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Entretien

Corée du Nord : l'ASEAN ne doit plus paraître "complice d'un État voyou"

Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un. (Source : Axios)
Le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un. (Source : Axios)
La fenêtre de tir est étroite. L’ASEAN a l’occasion de changer son image sur la Corée du Nord : les grandes puissances considèrent en effet l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est comme une région qui ferme les yeux sur le réseau financier illégal de Pyongyang et sur ses activités en matière de prolifération balistique et nucléaire. Si la Malaisie a gelé ses relations diplomatiques avec la Corée du Nord depuis l’assassinat de Kim Jong-nam, les États-membres de l’Association ont tous maintenu des liens étroits avec le « royaume ermite ». Or le rapprochement intercoréen initié par Moon Jae-in depuis Séoul offre une opportunité réelle à la région de s’engager dans le fragile processus de paix et pour la dénucléarisation nord-coréenne. C’est l’avis de Hoo Chiew-Ping, chercheure malaisienne spécialisée sur les questions nord-coréennes.

Entretien

Maître de conférences en études stratégiques et relations internationales à l’Université nationale de Malaisie, Hoo Chiew-Ping travaille sur les provocations nord-coréennes depuis sa thèse, et plus particulièrement sur l’éventail d’options politiques à disposition des États-Unis et de la Corée du Sud pour gérer les incertitudes stratégiques inhérentes aux menaces nord-coréennes : provocations nucléaires, antimissile, militaires et cybernétiques. Récemment, elle axe ses recherches sur les options diplomatiques entre la Corée du Nord et les pays d’Asie du Sud-Est. Ces recherches sont conduites avec le soutien de la Korea Foundation Policy-oriented Research Program. Ses recherches auprès de l’Institut international d’études stratégiques (IISS-Asia), basé à Singapour, se concentrent sur les relations entre la Corée du Nord et Singapour.

La chercheure malaisienne Hoo Chiew-Ping, maître de conférences en études stratégiques et relations internationales à l'Université nationale de Malaisie. (Crédits : DR)
La chercheure malaisienne Hoo Chiew-Ping, maître de conférences en études stratégiques et relations internationales à l'Université nationale de Malaisie. (Crédits : DR)
Plusieurs experts d’Asie du Sud-Est ont été invités cette année en Corée du Nord. C’est votre cas : vous êtes-vous rendue à Pyongyang ?
*Suite à l’assassinant de Kim Jong-Nam à l’aéroport de Kuala Lumpur en 2017, soupçonné d’avoir été commandité par les autorités nords-coréennes, la Malaisie a suspendu les relations diplomatiques avec la Corée du Nord en attendant les conclusions de l’enquête.
Hoo Chiew-Ping : Je ne suis pas allée à Pyongyang. En raison des restrictions imposées à la suite de l’assassinat de Kim Jong-nam en Malaisie*, je ne suis toujours pas en mesure de m’y rendre. Cependant, lors du 70ème anniversaire de la fête nationale nord-coréenne, j’ai été invité à la célébration organisée à l’ambassade de Corée du Nord en Malaisie. À Pyongyang, tous les pays d’Asie du Sud-Est étaient présents à la célébration. La Malaisie n’était pas présente en raison du caractère délicat de l’actuel procès pour le meurtre présumé [du frère de Kim Jong-un] et de l’attente d’une déclaration officielle normalisant les relations diplomatiques.
D’après ce que je peux dire de la réception à l’ambassade en Malaisie, les perspectives sont bonnes pour la reprise des échanges bilatéraux. L’ambassade nord-coréenne est actuellement dirigée par un chargé d’affaire expérimenté, qui parle couramment le malais, et le premier secrétaire chargé des échanges culturels et scientifiques souhaite inviter des personnalités malaisiennes de la recherche médicale à Pyongyang. Cela pourrait être étendu, à terme, à d’autres collaborations. Il n’est pas surprenant que la Corée du Nord ait une bonne présence en Asie du Sud-Est, car c’est la seule région du monde où tous les pays entretiennent des relations diplomatiques cordiales avec elle et hésitent à y renoncer.
Quelles sont les conséquences pour l’ASEAN des négociations entre Séoul, Pyongyang et Washington ?
Les États-membres de l’ASEAN tentent de ménager un espace pour la réconciliation intercoréenne. Certes, Singapour hésitait encore avant cette année, mais tous les pays de l’Association ont choisi de maintenir leurs relations avec la Corée du Nord. Ce qui s’est traduit notamment par l’absence de condamnation officielle de l’assassinat de Kim Jong-Nam, et l’absence de demande d’expulsion de la Corée du Nord de l’ASEAN Regional Forum (ARF), pourtant souhaitée par les États-Unis. Singapour a été obligée d’adopter une position plus favorable à une réconciliation, après avoir été choisi pour accueillir le sommet historique entre Kim Jong-un et Donald Trump et après s’être impliqué directement dans les pourparlers de paix entre la Corée du Sud et la Corée du Nord. Singapour, avec l’Indonésie et la Thaïlande, a exprimé son soutien au processus de paix.
Le réseau financier illicite de la Corée du Nord et ses activités en matière de prolifération (matières nucléaires et composants de missile) ne sont pas abordés ouvertement entre membres de l’ASEAN. Il incombe donc à chaque État de prendre l’initiative de s’adresser à Pyongyang, puis de développer une coopération avec la plate-forme ASEAN-Corée du Nord. Quelques voix venant d’Indonésie et de Thaïlande souhaitent que le « royaume ermite » se voit accorder le statut de partenariat dialogue et la signature d’un traité d’amitié et de coopération (TAC). Ces efforts sont nécessaires pour atténuer la menace sécuritaire provenant de Corée du Nord, en particulier les menaces non traditionnelles : trafics, contrebandes, terrorisme parrainé par l’État ou prolifération des armes de destruction massive. Ces efforts inciteront également les grandes puissances à faire pression pour que l’ensemble des pays de l’ASEAN se conforment au régime de sanctions – ce qui n’est pas totalement le cas aujourd’hui -, tout en jouant un rôle constructif pour la paix et la stabilité régionale. La force des États d’Asie du Sud-Est est d’avoir des liens aussi bien avec la Corée du Nord qu’avec la Corée du Sud.
S’il est recommandé à l’ASEAN de faire un geste et éventuellement de mener des actions concrètes, c’est parce que le gouvernement de Moon Jae-in va échouer sans le soutien des États-Unis et des acteurs régionaux. L’administration Moon est le premier gouvernement de la Corée du Sud à reconnaître l’importance de l’ASEAN et à considérer l’Indonésie comme le chef du « pacte » – même si d’autres pays de l’Association comme la Thaïlande, la Malaisie et Singapour contestent cette opinion. Il est donc crucial de saisir cette occasion pour renforcer le caractère stratégique de l’alliance, et pour renforcer la croissance non seulement de l’organisation mais aussi de la région.
*En 1983, le 5ème président sud-coréen a failli mourir à Rangoun dans un attentat organisé par la Corée du Nord.
Le gouvernement de Séoul fait face à de nombreux sceptiques selon lesquels, les pays de l’ASEAN ne peuvent rien offrir d’important pour le processus de paix entre les deux Corées. Pour briser cette idée, l’Association et ses États-membres doivent absolument saisir cette occasion. Si elle est manquée (car la fenêtre de tir est très étroite), l’ASEAN restera toujours sur la banquette arrière de la stratégie de Séoul, et légitimera l’impression que les autres grandes puissances ont toujours eu d’elle. Les incidents tels que l’attentat à la bombe de Rangoun en 1983* et l’assassinat de Kim Jong-nam se reproduiront à l’avenir. Les activités illicites ont déjà donné une mauvaise image de l’Asie du Sud-Est : celle d’une région complice d’un régime voyou. Il est intéressant de noter que le Vietnam est actuellement le pays le plus véhément contre la Corée du Nord bien qu’il maintienne des relations étroites avec les plus vieux alliés de la Corée du Nord en Asie du Sud-Est. En général, les États de la région estiment que développer les relations avec Pyongyang est plutôt bénéfique pour l’Asie du Sud-Est. En Malaisie par exemple, Mahathir est prêt à normaliser ses relations avec la Corée du Nord, en tentant de rétablir l’équidistance entre les deux Corées.
Les pourparlers entre Washington et Pyongyang marquent-ils le succès de « l’art du deal » de Trump ou bien de la stratégie nucléaire nord-coréenne ?
Avant tout, il est irréaliste de compter sur la dénucléarisation de la Corée du Nord. Tout le monde le sait, mais les États-Unis refusent tout particulièrement de reconnaître l’immense impossibilité de désarmer un État doté de l’arme nucléaire. Le régime actuel de Kim Jong-un tente de réaliser une avancée décisive, et est donc prêt à faire cette promesse. Mais rien de substantiel n’est énoncé par la Corée du Nord. Bien que la déclaration commune intercoréenne à Pyongyang ait mentionné les inspections, il n’existe pas de forte pression, pour le moment, sur ce point. Alors que l’inspection des installations nucléaires est l’un des premiers processus clés, pour l’instant, aucune garantie ou promesse n’est faite en ce sens. Cela montre que le régime de Kim Jong-un est plus prudent que celui de Kim Jong-il, qui avait autorisé à plusieurs reprises la venue des inspecteurs américains et ceux de l’AIEA [l’Agence internationale de l’énergie atomique].
Le Japon est-il le principal perdant du nouveau processus de paix ?
Oui, et le Japon cherche désespérément à revenir sur le devant de la scène. Le secrétaire général du Cabinet japonais, Yoshihide Suga, a appelé à une amélioration des relations entre Pyongyang et Tokyo. Le Premier ministre Shinzo Abe a également évoqué la nécessité de briser la « coquille de méfiance réciproque » avec la Corée du Nord. L’ancien vice-ministre des Affaires étrangères sous l’administration Koizumi (qui a réussi à rencontrer Kim Jong-il) a suggéré, lui, une solution potentielle à l’impasse des discussions sur les Japonais enlevés en proposant la création d’un bureau de liaison à Pyongyang, visant à renforcer la confiance et à créer une situation gagnant-gagnant pour les deux pays.
*Ces Coréennes enrôlées de force comme esclaves sexuelles de l’armée impériale niponne durant la Seconde Guerre mondiale.
Mais cette idée n’est pas bien reçue par les décideurs traditionnels, qui pensent que l’on ne peut jamais faire confiance à la Corée du Nord. Le Japon avait tenté de s’appuyer sur une médiation des États-Unis. Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo avait promis de parler du sommet entre la Corée du Nord et le Japon et du problème des personnes enlevées. Ce à quoi Kim Jong-un a répondu : « Aucun commentaire. » Or, à cause de la période délicate dans les relations avec la Corée du Sud, et du fait de l’intention du gouvernement Moon de rompre l’accord sur les « femmes de réconfort »* conclu sous le gouvernement Park, Tokyo dispose de moins de moyens pour demander à Séoul d’intercéder avec Pyongyang.
Les négociations bilatérales entre les États-Unis et la Corée du Nord nuisent-elles à l’influence diplomatique de Pékin ?
À mon avis, la Chine n’a plus besoin de s’en inquiéter, car Xi Jinping a trouvé un consensus avec Kim Jong-un après les trois sommets. Un quatrième serait en préparation. Cela dit, la Chine devrait se poser des questions sur son changement d’attitude à l’égard du régime nord-coréen. Elle relâche trop facilement la pression alors que la Corée du Nord n’a pas encore dénucléarisé. Les Chinois offrent des « récompenses » avant d’obtenir des résultats : ils atténuent les sanctions, fournissent un soutien politique absolu face aux États-Unis, et n’exigent aucune mesure concrète en matière de dénucléarisation.
Pékin a perdu sa chance de jouer un rôle efficace en faisant pression sur la Corée du Nord. Son désir désespéré d’obtenir un consensus avec la Corée du Nord sur la lutte géopolitique régionale a révélé une faiblesse : la Chine se soucie trop des États-Unis sur la question nord-coréenne, et la Corée du Nord en tire le maximum d’avantages des deux côtés. Washington non plus n’a pas réussi à faire pression sur Pyongyang, bien au contraire, car les Nord-Coréens sont en mesure de proposer de désarmer de manière conventionnelle sans promettre jusqu’à présent de déclarer leurs stocks nucléaires. Or c’est seulement lorsque ces stocks seront connus que les autres parties seront en position de force pour négocier la dénucléarisation de la Corée du Nord.
Propos recueillis par Vivien Fortat

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A propos de l'auteur
Vivien Fortat est spécialisé sur les questions économiques chinoises et les "Nouvelles routes de la soie". Il a résidé pendant plusieurs années à Tokyo et Taipei. Docteur en économie, il travaille comme consultant en risque entreprise, notamment au profit de sociétés françaises implantées en Chine, depuis 2013.