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Entretien

Asie du Sud-Est : les entreprises européennes face à la puissance financière chinoise

Cecilia Malmström, commissaire européenne chargée du commerce, lors de son discours au Sommet ASEAN-UE à Singapour, le 2 mars 2018. (Source : News4europe)
Cecilia Malmström, commissaire européenne chargée du commerce, lors de son discours au Sommet ASEAN-UE à Singapour, le 2 mars 2018. (Source : News4europe)
Comment relever le défi lorsqu’on est une entreprise européenne en Asie du Sud-Est ? Aujourd’hui, la concurrence la plus féroce vient de la Chine, qui domine moins les marchés de l’ASEAN par son expertise que par son argent. Que peuvent faire les entreprises des pays européens ? Doivent-ils coopérer ? Asialyst a posé la question à Stefano Poli, président de la chambre européenne de commerce à Singapour.

Entretien

Diplômé d’ingénierie des matériaux à l’Université de Trente en Italie, Stefano Poli en est à son deuxième mandat à la tête de la chambre européenne de commerce à Singapour. Déjà président entre 2011 et 2015, il occupe de nouveau cette fonction depuis 2017. Il est également président et directeur général de SIAE Microelettronica Asia Pacific. Par ailleurs, il est Managing Partner chez Antaeus, une société de conseil spécialisée, et vice-président de l’Accademia Italiana della Cucina de Singapour, de Malaisie et d’Indonésie. Stefano Poli est membre de l’Aspen Institute Italia overseas talent community.

Stefano Poli, président de la chambre européenne de commerce à Singapour. (DR)
Stefano Poli, président de la chambre européenne de commerce à Singapour. (DR)
Quels sont les points forts des entreprises européennes en ASEAN face à leurs concurrents nord-américians, chinois, japonais et coréens ?
Stefano Poli : Le premier avantage évident est la similarité entre les difficultés rencontrées aujourd’hui par l’ASEAN pour créer un marché commun, et celles par lesquelles est passée l’Europe il y a quelques années. Nos entreprises sont habituées à ce genre de processus. A ce titre, la logique de s’implanter sur un marché au sein d’une région, puis de rayonner progressivement vers d’autres pays de la même région constitue un modèle de développement commercial pertinent en ASEAN. Il est bien maîtrisé par les entreprises européennes. Évidemment, il existe des différences entre la situation de l’ASEAN et celles de l’Union Européenne, comme discuté lors du sommet EU-ASEAN que nous organisons, mais cette démarche intellectuelle reste plus ancrée chez les entrepreneurs européens que chez les anglo-saxons ou asiatiques.
Le second avantage, à mon avis, est que les entreprises européennes ont un certain niveau de standards dans la conduite des affaires tout en opérant dans un large spectre de secteurs d’activités. La diversité des situations économiques et politiques en ASEAN permet donc de trouver assez facilement un ou plusieurs marchés sur lesquels vous vous sentez à l’aise. Cette diversité permet également à une grande variété d’acteurs de s’implanter, selon leur positionnement de marché et le type de challenges qu’ils sont prêt à relever. D’un pays à l’autre, les enjeux et les défis sont très différents. L’ASEAN est certainement un marché où l’on ne s’ennuie jamais ! L’Europe présente dans une moindre mesure une situation similaire avec des cultures et pratiques des affaires différentes d’un pays à l’autre. Nos entreprises sont donc agiles et sensibles à ces questions. Ce « soft skill » est très important pour réussir en ASEAN. Le dernier avantage est qu’il existe une communauté européenne très forte dans la zone, très diversifiée aussi bien en terme d’origine géographique et sectorielle que de zones où sont conduites leurs activités en ASEAN. Une entreprise européenne souhaitant s’implanter dans la région trouvera toujours d’autres acteurs économiques européens qui pourront l’appuyer en matière de connaissance de l’environnement des affaires et faciliter son entrée sur le marché. Les antennes de la CCI EU fournissent justement ce type de réseau et d’appuis.
L’Union Européenne peut-elle intervenir pour optimiser la « coopétition » (coopération entre compétiteurs) afin d’éviter que face à des concurrents d’autres pays les entreprises européennes se nuisent les unes aux autres ? Quel peut être le rôle de la CCI EU ?
Il y a clairement une compétition forte entre les entreprises européennes en ASEAN car le potentiel de marché, 6ème économie du monde, bientôt la 4ème, attire. Je ne pense pas que cela soit le rôle de l’UE de réguler quoi que ce soit. Si je prends le point de vue de la CCI UE, nous avons beaucoup de concurrents qui sont membres de notre chambre. Cela ne les empêchera pas de partager certaines valeurs et objectifs, notamment sur les standards. À titre d’illustration, dans le secteur de l’agroalimentaire, des efforts communs existent pour promouvoir des standards auprès des autorités locales et en tirer un avantage compétitif. Cela n’empêche pas de continuer de s’affronter sur les marchés à travers les stratégies commerciales par exemple. Une intervention de l’UE me semble de plus assez peu probable, et même en contradiction avec les principes de libre-échange qui font partie de ses fondements.
Le point particulier concerne toutefois les secteurs stratégiques avec des effets d’échelles importants. Ces secteurs font, partout dans le monde, l’objet d’une consolidation. Un cas dont je peux parler car il est public est Alstom-Siemens. Ils ont associé leurs efforts pour concurrencer le géant chinois CRRC. Ce dernier reste toutefois cinq fois plus grand que la nouvelle entité issue de la fusion des deux géants européens. Dans ce cas-là, la régulation est en fait effectuée par le marché qui implique de fait que les entreprises soient en mesure d’avoir une masse critique sur un marché de référence pour rivaliser sur des marchés tiers avec les compétiteurs en matière de coûts et de capacités. Les Japonais, les Américains ou les Chinois disposent tous d’un marché intérieur robuste.
La CCI EU peut aider à la coordination. Sans aller jusqu’à parler d’un rôle d’arbitre, elle peut faire office de conseiller ou de coordinateur afin de s’assurer que les entreprises européennes ne se portent pas préjudice les unes aux autres. Nous avons également un rôle à jouer pour fédérer les entreprises de certains secteurs afin de permettre l’émergence d’une offre européenne. C’est particulièrement vrai dans le domaine des transports ou de l’économie digitale où peu d’entreprises européennes sont présentes en ASEAN. On observe toutefois l’arrivée dans la zone d’entreprises qui s’étaient initialement lancées en Chine pour pénétrer le marché asiatique et font évoluer leur stratégie devant la complexité du marché chinois. Singapour est un des grands gagnants de ce développement vers l’ASEAN, mais il est également envisageable qu’à terme, la cité-État devienne la porte d’entrée vers les marchés indiens ou chinois. Dans les secteurs où il existe déjà de grandes entreprises européennes en mesure de faire face à la compétition internationale, comme dans les télécommunications, la CCI EU n’a pas de raison particulière d’essayer de favoriser une approche collective des marchés.
Quels sont les principaux défis à relever par les entreprises européennes dans l’ASEAN ?
Si vous prenez l’évolution des dix dernières années, la présence européenne a été nettement augmenté et les partenaires locaux ont pris l’habitude de travailler avec nous, ce qui est plutôt positif. Plusieurs marchés tels que l’Indonésie ou les Philippines se sont largement ouverts à nos entreprises. Les évolutions sont donc très positives. En revanche, je suis plus circonspect que certains concernant l’évolution de l’ASEAN dans les années à venir. Dans plusieurs États, un recul existe en matière politique, à commencer par l’Indonésie, pays que je connais bien et aime pour y avoir habité plus de sept ans. Il y a une vraie évolution conservatrice et religieuse, qui va se renforcer avec les échéances électorales à venir. Or, les secteurs menant de grands proiets, tels que l’énergie, ont besoin de visibilité pour investir. Les entreprises européennes regardent essentiellement trois points : droit du travail, système juridique et vision politique de long terme. Sur ce dernier point, il convient de rester prudent dans certains pays. Cependant, cela ne concerne pas toute la zone et le Vietnam par exemple offre de belles promesses. La Birmanie reste une inconnue mais pourrait s’ouvrir fortement. J’aurais donc plutôt tendance à dire que je suis préoccupé et attentif que réellement pessimiste. Le second point est qu’il existe de grandes disparités entre les pays de l’ASEAN. Les écarts se réduisent mais demeurent très importants et l’intégration régionale ne pourra se faire efficacement sans un progrès sur la réduction des différences de développement. La croissance économique de la zone pourrait donc être freinée par ce défi régional et impacter les perspectives de nos entreprises.
Des pays comme le Japon ou la Chine soutiennent fortement leurs entreprises à travers différents moyens (appui politique, financier, etc.). Que pensez-vous de ce type de supports et estimez-vous que les entreprises européennes pourraient bénéficier d’un appui similaire de la part de l’UE ?
Vous pointez du doigt un sujet très important et sensible. Le Japon et la Corée du Sud s’engagent fortement au niveau politique envers l’ASEAN en créant par exemple des accords de libre-échange, des dispositifs de financement d’infrastructures. Ce qu’ils font au Vietnam et en Indonésie constituent des cas d’école. Cela reste de la concurrence équitable. À mon sens, la Chine a moins une influence politique, malgré quelques tensions ou rumeurs ponctuelles, qu’une influence économique. Les entreprises chinoises ne vendent pas des biens ou des services, elles vendent de l’argent pour faire acheter leurs biens et services. Elles ont la capacité de fournir de façon autonome, ou avec le soutien des banques controlées par l’État, non pas une expertise mais du financement. C’est quelque chose qui concerne évidemment toutes les grandes entreprises chinoises, mais que l’on retrouve de plus en plus chez les PME chinoises. Or, les entreprises européennes ne bénéficient pas de cette capacité, ce qui biaise la concurrence.
D’un point de vue politique, les réunions comme le sommet UE-ASEAN sont importantes. Nous discutons des opportunités d’affaires, d’accords de libre-échange, etc. Mais à la fin de la journée, nous allons tous être de nouveau mis face à la question-clé : sommes-nous capables de remporter des marchés uniquement lors d’une compétition juste sur la base de notre capacité à offrir une expertise et des produits, ou également sur la capacité à apporter des financements avec les conditions que les Chinois, mais aussi les Coréens et les Japonais apportent ? Sur ce dernier point, je pense que la réponse aujourd’hui est « non ». Je suis assez pessimiste sur notre capacité à progresser sur cela. L’Europe ne va pas, dans les cinq à dix prochaines années, avoir suffisamment de fonds pour offrir ce genre de dispositif. C’est un handicap très net. Cependant, ce handicap peut être transformé en opportunité car il nous pousse à être encore meilleur dans ce que nous proposons. Améliorer notre offre sera la seule solution pour rivaliser.
La question ouvre également le débat sur le principe de réciprocité. Aujourd’hui, les entreprises chinoises peuvent aller partout dans le monde et se permettre d’acheter des entreprises étrangères, alors que c’est interdit pour les entreprises étrangères dans beaucoup de secteurs en Chine. Comme l’a souligné Anna Cecilia Malmström [la Commissaire européenne au commerce, NDLR], la décision du président Trump [la hausse des droits de douanes sur les aciers étrangers, NDLR] ne va pas dans le sens du libre-échange et l’Europe ne peut pas tolérer ce type de distorsion de la concurrence. Si le libre-échange doit être notre objectif, il faut également s’assurer que les règles de la compétition soient les mêmes pour tous. La Chine est aujourd’hui très agressive sur de nombreux secteurs stratégiques en Europe (télécoms, transports, agriculture) et l’Europe ne peut rester sans défense.
Propos recueillis par Vivien Fortat

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A propos de l'auteur
Vivien Fortat est spécialisé sur les questions économiques chinoises et les "Nouvelles routes de la soie". Il a résidé pendant plusieurs années à Tokyo et Taipei. Docteur en économie, il travaille comme consultant en risque entreprise, notamment au profit de sociétés françaises implantées en Chine, depuis 2013.