Politique
Entretien

Charlotte Thomas : "Depuis Modi, l'augmentation patente des violences en Inde contre les minorités religieuses"

Loi votée en janvier 2019 visant à accorder la citoyenneté indienne aux immigrés pakistanais, afghans et bangladais non-musulmans après six ans de vie en Inde, le "Citizenship Bill" est utilisé comme argument électoral : on devient citoyen par religion, et non par droit du sol, et les musulmans en sont exclus. (Source : Courrier International)
Loi votée en janvier 2019 visant à accorder la citoyenneté indienne aux immigrés pakistanais, afghans et bangladais non-musulmans après six ans de vie en Inde, le "Citizenship Bill" est utilisé comme argument électoral : on devient citoyen par religion, et non par droit du sol, et les musulmans en sont exclus. (Source : Courrier International)
A l’approche des élections générales en Inde du 11 avril au 19 mai, le traitement de la minorité musulmane est incontournable pour comprendre le premier mandat de Narendra Modi. Les violences des nationalistes hindous et les discriminations systémiques contre les musulmans ont empiré ces dernières années. L’issue encore incertaine des prochaines législatives pourrait avoir des conséquences très importantes sur la vie des Indiens musulmans, qui représentent 14 à 15 % de la population totale. Comment expliquer la politique du « laisser-faire » de Narendra Modi ? Pourquoi le discours de haine intercommunautaire est-il en augmentation ? Quelle est la situation des habitants au Cachemire ? Entretien avec la politiste Charlotte Thomas.
Retrouvez tous nos articles sur les élections en Inde, et sur la vie politique et économique du pays dans notre dossier spécial « Où va l’Inde de Narendra Modi ».

Entretien

Spécialiste de la minorité musulmane indienne, Charlotte Thomas a rédigé une thèse sur les pogroms anti-musulmans en 2002 au Gujarat sous le gouvernement de Narendra Modi. Elle travaille actuellement sur le Cachemire et étudie plus généralement les accès au politique des Indiens musulmans. Actuellement en post-doctorat à Sciences Po Paris, Charlotte Thomas dirige le programme Asie du Sud du réseau de chercheurs et chercheuses NORIA. Elle a publié l’ouvrage Pogroms et ghetto : les musulmans dans l’Inde contemporaine (Karthala, 2018), une étude de la vie quotidienne dans le ghetto de Juhapura, dans la banlieue d’Ahmedabad, où vivent de nombreux rescapés des pogroms de 2002.

La chercheuse Charlotte Thomas, spécialiste de la minorité musulmane en Inde. (Crédit : DR)
La chercheuse Charlotte Thomas, spécialiste de la minorité musulmane en Inde. (Crédit : DR)
Quelle est la place des Indiens musulmans dans l’Inde de Narendra Modi ?
Charlotte Thomas : Depuis que Narendra Modi et le Bharatiya Janata Party (BJP) sont arrivés au pouvoir en 2014, on assiste à une « hindouisation » de la vie politique, qui complique la vie de la minorité musulmane. Modi était à la tête du Gujarat en 2002 lors des attaques anti-musulmans. Il vient de la branche dure du nationalisme hindou : le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), dont il est issu, a été créé dans les années 1920 et s’inspire en partie des phalanges fascistes. Pendant la campagne de 2014, Modi n’a pas tenu directement de discours d’incitation à la haine, mais ceux-ci étaient présents dans la bouche de son bras droit, Amit Shah, aujourd’hui président du BJP – il avait d’ailleurs été temporairement banni par la Commission électorale à l’époque. Tout cela ne présageait rien de bon.
De fait, depuis que Modi est Premier ministre, les violences à l’égard des minorités religieuses ont connu une augmentation patente, qui s’accompagne d’un laisser-faire du gouvernement. 90 % des crimes de haine qui ont eu lieu depuis 2009 se sont déroulés sous le mandat de Narendra Modi, et 62 % des victimes étaient des musulmans. Ces attaques ne sont pas commises directement par le BJP ou le RSS mais par des brigades de « vigilantisme », qui affirment agir pour la protection de la vache sacrée, et sont protégées par le pouvoir. Quand des attaques surviennent, la réaction du Premier ministre est soit de ne pas parler, soit d’avoir ce que le sociologue Balveer Arora appelle une « utilisation stratégique du silence » : quand il condamne ces attaques, il le fait après plusieurs jours, ce qui n’a plus de valeur.
Mais il n’y a pas que les violences liées aux vaches sacrées. Dès 2014, les organisations hindoues VHP (Vishva Hindu Parishad, ou World Hindu Council) et RSS, affiliées au BJP, ont organisé les « Ghar Wapsi » [« retour à la maison » – NDLR], des campagnes de « reconversion » des non-hindous. Je ne suis pas sûre qu’on leur demande leur avis à chaque fois. On accuse également les musulmans d’être une « cinquième colonne » du Pakistan. Une théorie très répandue a connu un pic autour de 2015, celle du « Love Jihad » : elle repose sur l’idée que les musulmans veulent « voler » les femmes d’autres religions et se marier avec elles pour les convertir à l’Islam. Cela sert de justification à l’annulation de mariage intercommunautaire, voire à des violences. Par ailleurs, le « Citizenship Bill » [loi votée en janvier 2019 visant à accorder la citoyenneté indienne aux immigrés pakistanais, afghans et bangladais non-musulmans après six ans de vie en Inde – NDLR] est utilisé comme argument électoral : on devient citoyen par religion, et non par droit du sol, et les musulmans en sont exclus. De plus, ils subissent de plein fouet les inégalités économiques et sociales, depuis de nombreuses années. Le rapport du Rajinder Sachar Committee de 2006 [sur la situation des Indiens musulmans – NDLR] montrait ainsi que les Indiens musulmans les plus pauvres sont plus pauvres que les Dalits [les Intouchables – NDLR], et que beaucoup de castes très basses. Ce rejet des musulmans participe de la volonté du gouvernement d’imposer un visage de plus en plus hindou à l’Inde, qui vise, de pair avec le projet idéologique, à récupérer des subsides électoraux.
En quoi consiste cette rhétorique hindouiste du gouvernement de Narendra Modi ?
Cette rhétorique est articulée autour de la notion d’hindutva, « l’hindouïté ». Selon elle, seuls les hindous sont des citoyens indiens légitimes en raison de leur religion indigène. Mais la « culture hindoue » valorisée par le gouvernement est une culture de haute caste et d’Inde du Nord. Ainsi, les Dalits sont attaqués par les extrémistes hindous au même titre que les minorités religieuses. La promotion de cette idéologie passe par la réécriture des livres d’histoire, des changements de noms de rues, la tentative d’imposer le yoga, une pratique hindoue, dans les écoles musulmanes et chrétiennes… Des symboles propres aux hautes castes sont mis en exergue, et des fêtes hindoues ou des traditions alimentaires du Nord sont promues aux dépens de celles du Sud.
Par ailleurs, il faut regarder comment Modi a été élu en 2014. Il était surtout connu hors du Gujarat, dont il a été Ministre-en-chef de 2001 à 2014, pour les résultats économiques de son État, et il a soigneusement éclipsé la question de sa responsabilité dans les pogroms de 2002. Il a pu promettre tout à tout le monde, accuser le gouvernement corrompu – ce qui est ironique quand on regarde les affaires qui l’entourent aujourd’hui. Cinq ans plus tard, beaucoup d’électeurs sont déçus, parce que les résultats économiques ne suivent pas. Donc on met sous le tapis ce qui n’a pas été fourni sur le plan économique et sociétal, et on normalise le discours identitaire hindou de haute caste. Le gouvernement essaye de transformer le récit : « Ce n’est pas nous qui avons raté, le problème est ethnique. » Il ne faut pas oublier que les tensions intercommunautaires en Inde ont des racines économiques. Dans les milieux qui subissent le plus les mauvais résultats économiques, il sera plus simple de mobiliser la population en disant que l’ennemi est le musulman. Toutefois, on constate un effet de saturation du discours nationaliste, notamment chez les paysans qui n’ont pas eu les garanties promises par Modi en 2014.
Par quel moyen le BJP diffuse-t-il ces idées ?
Les réseaux sociaux sont un moyen de communication essentiels pour le BJP. La journaliste Swati Chaturvedi a montré dans son livre I am a Troll: Inside the Secret World of the BJP’s Digital Army comment « NaMo » et le BJP s’appuient sur les réseaux sociaux, et en particulier sur une « armée de trolls », pour diffuser leurs idées et s’attaquer à leurs opposants et aux journalistes. Le gouvernement est d’ailleurs le premier pourvoyeur de « fake news ». Narendra Modi relaie sur son compte Twitter les articles de The Indian Eye, un site de propagande. De plus, une grande partie de la presse grand public, possédée par des industriels souvent proches de Modi, prend comme argent comptant certaines rhétoriques. Par exemple, le fait de taxer les opposants au gouvernement « d’antinational ».
Les Indiens musulmans vivent-ils différemment les discriminations selon leur caste et leur richesse ?
Dans une certaine mesure, oui. Au Gujarat, par exemple, jusqu’à 2002, posséder un patrimoine, être intégré dans les réseaux sociaux, économiques et politique était une barrière contre les violences. Les plus riches ne vivent pas dans les quartiers où les violences éclatent. Les attaquants sont recrutés parmi les couches les plus pauvres de la société, dans les quartiers où il est compliqué d’accéder aux ressources sans passer par des intermédiaires, envers lesquels les plus défavorisés se rendent redevables. C’est aussi parmi les castes les plus pauvres que l’on trouve le plus grand nombre de victimes des attaques. Mais en 2002, cette « protection » de la richesse n’a pas tenu. C’est pour cela que j’utilise le terme de « pogrom » pour désigner les violences anti-musulman de 2002 : l’objectif était bien de cibler l’ensemble de la minorité.
Par ailleurs, on constate l’émergence d’un discours qu’on n’entendait pas avant chez les castes supérieures musulmanes, interpellées par les violences des actes et des propos anti-musulmans, et les faibles réactions qu’elles entraînent. Ils restent plus épargnés physiquement mais vivent une violence symbolique. Plusieurs stars de Bollywood de confession musulmane ont réagi pour dénoncer des attaques, et ont subi en retour des campagnes de lynchage virtuel sur les réseaux sociaux. L’acteur Aamir Khan a été visé par les nationalistes après avoir critiqué l’intolérance grandissante dans le pays, tandis que l’actrice Kareena Kapoor, hindoue mais mariée à l’acteur musulman Saif Ali Khan, a été accusée d’être vendue à l’État islamique. Certains extrémistes organisent même des campagnes de boycott d’acteurs pakistanais très populaires. Toutefois, quelques musulmans très riches, plus présents dans l’entreprenariat que dans la fonction publique, sont parfois cooptés, et utilisés par le gouvernement comme tête de pont avec les pays du Golfe, où l’Inde a des intérêts économiques importants. Mais ces gens-là sont vivement critiqués, voire rejetés, par la minorité musulmane.
Un certain nombre de musulmans ont voté pour le BJP en 2014 : comment expliquer cela ?
Tout d’abord, en Inde, les enjeux locaux jouent beaucoup dans un vote. Là où le degré de corruption est très élevé, des relations interpersonnelles se créent. Les musulmans essayent de développer une proximité avec le pouvoir en place pour mieux s’en sortir. Plusieurs communautés, c’est le cas au Gujarat, ont tendance à voter pour le BJP comme une forme de protection en cas de retour des violences. Le développement économique promis par Modi a intéressé certains musulmans : il y avait cette idée qu’une bonne situation économique globale allait améliorer leur situation.
Enfin, certains considéraient en 2014 que le BJP était juste une version plus « hardcore » du parti du Congrès, dont certaines sections locales étaient pro-hindoues : c’était là encore le cas au Gujarat. Le Congrès de 2019 a d’ailleurs été atteint par la droitisation de la scène politique. Il nomme très peu de candidats musulmans, et il ne se risque pas à s’opposer fermement à la politique identitaire du BJP. Cependant, je ne sais pas si ce vote des musulmans pour le BJP se reproduira en 2019.
Peut-on parler d’un « vote musulman » en Inde ?
Non, il n’y a pas de « vote musulman ». Dans plusieurs États, on trouve des partis « musulmans » : l’Indian Union Muslim League (IUML) au Kerala ou le All India Majlis-e-Ittehadul Muslimeen (AIMIM) à Hyderabad, par exemple. Mais ce sont avant tout des partis régionaux, qui défendent une identité musulmane adossée à des problématiques régionales. Il n’y a pas d’organisation politique musulmane à l’échelle nationale. Sur le terrain, les Indiens musulmans expliquent ne pas vouloir se constituer en entité. D’abord parce qu’ils n’y croient pas : l’ethnicité n’est pas prioritaire pour eux. Et surtout parce que cela donnerait du grain à moudre aux nationalistes. Il y a une quinzaine d’années, le chercheur Yoginder Sikand a tenté d’unir les Dalits et les basses castes musulmanes dans un seul parti, pour mener des combats sur le front économique et social. Mais cela n’a pas porté ses fruits, notamment parce que les Dalits disposent déjà d’un parti les représentant.
La situation des Indiens musulmans est-elle la même partout dans le pays ?
Il y a clairement des distinctions géographiques. Dans le Sud, la situation est moins tendue, surtout pour des raisons historiques. Les musulmans sont arrivés au Nord par des conquêtes, mais par le commerce au Sud. Au Kerala, la situation est un peu meilleure que dans le reste du pays, l’IUML est bien installée, et le parti communiste y est toujours au pouvoir. La diaspora keralaise est quant à elle très importante dans les pays du Golfe, avec qui les liens socio-économiques sont forts.
En quoi la situation des musulmans du Cachemire est-elle différente du reste de l’Inde ?
Le conflit au Cachemire est avant tout lié à un territoire. L’État indien du Jammu-et-Cachemire est divisée en trois régions : le Jammu, où vivent en majorité des hindous, et une minorité de musulmans chiites, le Ladhak, principalement bouddhiste, et la vallée du Cachemire, où vivent des sunnites. Les habitants du Cachemire se considèrent discriminés même vis-à-vis des habitants du Jammu. Nourri par l’instauration d’un régime militaire dans la région par le pouvoir central, le sentiment « proto-nationaliste » cachemiri – il est compliqué de parler ici de pur « nationalisme cachemiri » – est bien plus fort que le sentiment religieux. À chaque escalade dans la région, les premières victimes sont cachemiries. Sous le gouvernement de Modi, les tensions avec le Pakistan permettent d’utiliser l’argument de la sûreté nationale pour augmenter la répression sur place et étouffer la voix des habitants. Les musulmans du Cachemire subissent des discriminations systémiques, mais avant tout parce qu’ils sont cachemiris.
D’ailleurs, il n’existe pas de solidarité entre les Indiens musulmans et les Cachemiris. Les musulmans du reste de l’Inde se sentent indiens, ils disent simplement : « Je ne me sens pas citoyen. » Les musulmans du Cachemire, eux, disent : « Je ne me sens pas Indien », dans une logique séparatiste. Cela dit, dans les deux cas, ils sont taxé « d’antinational » par le gouvernement. De fait, la solidarité des Cachemiris est davantage transnationale, par exemple avec la Palestine, les deux situations se faisant écho. Le Cachemire n’est pas un problème de musulmans, c’est un problème de cachemiris.
Qu’en est-il des discriminations contre les autres religions ?
Les Chrétiens sont aussi discriminés et subissent les violences populaires autour des vaches sacrées par exemple. Mais ils sont moins nombreux, ils ne représentent que 2,3 % de la population, et donc moins visibles. La minorité chrétienne est plus riche et plus éduquée, ce qui la protège un peu. D’autant qu’ils ont derrière eux le soutien du Vatican. Mais ce n’est pas toujours une garantie : au printemps 2018, l’archevêque de Delhi s’est inquiété publiquement du danger dans lequel se trouvait le sécularisme indien. Il s’est fait allumé sur les réseaux sociaux par l’armée de troll de « NaMo ». Quant aux autres religions, les Jains, les Sikhs, les Bouddhistes, le BJP essaye de les coopter, comme on l’a vu avec le « Citizenship Bill ». C’est un peu absurde quand on pense que ces religions se sont créées notamment en réaction aux hiérarchies de castes.
Quelles pourraient être les conséquences des prochaines élections sur la minorité musulmane ?
Si les prévisions actuelles se révèlent juste, il y a de grandes chances pour que Modi soit réélu, mais sans la majorité absolue. Il sera donc obligé de travailler avec des partis régionaux. Forcé de négocier, peut-être que le BJP devra s’adoucir. Mais s’il fait encore face à des difficultés économiques et sociales, il pourrait renforcer la politique identitaire.
Propos recueillis par Mathilde Loire

A lire

Pogroms et ghetto : les musulmans dans l’Inde contemporaine, par Charlotte Thomas, éditions Karthala, 2018.

Couverture de l'ouvrage de Charlotte Thomas : "Pogroms et ghetto : les musulmans dans l'Inde contemporaine", éditions Karthala, 2018. (Crédits : DR)
Couverture de l'ouvrage de Charlotte Thomas : "Pogroms et ghetto : les musulmans dans l'Inde contemporaine", éditions Karthala, 2018. (Crédits : DR)

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A propos de l'auteur
Mathilde Loire est une journaliste passionnée par l'Inde, la pop culture et les nouvelles technologies. Diplômée du Centre universitaire d'enseignement du journalisme (CUEJ) à Strasbourg, elle a parcouru l'Asie à travers de nombreux voyages.