité pour la période comprise entre 2011-2015. Mais il faut nuancer cette place économique centrale occupée par les ressources minérales depuis une dizaine années dans le pays. Bien que le volume de la production minière ne cesse d’augmenter, sa valeur a diminué en 2014-2015 en raison de la baisse du prix des ressources minérales sur les marchés mondiaux, notamment ceux de l’or et du cuivre. Cela montre avec acuité la fragilité d’une économie fondée sur la rente des ressources naturelles.
Les prix des produits miniers étant en baisse et la conjoncture mondiale demeurant incertaine, les sociétés minières ont de plus en plus de difficultés à prévoir les tendances de la demande et la perspective de rentabilité des projets dans ce secteur est de moins en moins prometteuse*. En outre, le régime de redevance minière au Laos est basé sur les profits. Contrairement aux redevances sur la valeur extraite ou ad valorem, ce type de régime a pour avantages de tenir compte de la « capacité à payer » des entreprises et de capturer une partie potentiellement plus importante de la richesse extraite si la mine est très profitable, comme c’est généralement le cas dans le haut des cycles de prix des minerais. À l’inverse, les principaux inconvénients de ce type de régime sont l’instabilité des revenus pour le gouvernement, revenus qui fluctueront très fortement avec les cycles de prix.
Cependant, on ne peut pas exclure que la baisse importante des revenus issus de l’exploitation des ressources minérales soit aussi attribuable à la suspension de l’octroi de nouvelles concessions minières, suite à un moratoire mis en place en novembre 2012. Le gouvernement laotien, jusque-là peu regardant sur l’attribution des concessions, avait décidé de suspendre entre 2012 et 2015 l’attribution de nouveaux sites miniers. Cette mesure faisait suite aux inquiétudes exprimées par la Banque mondiale et des membres de l’Assemblée nationale après qu’une série de projets de développement eurent empiété sur les terres de villageois et porté atteinte à l’environnement. Les études d’impact social et environnemental sont trop souvent bâclées, et les autorisations octroyées dans une certaine opacité avec, à l’arrivée, des conflits fonciers avec les communautés villageoises présentes dans les zones de concession (561 projets miniers recensés en 2015). La suspension de l’attribution de nouvelles concessions a indubitablement freiné, sans pour autant le compromettre, le plan de développement minier approuvé en 2008 par le gouvernement laotien. Ce dernier a été réactivé en 2016, mais les nuages s’amoncellent au-dessus du secteur minier, Thongloun ayant déclaré publiquement qu’il était préoccupé par les impacts environnementaux de l’exploitation minière au même titre que les plantations de bananes soumises à un moratoire d’interdiction depuis quelques mois.
La production d’électricité à partir de centrales hydroélectriques est une politique énergétique laotienne datant du début des années 1970. Elle connaît une accélération décisive depuis le courant des années 1990. Les revenus tirés de la vente d’électricité aux pays voisins (Thaïlande, Vietnam, Cambodge) jouent un rôle déterminant dans la croissance des exportations du Laos. Aujourd’hui, l’État a pour ambition de devenir le premier pays producteur d’électricité de la région et, à cette fin, déroule une liste de 25 installations hydroélectriques opérationnelles (6 093 MW), soit 26,5 % du potentiel techniquement exploitable (23 000 MW), dont 10 % en cours de construction (3 447 MW). En plus des exportations d’électricité (1,9 milliard de dollars pour la période 2011-2015), la politique hydroélectrique rapporte des revenus fiscaux importants au gouvernement laotien. Une étude de la Banque mondiale estime que le revenu fiscal, engendré par le secteur hydroélectrique, devrait se situer à 350 millions de dollars en 2020 et à 850 millions en 2025. En favorisant les investissements massifs dans le secteur hydroélectrique, le Laos table à terme sur l’accroissement des exportations et des redevances, mais aussi sur le raffermissement de son rôle de fournisseur régional incontournable à travers des accords bilatéraux et le projet d’interconnexion des réseaux électriques entre les pays de l’ASEAN, programme grâce auquel la Malaisie et Singapour devraient devenir dans les prochains mois clients de l’électricité laotienne.
Au cours de la période 2011-2015, la valeur brute des exportations est estimée à 15,07 milliards de dollars. Les produits miniers et les minéraux sont de très loin la première source de devises étrangères (8,8 milliards de dollars). Viennent ensuite le tourisme international (2,8 milliards de dollars) et l’hydroélectricité (1,9 milliard de dollars). La structure des revenus reflète parfaitement les inquiétudes émises par la Banque mondiale et de nombreux observateurs laotiens et étrangers sur la fragilité de l’économie du pays qui, malgré une croissance soutenue (7 % en 2016), est principalement tirée par une économie de rente.
En dépit d’une croissance élevée et des efforts budgétaires entamés depuis 2014, notamment le resserrement des dépenses des organismes d’État et des gouvernements provinciaux (gel de l’augmentation des salaires de la fonction publique), l’inquiétude sur l’état des finances publiques persiste. Alors que la dette publique s’élevait à 50 % du PIB en 2014, elle devrait atteindre 65 % à moyen terme. Cette dégradation spectaculaire de l’économie n’est pas sans répercussion sur le traitement des fonctionnaires dont le versement est devenu aléatoire depuis octobre 2012, date de la décision gouvernementale d’augmenter de 150 % le salaire des employés de l’État.
Au-delà de l’exploitation des ressources naturelles, le 8e Plan quinquennal (2016-2020) prévoit le déploiement d’une politique économique nationale qui fait aussi porter les efforts dans trois directions : la création de zones économiques spéciales et spécifiques (ZES), le tourisme international et l’édification de grands projets immobiliers multifonctionnels et commerciaux.
Sur le modèle chinois, le gouvernement laotien multiplie l’ouverture de ZES à proximité des frontières dans l’espoir de stimuler le développement économique du pays en s’appuyant sur le dynamisme des États limitrophes. Ces ZES, actuellement au nombre de 10, Vientiane en prévoit à terme près de 40, dont 25 d’ici 2020. Malheureusement, leur succès relatif vient rappeler au gouvernement laotien combien une stratégie économique reposant en très grande partie sur des acteurs extérieurs reste fragile.
Quant au nombre de touristes étrangers, il est en augmentation constante : + 430 % entre 2005 et 2015. Le Laos a vu en 2015 le nombre de visiteurs atteindre les 4,7 millions, pour un revenu de 725 millions de dollars (+ 500 % en 10 ans). Si les Thaïlandais dominent très nettement le nombre de touristes étrangers voyageant au Laos (près de 2,3 millions en 2014), devant les Vietnamiens (1,2 million), on constate une augmentation remarquable du nombre de visiteurs chinois, soit une augmentation de 315 % depuis 2010 (512 000 en 2015). Dans l’esprit du gouvernement central, le développement du tourisme est bel et bien une stratégie à moyen terme s’appuyant sur les atouts du pays (richesses du patrimoine historique, culturel et naturel). Le 8e plan quinquennal (2016-2020) fait la promotion du tourisme en étalant une stratégie offensive pour relever les défis de la lutte contre la pauvreté et de l’intégration régionale. Néanmoins, les dispositions contenues dans le 8e plan socio-économique ne devraient pas complètement gommer les nombreuses faiblesses du secteur, pêle-mêle : un déficit d’image à l’international, de médiocres infrastructures hôtelières et de communication (routes, aéroports, etc.) et un manque de travailleurs qualifiés.
Alors que les activités de promotion immobilière se limitaient jusque-là à des projets modestes, en adéquation avec l’importance économique du pays, l’aménagement et la construction immobilière changent d’échelle. De grands complexes commerciaux (Vientiane Center, Latsavong Plaza ou Vientiane New World, etc.) sortent de terre à coup de centaines de millions de dollars. Au Laos, particulièrement à Vientiane, les projets immobiliers d’envergure en cours de financement par la Chine, principalement, ont pour objectif de soutenir l’économie locale et nationale et de réduire le flux de devises en direction de la Thaïlande voisine (1,3 milliard de dollars par an). Dans un avenir proche, on devrait être capable de trouver à Vientiane un éventail très étendu de produits alimentaires et manufacturés haut de gamme, ainsi que des installations de divertissement de qualité… sur les modèles chinois et thaïlandais.

Connecter le pays à la Route de la soie pour désenclaver le territoire et l’économie laotienne

Maintes fois annoncé et reporté depuis 2010, le projet de construction de la ligne Kunming-Boten-Luang Prabang-Vientiane semble en bonne voie de concrétisation. Son tracé de 414 kilomètres devrait comprendre 33 gares (dont 21 opérationnelles dès l’inauguration), 72 tunnels (184 km) et 170 ponts (70 km) sur le chemin le plus direct en direction de Bangkok, via Nong Khai (Thaïlande), puis Kuala Lumpur (Malaisie) et Singapour. Jusqu’alors, le gel du projet était lié à des raisons financières, techniques et administratives entre le Laos, la Chine et la Thaïlande. Le 25 décembre 2016, s’est tenue à Luang Prabang une cérémonie sino-laotienne marquant le début des travaux, à laquelle participait le Premier ministre Thongloun. En 2017, les doutes sur la faisabilité de ce projet semblent s’être lever petit à petit avec la tenue de plusieurs rencontres bilatérales ayant débouché sur le début des travaux dans les provinces de Luang Namtha (Boten) et Luang Prabang, dont notamment le percement des tunnels. La ligne de chemin de fer devrait être inaugurée en 2021.
Les détails du montage financier sont désormais connus. Sur un projet réévalué à près de 6 milliards de dollars, le Laos et la Chine seraient convenus d’un partage 30 %-70 % des coûts du projet. Pour démarrer la construction, Vientiane a contracté un prêt de 800 millions de dollars auprès de la China EximBank (Export-Import Bank of China). En revanche, aucune information n’a filtré quant au montage financier du milliard de dollars restant que le Laos doit fournir. Côté chinois, les 4,2 milliards de dollars seraient apportés par des sociétés de capital-risque, dont le nom n’a pas été communiqué, en échange d’une participation importante dans la future coentreprise sino-laotienne gestionnaire du tronçon laotien.
Le Laos voit dans ce projet ferroviaire une opportunité de désenclaver le nord de son territoire et de confirmer son intégration régionale désormais bien entamée. Cependant, une fois achevée, cette ligne de chemin de fer devrait surtout intensifier les flux de voyageurs (entre 4 et 8 millions/an) et de marchandises entre la Chine et la Thaïlande. D’après la China Railway Construction Corporation Ltd., les tarifs aller-retour entre Kunming et Bangkok seront disponibles à partir de 700 yuans (environ 90 euros), soit deux à trois fois moins qu’un billet d’avion. Quant au coût du transport de marchandises, il serait neuf fois inférieur au prix du fret aérien. Nombreuses sont les voix qui s’interrogent sur les avantages réels de trains à grande vitesse (160 km/h) et de marchandises (120 km/h) reliant la Chine et la Thaïlande, mais ne faisant que traverser le Laos.

Permettre la liberté d’expression et assouplir la répression

Depuis la nomination de Thongloun, les progrès sont visibles dans bien des domaines comme la lutte contre la corruption, la répression contre les barons de la drogue ou les moratoires sur l’exploitation forestière et agricole (lire notre article). Mais la politique du gouvernement en matière de libertés civiles et des droits politiques de la population n’a pas connu d’avancées notables, bien au contraire. Ce constat est particulièrement visible auprès des ONG et des associations à but non lucratif qui reçoivent des fonds internationaux, notamment sur les questions socio-environnementales. Cette dégradation spectaculaire de la marge de manœuvre des groupes associatifs et des ONG intervient à une période où les donateurs internationaux restent un soutien essentiel du gouvernement laotien. Force est de constater qu’au Laos, l’aide étrangère ne s’est pas traduite par un plus grand respect des libertés individuelles. Ces évolutions, qui semblent révélatrices de mutations au sein du Parti, se produisent alors que de plus en plus de donateurs occidentaux montrent quelques signes d’agacement vis-à-vis de la politique répressive pratiquée par Vientiane.
L’affaire des trois jeunes gens emprisonnés puis condamnés à des peines très lourdes allant de douze à vingt ans pour avoir publié sur Facebook des commentaires négatifs sur le gouvernement laotien, est venue rappeler avec gravité le durcissement de la répression contre les droits et libertés individuelles au Laos. En effet, deux hommes et une femme ont été condamnés en avril dernier après un verdict d’une incroyable sévérité : 20, 18 et 12 ans de prison ferme. Au-delà des commentaires dénonçant la déforestation abusive et la corruption au Laos, la justice laotienne leur reproche également d’avoir participé (organisé ?) à une manifestation devant l’ambassade du Laos à Bangkok en 2016 pour dénoncer la situation des droits de l’homme dans leur pays. D’après de nombreuses informations recueillies au Laos auprès des acteurs de la société civile, les critiques dirigées contre le gouvernement laotien sont désormais mises en sourdine.
Dans cette période de reprise en main du pays par Thongloun, le gouvernement semble se raidir sur ses fondamentaux et accepte très mal la critique. Ce manquement flagrant envers des obligations internationales compromet sérieusement les tentatives du Laos pour gagner en crédibilité à l’échelle régionale et internationale. En termes de liberté d’expression, le chantier reste total.

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A propos de l'auteur
Éric Mottet est professeur de géopolitique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est, et chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC). Il est l’auteur de nombreux livres, chapitres de livres et articles sur les questions géopolitiques en Asie du Sud-Est et de l’Est.