Politique
East is Red - l'armée chinoise à la loupe

"Nouvelles Routes de la Soie" : quelle sécurité pour la Chine au Pakistan ?

L'attaque du consulat chinois à Karachi, revendiquée par un mouvement séparatiste baloutche, a fait 5 morts, dont 2 policiers et 3 assaillants, le 23 novembre 2018. (RFI)
L'attaque du consulat chinois à Karachi, revendiquée par un mouvement séparatiste baloutche, a fait 5 morts, dont 2 policiers et 3 assaillants, le 23 novembre 2018. (RFI)
S’il fallait un nouveau signal d’alarme pour la Chine au Pakistan, il fut meurtrier. Ce vendredi 23 novembre, un groupe d’indépendantistes baloutches a revendiqué une attaque contre le consulat chinois à Karachi. Deux policiers sont morts et trois assaillants ont été tués. La question est toujours plus brûlante : comment les Chinois vont-ils protéger leurs investissements massifs dans le pays ? En particulier, le Corridor Économique Chine-Pakistan (CECP), relai local des « Nouvelles Routes de la Soie ». Officiellement lancée en 2013, l’initiative fait la synthèse de divers projets en cours : le développement du réseau électrique, autoroutier et ferroviaire sur le territoire pakistanais, pour permettre notamment la jonction entre le Xinjiang chinois et le port en eaux profondes de Gwadar. À tous points de vue, économique ou géostratégique, le CECP est une gageure pour Pékin. Aux fonds énormes nécessaires pour mener à bien ce projet, aux réactions acrimonieuses de l’Inde menacée par le CECP, s’ajoute l’insécurité : la Chine investit directement dans un territoire instable. Gwadar se trouve au Baloutchistan, territoire en proie à de vives revendications indépendantistes, et l’épée de Damoclès de l’islamisme demeure suspendue au-dessus des gouvernements successifs. Le terrorisme et les mouvements violents prolifèrent dans la plupart des régions du pays, en particulier aux frontières de l’Afghanistan. La situation pakistanaise pousse Pékin à agir en amont afin de sécuriser ses objectifs et ses investissements sur place.
Le CECP n’est pas né de la proposition chinoise des « Nouvelles routes de la Soie ». Il s’agit d’une initiative pakistanaise bien plus ancienne, comme le rappelle Mathieu Duchâtel, directeur adjoint du programme Asie et Chine de l’ECFR. En effet, ce qui est devenu le Corridor Economique Chine-Pakistan avait déjà été initié par l’ancien Premier ministre Pervez Musharraf, dans les années 2000. Le projet était alors similaire au CECP : réseau d’autoroutes, centrales à charbon, voies ferrées. La différence se situe au niveau politique : les dirigeants chinois n’étaient pas aussi impliqués qu’aujourd’hui. Il y a dix ans, le risque sécuritaire n’était pas fondamentalement différent de la situation actuelle. En 2004 déjà, les ressortissants chinois étaient déjà la cibles d’attaques. Dans un article de 2015 pour Asialyst, Mathieu Duchâtel pointait déjà du doigt les risques de la situation interne au Pakistan. Trois ans plus tard, qu’en est-il ?

Un territoire dangereux pour les travailleurs chinois

L’histoire des travailleurs étrangers au Pakistan est émaillée d’attentats et d’assassinats. Depuis 2003, les ressortissants chinois dépêchés sur le territoire pour accompagner des chantiers ou superviser des travaux font l’objet d’attaques et d’enlèvements réguliers. Le 11 août dernier, 3 ingénieurs chinois sont blessés dans un attentat visant un bus dans la région de Dalbandin au Baloutchistan. Une action revendiquée par l’organisation de l’Armée de Libération du Baloutchistan, dont le communiqué est alors sans équivoque : « Nous attaquons les ingénieurs chinois qui extraient notre or, ce que nous n’acceptons pas. » Par ailleurs, de manière plus diffuse, une insécurité rebutante règne dans la plupart des villes et campagnes du pays, qui complique le détachement de travailleurs chinois sur place. Internet en Chine regorge d’avis ou de conseils sur le Pakistan. Selon la plupart, la vie y est relativement agréable, malgré une dégradation de l’environnement sécuritaire sur la dernière année. Dans les forums de discussions, plusieurs internautes insistent sur la forte présence de soldats aux abords des quartiers chinois, qui assurent une protection 24 heures sur 24 des lieux travail comme de vie. A cet égard, l’exemple le plus parlant est celui du port de Gwadar, protégé par une force pakistanaise de 15 000 hommes.
Ces hommes en armes sont souvent issus de la police ou de l’armée pakistanaise. La sécurité des civils chinois et leurs locaux est donc une priorité, puisqu’on y affecte des militaires. Cependant, pour compléter les services de la police pakistanaise, des compagnies de sécurité privées chinoises opèrent sur le territoire. Si elles ont le champ libre, c’est que leurs concurrentes occidentales sont interdites d’entrée au Pakistan. En outre, Islamabad a besoin des investissements chinois et ne se privera sans doute pas de l’aide d’un allié à la fois puissant et sourcilleux. Parmi ces sociétés privées, Frontier Services Group et China Overseas Security Group (dont la branche pakistanaise s’appelle Pan-Asia Group) assurent la sécurité des expatriés chinois et, le cas échéant, leur sauvetage. Selon la loi pakistanaise, elles doivent coopérer avec les autorités locales. Lors du kidnapping de Quetta en 2017, elles ont participé à l’opération de sauvetage, tout en procurant les images à la télévision chinoise. Largement constituées par et avec des vétérans de l’Armée populaire de Libération, elles sont employées le plus souvent par les entreprises d’Etat. Mais la législation chinoise ne leur permet pas de porter des armes. D’après une étude du think tank berlinois MERICS, leur expérience reste encore limitée. Cela dit, si l’ampleur et l’étendue de leur empreinte demeure opaque, il est fort à parier qu’elle est considérable.
Au niveau proprement militaire, la Chine soutient les troupes pakistanaises dans leur lutte contre le terrorisme. Ce combat est partagé par les deux nations, et les zones à risques couvrent notamment leurs frontières communes. Cette coopération militaire accouche de nombreux exercices communs et de fréquentes rencontres des hauts responsables des armées chinoises et pakistanaises. Également au coeur de cette relation singulière, les ventes d’armes. Pékin fournit en matériel de pointe une armée pakistanaise mal équipée. Cette coopération est ancienne, en témoigne le programme commun d’avions chasseurs JF-17 ou la vente de 48 drones militaire type Wing Loong II en octobre dernier. Par ailleurs, le Pakistan est membre de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) depuis 2017, ce qui fournit aux armées des deux pays un cadre de référence commun pour déterminer des objectifs et des actions partagées.
Le gouvernement chinois s’est également lancé dans une offensive diplomatique destinée à séduire la population pakistanaise. Les travailleurs, et plus globalement, les entreprises chinoises, souffrent des préjugés et de la méfiance que de nombreux pays et habitants nourrissent à leur endroit, à tort ou à raison. Pour faire oublier cette image, dans les hautes sphères, Pékin témoigne son amitié et présente, à la première occasion, ses respects au gouvernement pakistanais. Xi Jinping a ainsi personnellement félicité le nouveau Premier ministre au soir même de son élection. « La République populaire offre un soutien diplomatique sans faille à son allié pakistanais pour sa lutte contre le terrorisme, souligne Mathieu Duchâtel, quitte à faire fi du double jeu d’Islamabad avec les islamistes, par exemple le Lashkar-I-Toiba. » Mais c’est au niveau des médias que l’offensive soulève l’intérêt. Le gouvernement chinois s’ingénie à lier ses responsables médiatiques à leurs homologues pakistanais : des visites sont organisées et des coopérations lancées. Le Daily Pakistan, journal bilingue anglais-ourdou de premier ordre, dispose par exemple depuis peu d’une version chinoise. En parallèle de son « plan média », Pékin cherche à diffuser son soft power au sein de la population pakistanaise, notamment via l’apprentissage du mandarin, dans des centres souvent subventionnés par le gouvernement chinois. La dynamique, bien qu’embryonnaire, est prometteuse : de 2015 à 2017, le nombre d’étudiants en langue chinoise a bondi de 200 à plus de 2 000.

« Too big to fail »

D’un point de vue géopolitique, Pékin s’ingénie à désamorcer les conflits qui nuisent au bon déroulement des « Nouvelles Routes de la Soie », qu’ils soient militaires ou économiques. Pour éviter toute confrontation armée, la Chine s’investit dans de nombreuses médiations internationales, comme sur l’Afghanistan. Pékin doit aussi faire face à la frustration de l’Inde. Pour New Delhi, le corridor économique viole son intégrité territoriale : il passe en effet dans un territoire contesté, le Cachemire, via la ville de Gilgit. Par ailleurs, la Chine se soucie aussi des conflits économiques, qui se multiplient notamment au sein des pays de l’ASEAN. Elle a établi deux cours de justice spécialisées à Shenzhen et à Xi’An, capables de fournir des médiations, de faire des arbitrages ou d’engager une procédure judiciaire classique. Ces deux institutions disposent d’une trentaine d’experts internationaux qui ont pour mission de réduire les risques d’incertitude dans les investissements liés aux « Nouvelles Routes de la Soie ».
Cependant, le corridor économique Chine-Pakistan n’est pas seulement un sujet de préoccupation pour Pékin. Il est aussi une contrainte financière importante pour Islamabad. Peu après l’élection du nouveau Premier ministre Imran Khan, certains projets ont été revus ou simplement retardés, tandis que plusieurs ministres ont critiqué les conditions de signature des contrats. Parmi les derniers exemples en date, la ligne de chemin de fer prévue entre la mer d’Arabie et les contreforts de l’Hindu Kush, projet estimé à plus de 8 milliards de dollars, que le nouveau gouvernement veut ramener à 4 milliards. Car le Pakistan est en difficulté financière, et son nouveau Premier ministre à mis en garde contre les dangers d’une trop grande dépendance aux pays étrangers. Imran Khan s’est rendu en Chine à la mi-octobre pour négocier justement une aide financière de Pékin, estimée à 6 milliards de dollars, afin de renflouer les caisses de l’État. Si les critiques venues du Pakistan n’ont sans doute pas plu à Pékin, le gouvernement chinois n’a eu d’autre choix que de renflouer son allié en difficulté. En effet, souligne Mathieu Duchâtel, le CECP est presque « too big to fail ». Les investissements politiques et économiques chinois sont si importants qu’il est difficile d’imaginer un effondrement complet du projet. D’ailleurs, il compte déjà certains succès : la mise en route des usines à charbon, l’acheminement de marchandises chinoises vers le port de Gwadar ou encore la multiplication par deux et demie du nombre de travailleurs chinois au Pakistan.
Il n’empêche, le risque politique demeure. Aussi la diplomatie chinoise s’est-elle attachée les bonnes grâces des hauts dignitaires pakistanais de plusieurs manières : un soutien politique face à l’Inde, l’intensification des échanges universitaires et économiques entre les deux pays, sans oublier le vide occasionné par le reflux de l’influence américaine au Pakistan. En outre, le spectre de l’islamisme au sein du pays rend les progrès économiques indispensables à la légitimité des partis politiques au pouvoir. Le siège de la mosquée Lal Masjid en 2007 par des étudiants islamistes et des Talibans a marqué durablement les esprits : l’événement a projeté une lumière crue sur la menace de renversement du gouvernement. Le Pakistan a donc besoin de la Chine pour éviter l’effondrement. Les dernières élections l’ont montré par les programmes des candidats et leurs discours : la coopération sino-pakistanaise est sans condition. Selon l’expression d’un ambassadeur pakistanais en Chine, elle est « aussi haute que les montagnes, plus profonde que les océans, plus solide que l’acier, plus précieuse que la vue, plus douce que le miel. »
A mesure que le corridor économique se développe, force est de constater que la Chine, par volonté politique, parvient à le sécuriser même si le terrain est miné. Elle développe un modèle de coopération bilatérale singulier qui pourrait lui servir de référence pour l’avenir. Un modèle qui, selon Mathieu Duchâtel, « [lie] étroitement les infrastructures à une forme particulière de coopération sécuritaire. Le Pakistan jouit d’une longue tradition de coopération avec l’armée chinoise. Ce qu’on voit avec ce pays, c’est la mise en place graduelle d’un modèle de coopération bilatérale avec une implication importante de l’armée, de la police et des sociétés de sécurité privées pour protéger les ressortissants et les investissements chinois. »
En définitive, le CEPC est jalonné de difficultés variées : politiques, géopolitique et culturelles. Le tracé des routes emprunte des zones à haut risque comme le Xinjiang ou le Baloutchistan. La rentabilité du projet, qui s’inscrit dans le très long terme, reste tributaire des remous politiques au Pakistan. Néanmoins, le pilier militaire de la coopération sino-pakistanaise, les moyens financiers déployés et l’ampleur du projet contribuent à donner au corridor de bonnes perspectives de développement. D’un côté, Pékin doit faire aboutir le CEPC pour donner du crédit aux « Nouvelles Routes de la Soie » auprès d’autres pays potentiellement candidats. De l’autre, l’impact sur le Pakistan est tel qu’aucun gouvernement ne pourra véritablement s’y opposer. Alors que la relation sino-américaine se détériore mois après mois, Pékin et Islamabad semblent destinés à approfondir cette coopération si particulière.

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A propos de l'auteur
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