Politique

Chine : "Routes de la soie", une entreprise risquée

Photo du premier train reliant la Chine au Kazakhstan
Photo du premier train reliant la Chine au Kazakhstan quittant un terminal de conteneurs dans la province du Jiangsu le 25 février 2015. Cette ligne ferroviaire qui relie la province chinoise à Almaty, principale ville du Kazakhstan, est l’une des nouvelles lignes développées dans le cadre de la nouvelle politique chinoise (Crédit : WANG JIANMIN / IMAGINECHINA)
Son potentiel économique est immense. La nouvelle « Route de la soie » voulue par le président chinois Xi Jinping ne ressuscite pas seulement un axe mythique. Le projet « One Belt, One Road » (OBOR) doit s’étendre sur plusieurs corridors terrestres et voies maritimes. Il comporte aussi un grand nombre de risques pour la sécurité des ressortissants et des infrastructures que la Chine compte déployer. Jusqu’où Pékin est-il prêt à aller pour défendre ce vaste projet ? D’ores et déjà, les Chinois ont tourné une page de leur politique étrangère, en signant la fin d’une attitude « discrète » sur la scène globale. Analyse.
En septembre 2013, lors d’un discours à l’université Nazarbayez d’Astana, Xi Jinping annonce que la Chine souhaite bâtir une « ceinture économique » le long de la mythique route de la Soie. Depuis, l’initiative chinoise s’est étoffée. Elle est devenue ‘OBOR’, selon son acronyme anglais (One Belt, One Road, en chinois yidai yilu) : « une ceinture, une route ». Désormais au cœur de la diplomatie du pays, elle est vue à Pékin comme le projet de prédilection de Xi Jinping.

Or une fois l’impulsion politique donnée au plus haut niveau, il restait à l’administration, aux entreprises et aux partenaires de la Chine à donner vie à l’idée. Dans tout le pays, officiels, investisseurs et universitaires tentent de se positionner pour influencer le cours du développement d’OBOR. En mars 2015, les ministères du Commerce, des Affaires étrangères et la Commission nationale pour la réforme et le développement (NDRC) rendent public un premier plan d’action, qui précise certains aspects importants d’OBOR. L’on y apprend par exemple que l’initiative comporte désormais cinq corridors terrestres, en plus du volet maritime qui connecte la mer de Chine du Sud et le Pacifique Sud à l’Océan Indien.

Une initiative encore « ouverte »

carte représentant la route de la soie
Cette carte non officielle, inspirée de l’agence Chine nouvelle montre l’idée du projet OBOR (One Belt, One Road), qui ressuscite la mythique Route de la soie. OBOR comporte en fait un “pont terrestre sur l’Eurasie” avec trois corridors (Chine/Mongloie/Russie ; Chine/Asie centrale/Moyen-Orient ; Chine/péninsule indochinoise) une “route de la soie maritime” qui relie la Mer de Chine du Sud avec l’Océan indien, un Corridor Chine/Pakistan et un corridor Chine/Birmanie/Bangladesh/Inde. (Réalisation : Alexandre Gandil pour Asialyst.com)
Malgré ce plan d’action, l’initiative de Xi Jinping ne manque pas de zones d’ombre. Il n’y a toujours pas ni de liste des infrastructures prioritaires, ni de calendrier. Même le tracé exact d’OBOR prête à confusion. Aucune carte officielle d’OBOR n’a été rendue publique, sans doute parce que son plan d’action le définit comme une initiative « ouverte », à laquelle tout pays peut participer. Le site de l’agence Xinhua consacré à la nouvelle route de la soie ne propose qu’un schéma des connections entre grandes régions géographiques, sans préciser les pays ou les villes sur lesquels s’appuieront les futurs corridors de transport.

Pour l’heure, la Chine a mis en place les principaux instruments financiers pour soutenir OBOR – Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures et Fonds pour la Route de la Soie. Tout indique qu’elle compte prendre son temps pour garantir le retour sur investissement de ses projets, en les étudiant dans toutes leurs dimensions. Car les enjeux sont potentiellement immenses. Comme le note une étude du Conseil Européen des Affaires Etrangères (ECFR), la zone couverte par OBOR regroupe « 55% du PNB mondial, 70% de la population mondiale et 75% des réserves d’énergie connue ».

L’exemple afghan

Or dès ce stade de la conception d’OBOR, un paramètre clé se dessine, duquel dépendra tout autant le succès de l’initiative que l’avenir et la nature de la présence chinoise dans l’espace eurasiatique : la sécurité des ressortissants et des avoirs chinois dans les pays traversés par OBOR, en particulier dans la grande Asie Centrale (les cinq républiques du Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kirghizistan et Tadjikistan, l’Afghanistan et le Pakistan).

Nul autre pays n’illustre aussi bien cette tension que l’Afghanistan. Lors d’un récent colloque d’experts sur OBOR à l’Académie des sciences sociales de Shanghai, un participant afghan soulignait l’absence de son pays, un territoire charnière de la route de la soie historique. A l’heure où la Chine investit dans des projets de grande envergure au Pakistan pour y développer le réseau de transport et la production énergétique, quid du voisin afghan, qui manque cruellement d’infrastructures ? Ne peut-on pas imaginer à l’avenir une contribution chinoise au développement des ressources naturelles du pays ? Un train à grande vitesse à travers la mythique passe de Khyber, autrefois passage risqué pour les caravanes, aujourd’hui frontière stratégique avec les zones tribales pakistanaises ?

Certains experts chinois se retranchent derrière le risque d’attentat, trop élevé en Afghanistan pour y envisager une présence économique et humaine suffisante pour y enclencher un cercle vertueux de développement économique. D’autres rétorquent qu’il est hors de question de ne pas inclure l’Afghanistan dans OBOR, mais sans preuve à l’appui.

Nouveau dispositif au Pakistan

Cette ambiguïté sur l’Afghanistan montre que la Chine est aujourd’hui consciente des risques sécuritaires liés à son expansion économique internationale. Au Pakistan, le pays où les ressortissants chinois ont subi le plus de pertes lors de la dernière décennie, le ministre de la Planification et du Développement a annoncé en février dernier que l’armée entraînait une unité spéciale pour protéger les 5000 experts chinois que le Pakistan attend sur son territoire, sur les chantiers du corridor économique, de Gwadar à Kashgar. Cela peut-il être un modèle pour la région ?

De toutes les zones d’ombre d’OBOR, les risques sécuritaires sont bien celle qui explique toutes les autres. La Chine ne s’implique qu’exceptionnellement dans les crises de sécurité internationale. Elle privilégie une approche centrée sur ses intérêts commerciaux, et choisit d’évacuer ses ressortissants lorsque la situation devient intenable. En dix ans, le gouvernement chinois a effectué plus d’une quinzaine d’évacuations de pays en crise, la plus importante en Libye (35 000 ressortissants) en 2011, les plus récentes au Yémen et en Iraq.

Approche musclée et ruptures sur la non-ingérence

Mais quel impact un attentat contre un projet OBOR aurait-il sur la politique étrangère chinoise ? En plus d’évacuer, la Chine a aussi musclé son approche ces dernières années. Des patrouilles de sa marine escortent déjà des porte-conteneurs dans le golfe d’Aden, alors que des patrouilleurs de sa police des frontières naviguent le long du Mékong pour y contribuer à la sécurité fluviale. Pékin a même envisagé une frappe de drone en Birmanie contre le chef d’un gang accusé d’avoir assassiné sauvagement 13 marins chinois sur le fleuve Mékong, avant d’organiser son extradition via le Laos, de le juger en Chine puis de l’exécuter à Kunming.

Pour un pays dont le principe cardinal de politique étrangère est la non-ingérence, il y a là une série de ruptures importantes, toutes liées à la protection de ses ressortissants. Depuis 2013, le livre blanc de la Défense chinoise identifie la protection des « intérêts à l’étranger » du pays comme l’une des missions de l’armée, une affirmation réitérée dans la toute nouvelle loi sur la sécurité nationale. Jusqu’où la Chine peut-elle infléchir sa politique étrangère en cas de crise se répercutant sur la sécurité de ses ressortissants?

L’abandon du profil bas

Malgré ces nouveaux risques, le jeu en vaut paradoxalement la chandelle sous l’angle des intérêts de sécurité de la Chine.

Tous les observateurs de la politique étrangère chinoise le savent : son centre de gravité est en Asie Orientale, principal référent de l’identité culturelle chinoise, où se trouvent ses principaux partenaires commerciaux et ses priorités en matière de défense nationale. Elle se déploie dans une rivalité géostratégique avec les Etats-Unis, qui a tendance à se fixer sur les problèmes de sécurité de la région : Taïwan, les mers de Chine du Sud et de l’Est et la péninsule coréenne. Or, comme l’observe le professeur Wang Jisi (université de Pékin), l’un des avocats les plus influents d’un déploiement de la politique étrangère chinoise vers son grand Occident, les enjeux de sécurité en Asie Orientale asphyxient les relations entre la Chine et les Etats-Unis. Pourquoi ne pas faire diversion en prêtant davantage attention au vaste continent eurasiatique ?

Sur le plan géopolitique, OBOR apparaît comme une tentative de la Chine de déployer sa politique étrangère dans un angle mort de la rivalité sino-américaine. En prenant l’initiative au lieu de rester discrètement en retrait, Xi Jinping rompt avec les préceptes qui ont guidé la diplomatie chinoise depuis le lancement des réformes par Deng Xiaoping. Mais le risque pour la Chine tient précisément à l’abandon du profil bas, une posture qui a tant servi son image et ses intérêts dans les pays en développement. Quinze ans après le début de l’expansion internationale des entreprises chinoises, un tel profil bas a en effet contribué à éviter que ses ressortissants ne soient pris pour cible par les organisations terroristes islamistes.

Mais cette posture n’est plus tenable, et la Chine doit rechercher un nouvel équilibre entre intérêts économiques et contribution à la sécurité internationale. Les risques considérables auxquels sont déjà soumis ses ressortissants dans de nombreux points du globe ont déjà forcé Pékin à prendre des responsabilités inédites. Nul doute qu’OBOR amplifiera ce processus en redistribuant les cartes de la sécurité régionales dans la grande Asie Centrale, et en augmentant une nouvelle fois la mise pour la Chine et ses partenaires –, mais surtout pour la Chine.

Mathieu Duchâtel à Pékin

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A propos de l'auteur
Mathieu Duchâtel est directeur adjoint du programme Asie et Chine de l’ECFR (European Council on Foreign Relations) depuis 2015. Avant de rejoindre l’ECFR il était représentant du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) à Pékin et chercheur à Asia Centre en poste à Taipei et Paris.