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Ventes d’armes : lune de miel sino-russe

Photo de Xi Jinping avec Vladimir Poutine
Le président russe Vladimir Poutine en pleine séance d’explication avec son homologue chinois Xi Jinping, accompagné de son épouse Peng Liyuan durant la parade militaire à Moscou le 9 mai 2015. (AFP PHOTO / POOL / ALEXANDER ZEMLIANICHENKO)
La parade militaire sur la place Rouge n’a pas été qu’un moment symbolique pour le président chinois ce samedi 9 mai. Le commerce des armes russes à la Chine est relancé depuis quelques mois par un nouveau contrat d’environ 3 milliards de dollars. Moscou a récemment accepté de signer la livraison à Pékin de missiles anti-aériens d’une portée de 400 kilomètres. Un système hautement stratégique pour les objectifs chinois dans le détroit de Taiwan et la mer de Chine Orientale. L’armée russe a fait défiler ces missiles pour la première fois devant le Président Xi Jinping.

Accompagné de son épouse Peng Liyuan, le Président Xi Jinping était l’invité d’honneur du grand défilé militaire du 9 mai à Moscou, célébrant la victoire de l’Union Soviétique sur l’Allemagne nazie. La garde d’honneur de l’Armée chinoise, l’Armée Populaire de Libération (APL), a fermé la marche des régiments étrangers qui ont accepté l’invitation. Au-delà du symbolisme historique et politique, Xi Jinping a pu admirer sur la place Rouge les fleurons de l’industrie de défense russe, dont la Chine a été le meilleur client pendant la décennie 1995-2005, avant que le volume des ventes ne se tarisse. Or le contexte de confrontation entre la Russie et l’Occident en Ukraine est propice à l’accélération de certains dossiers d’armement en négociation depuis des années.

C’est le cas dans le domaine de la défense aérienne, où les rumeurs ont finalement été confirmées par le directeur général de Rosoboronexport en personne : un contrat existe bien pour livrer à la Chine un nombre – inconnu – de batteries de missiles S-400 Triumph. Sa valeur totale pourrait être proche de 3 milliards de dollars. Ce système va considérablement renforcer la posture de l’APL dans le détroit de Taiwan et en mer de Chine orientale. Une fois déployé, avec sa portée d’environ 400 kilomètres, le S-400 compliquera considérablement les opérations des armées de l’air de Taiwan, du Japon et des Etats-Unis. Les observateurs attentifs auront noté que le S-400 Triumph a été montré aux caméras du monde entier pour la première fois samedi dernier, signe de l’importance stratégique qu’il revêt aux yeux de l’armée russe.

Photo de missiles russes
Pour la première fois, les missiles russes S-400, d’une portée de 400 kilomètres ont défilé sur la place Rouge le 9 mai 2015. La Russie a récemment accepté de signer un contrat d’environ 3 milliards de dollars pour la livraison de ces missiles à la Chine. (Crédit : AFP PHOTO / Iliya Pitalev/Host photo agency)

Contexte

Ce n’est pas la première fois que Moscou autorise un transfert à l’impact immédiat sur les équilibres stratégiques en Asie du Nord-Est. Entre 1990 et 2010, 80% des importations d’armement chinois avaient pour origine la Russie. Les industriels russes ont joué un rôle déterminant dans la modernisation de l’APL, lui livrant des systèmes clefs en main qui ont rapidement transformé l’équilibre des forces dans le détroit de Taiwan, défavorable à la Chine jusqu’à la fin des années 1990. Aujourd’hui encore, les systèmes russes en service dans l’APL représentent la menace la plus sérieuse à toute intervention américaine dans un éventuel conflit en Asie Orientale.

La Chine, troisième exportateur mondial d’armement

Cependant, les données du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) montrent que le volume des transferts d’armement russe à la Chine a atteint un pic en 2005, avant de décliner régulièrement. La Russie a conscience qu’elle facilite l’émergence d’un compétiteur stratégique de premier ordre dans le domaine de l’armement. Car les produits chinois se vendent de mieux en mieux.

Déjà 3ème exportateur mondial sur la période 2010-2014, surtout grâce aux achats de l’armée pakistanaise, la Chine ne cache pas ses ambitions. Elle est l’un des très rares pays à conduire des programmes dans toutes les catégories de systèmes d’armes : sous-marins nucléaires d’attaque et lanceurs d’engin, sous-marins à propulsion diesel, bâtiments de surface de tonnages divers allant du patrouilleur côtier aux grands destroyers et très certainement un porte-avions. Pékin développe aussi de nouvelles classes de chasseurs et de bombardiers, des missiles balistiques et de croisière, des pièces d’artillerie de tous calibres… Son effort est soutenu par un budget militaire en hausse rapide et des dépenses de recherche et de développement que nul n’est capable de chiffrer avec précision.

La Chine a besoin de la Russie pour franchir un cap

Si les progrès du complexe militaro-industriel chinois doivent beaucoup à la Russie, les gains financiers des industriels russes ont parfois eu un arrière-goût très amer. En avril 2008, Moscou menace la Chine de poursuites judiciaires, car celle-ci continue de fabriquer à Shenyang sous le nom J-11, le chasseur Soukhoï-27 (ou Su-27) produit sous licence russe. L’affaire se conclut par un accord bilatéral de protection des droits de propriété intellectuelle, mais elle marque durablement les esprits en Russie.

Ce malaise dans la relation de défense semble pourtant se dissiper : 2015 pourrait marquer un tournant. Depuis deux ans, les rumeurs de nouvelles grandes ventes ne cessent d’émerger dans les presses russes et chinoises. Elles sont persistantes en ce qui concerne les chasseurs Soukhoï-35 (ou Su-35) et les sous-marins de classe Amur, la version export des Lada en service dans la marine russe. S-400, Amur, Su-35, trois versions améliorées de systèmes que la Chine a déjà achetés à la Russie dans les années 1990 et 2000 : les S-300, les Soukhoï 27 et 30, et les sous-marins de classe Kilo. La Russie aiderait la Chine à franchir un cap.

Malgré ses progrès, l’industrie chinoise de l’armement est face à des goulots d’étranglement dans au moins trois domaines : la propulsion (elle doit, par exemple, équiper les chasseurs qu’elle vend au Pakistan de moteurs de fabrication russe), la signature sonore des sous-marins, et la précision dans le guidage des missiles.

A voir sur cette vidéo de Russia Tomorrow la parade aérienne russe de ce samedi 9 mai, avec les avions chasseurs Su-35 à 5.25 min :

Soukhoï d’accord pour vendre malgré les copies chinoises

Mais la Russie peut-elle vendre sans que, dans les années à venir, des copies chinoises de ses systèmes remportent des appels d’offre internationaux contre les originaux, en raison de coûts de production moindres ? Un officiel de Soukhoï a affirmé en novembre dernier que la compagnie était prête à vendre les chasseurs SU-35 à la Chine dans une version standard que l’APL pourra customiser. L’armée russe les a d’ailleurs fait défiler samedi dernier

Après l’épisode malheureux de la copie du SU-27, la compagnie Soukhoï est bien placée pour se méfier des intentions chinoises. Mais les arguments en faveur d’un accord de vente sont plus forts : les bénéfices permettront de financer la recherche et développement, et par suite le maintien de l’avance technologique ; les progrès récents dans les relations politiques permettent d’envisager les transferts de technologie avec davantage de sérénité.

Les relations Chine-Russie s’épanouissent aujourd’hui sur le terreau de leur opposition affichée aux valeurs libérales de l’Occident. Ni la méfiance russe envers la montée en puissance de la Chine – y compris dans son arrière-cour en Asie Centrale –, ni l’inévitable compétition de leurs industries de défense ne semblent suffisantes pour retarder une nouvelle série de ventes d’armes. L’avenir dira si la lune de miel s’installe durablement ou laisse place à une nouvelle période d’inertie. Toujours est-il que l’APL sortira renforcée de ce moment géopolitique, dont ce 9 mai à Moscou fut le point d’orgue médiatique.

Par Mathieu Duchâtel, chercheur et représentant du SIPRI à Pékin.

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A propos de l'auteur
Mathieu Duchâtel est directeur adjoint du programme Asie et Chine de l’ECFR (European Council on Foreign Relations) depuis 2015. Avant de rejoindre l’ECFR il était représentant du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) à Pékin et chercheur à Asia Centre en poste à Taipei et Paris.