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Analyse

Tigres et Dragons : l’ASEAN, terre d’opportunités et de défis pour les entreprises françaises

Devanture d’une boutique Chanel à Hô-Chi-Minh-Ville : plus de 1 600 entreprises françaises sont déjà implantées dans les pays de l'ASEAN. (Copyright : Tom Eisenchteter).
Devanture d’une boutique Chanel à Hô-Chi-Minh-Ville : plus de 1 600 entreprises françaises sont déjà implantées dans les pays de l'ASEAN. (Copyright : Tom Eisenchteter).
Peut-on encore l’ignorer ? L’ASEAN devient l’un des marchés incontournables pour les entreprises françaises. Depuis la crise économique asiatique de 1997, qui a vu l’effondrement des monnaies locales, tel le baht thaïlandais, l’écroulement des marchés boursiers et une augmentation soudaine de la dette privée, les pays de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est ont fait preuve d’une résilience remarquable. Avec une croissance à 5 % sur les vingt dernières années, principalement grâce aux gains de productivité dans les manufactures, les télécommunications et les transports, l’ASEAN affiche aujourd’hui un PIB cumulé totalisant près de 2 500 milliards de dollars, soit une économie comparable à celle de la France et de l’Inde. Dans les cinq prochaines années, l’OCDE estime la croissance de la région à 5,1% – 8 % pour les pays en rattrapage, comme le Cambodge et la Birmanie. Autrement dit, l’ASEAN serait en passe de devenir la quatrième économie mondiale d’ici 2050.
Ces anciens et nouveaux Tigres asiatiques sont une aubaine pour les entreprises françaises – petites et grandes –, aussi bien en termes de consommation de biens courants que de commerce régional et de production manufacturière. Avec la présence de plus de 1 600 sociétés françaises, ils comptent davantage dans la balance commerciale de la France que le Brésil ou l’Inde, et présentent une alternative alléchante au Dragon chinois, pour toute entreprise française souhaitant s’implanter en Asie.

Contexte

En août, l’ASEAN, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, soufflait ses cinquante bougies. Fondée à la suite de la Déclaration de Bangkok en 1967 par les ministres des Affaires étrangères d’Indonésie, de Malaisie, de Thaïlande, de Singapour et des Philippines, l’ASEAN avait pour mission initiale de contrecarrer la menace communiste et l’instabilité régionale montante. Un demi-siècle plus tard, officiellement dotée depuis 2015 d’une zone de libre-échange facilitant la libre circulation des personnes, des capitaux, des biens et des services, la Communauté économique de l’ASEAN regroupe 10 pays et plus de 620 millions d’habitants. S’affirmant comme une des régions les plus dynamiques du monde, elle présente un fort potentiel de croissance pour les entreprises françaises.

Quels sont les secteurs porteurs pour les entrepirses françaises dans l’ASEAN ? D’après la Banque publique d’investissement (BPI), le dynamisme de la consommation intérieure et les importants besoins notamment en matière d’infrastructures offrent de « belles opportunités ». Outre l’apparition d’une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée, la vigueur des marchés intérieurs et l’émergence de classes moyennes, environ 70 millions de foyers – un chiffre qui devrait doubler d’ici 2025 –, ouvrent des perspectives pour les biens de consommation. Les infrastructures énergétiques et de transport, surtout urbains et ferroviaires, et les technologies et services liés à la ville durable, y constituent des ouvertures sur l’ensemble de la région. Si certains pays sont déjà spécialisés – le Vietnam avec le textile et l’agroalimentaire –, si d’autres jouissent de leurs atouts naturels – la Malaisie avec le pétrole –, de nombreux secteurs restent encore en émergence : la grande distribution en Thaïlande ou les services aux Philippines. En somme, de la construction à l’énergie, en passant par la santé, le numérique, la mode, la cosmétique, le luxe, la sécurité numérique, l’agroalimentaire, le transport, l’environnement, l’automobile, le maritime, l’aéronautique, voire le spatial, tous les secteurs présentent des possibilités d’expansion pour les sociétés françaises.
Cependant, l’ASEAN ne se considère pas seulement comme un tout. Pour Frédéric Rossi, directeur général délégué à l’activité Export et ancien directeur Singapour et ASEAN chez Business France, le principal challenge pour les entreprises françaises relève de « l’hétérogénéité de la zone en matière géographique, culturelle, religieuse et ethnique, mais également en matière de niveau de développement et de maturité des marchés ». Complexe, l’ASEAN jouit en effet d’une grande diversité ethnoculturelle et religieuse, avec la présence entre autres de Malais, de Chinois, d’Indiens et de Thaïs, du bouddhisme, de l’islam, du christianisme et de l’hindouisme, définissant un écosystème des affaires propre à chaque pays.
Par ailleurs, les degrés de maturité et les niveaux de développement des marchés diffèrent grandement d’un pays à l’autre et il existe de fortes disparités entres les États. Pour exemple, le PIB de Singapour – l’un des pays les plus riches et les plus dynamiques de la planète – est, par tête, 30 fois plus élevé que celui du Laos, et 50 fois plus que ceux du Cambodge et de la Birmanie. D’après Pierre Guitton, représentant BPI France pour les pays de l’ASEAN, les règles et les normes qui découlent de cette hétérogénéité sont donc spécifiques à chaque pays – d’où la nécessité d’appréhender l’ASEAN non pas globalement mais « pays par pays ».

Singapour : la « Smart Nation »

Surnommée la « porte d’entrée » de l’ASEAN, Singapour est la première économie de la région. Frédéric Rossi y voit là un marché mature mais très concurrentiel pour les entreprises françaises. La cité-État est d’ailleurs numéro 1 du classement « Doing Business » de la Banque mondiale, pour la facilité à y conclure des affaires. La raison en est une fiscalité singulièrement attractive et des infrastructures de transport et de communication favorable à un écosystème performant, Il est tout particulièrement aisé et rapide d’y enregistrer une société, d’y recruter, ainsi que de comprendre ses réglementations et sa fiscalité. Pour Renée Kaddouch, fondateur d’Erka Consulting à Singapour, l’ancienne colonie britannique offre un environnement judiciaire fiable et dénué de corruption, notamment sur la protection de la propriété intellectuelle. Encourageant ainsi la recherche et l’innovation, Singapour est souvent décrite comme la « Silicon Valley de l’Asie du Sud-Est ».
Souhaitant de fait accorder une place plus importante à la R&D, les autorités ont lancé en 2016 le programme volontariste « Smart Nation », assorti d’un budget de 19 milliards de dollars singapouriens (près de 12 milliards d’euros), avec pour objectif d’attirer les investissements étrangers et d’encourager l’implantation des start-ups étrangères. La présence d’Interpol à Singapour en fait aussi un haut lieu de la R&D en cybersecurité. Pour Business France, les entreprises françaises de la French Tech ont un vrai créneau à prendre à Singapour dans le numérique, les technologies du Big Data et la deep-tech (BioTech, MedTech…). Ville intelligente, durable, connectée et sécurisée, la cité-État offre aussi une porte d’entrée sur l’ensemble de la zone. Plus technologique et protectrice que la Chine et l’Inde, plus accessible que le Japon et la Corée, la Smart Nation peut jouer un rôle de tremplin pour le reste de l’Asie et ses presque 4 milliards d’habitants, tout en étant la tête de pont idéale pour accéder aux marchés de l’ASEAN.

Indonésie : le vent en poupe

Seizième puissance économique mondiale et seul pays de l’ASEAN membre du G20, l’Indonésie représente 40 % du PIB total de la région et, grâce à ses 260 millions d’individus, un marché gigantesque très prometteur. Stabilité politique, compétitivité élevée, réserve financière et grande capacité d’investissement – Jean-Philippe Arvert, directeur Business France à Jakarta, considère que l’Indonésie « dispose des atouts nécessaires pour relever les défis auxquels elle est confrontée ». En effet, malgré une forte insécurité juridique, une corruption endémique et une lourdeur bureaucratique, l’Indonésie a le vent en poupe et continue d’attirer les investisseurs étrangers et français. En plus de son colossal marché intérieur et d’une classe moyenne en augmentation rapide, la coût de la main-d’œuvre locale y est très bon marché (salaire minimum très bas et charges sociales relativement faibles), ce qui continue d’attirer les grands groupes comme Danone, Air Liquide, Michelin ou Total, ainsi que des petites et moyennes entreprises.
Les secteurs des infrastructures et de l’énergie y sont tout particulièrement attrayants et sont inscrits en tant que secteurs prioritaires dans l’accord bilatéral franco-indonésien depuis 2011. L’Indonésie s’étendant d’Est en Ouest sur 6 000 km avec seulement 700 km d’autoroutes et deux lignes ferroviaires, les besoins en termes d’infrastructures y sont importants et les entreprises françaises ont des places à prendre, selon Jean-Philippe Arvert. Un archipel de plus de 17 000 îles, l’ancienne colonie néerlandaise regorge aussi d’opportunités dans le secteur de les infrastructures aéroportuaire et maritime. De plus, le pays le plus peuplé de l’ASEAN en est devenu, en 2014, son premier marché automobile, détrônant la Thaïlande, avec 1,3 million d’immatriculations, et a vu l’ouverture du plus grand centre de production au monde de L’Oréal. Malgré une ambition déclarée de devenir un hub régional en matière d’économie de la connaissance et malgré l’émergence de champions nationaux de l’économie numérique et du e-commerce, tels Go-Jek et Tokopedia, la place accordée à la R&D est quasiment inexistante, mais pour Renée Kaddouch, une vague de réformes destinées à rendre l’économie indonésienne plus attractive pour les investissements étrangers annonce un avenir encourageant.

Vietnam, Malaisie, Philippines, Thaïlande : les Tigres rugissent toujours

Si Singapour et l’Indonésie peuvent être considérés comme les « États-pivots » de la région, les anciens Tigres asiatiques ne sont pas en laisse et rugissent toujours. Le Vietnam est en effet un pays en plein développement. Affichant 6% de croissance annuel depuis 25 ans, le pays a quintuplé son PIB en 10 ans. La France et ses entreprises y ont naturellement engagé de nombreux projets d’infrastructures, notamment dans les métros de Hô-Chi-Minh-Ville et de Hanoï. D’après la BPI, il existe aussi des opportunités dans les infrastructures énergétiques, le traitement de l’eau, des déchets et de la qualité de l’air, et particulièrement l’agro-alimentaire.
Deuxième partenaire commercial de la France dans l’ASEAN après Singapour, la Malaisie commence aussi à acquérir la dimension d’un véritable hub régional et présente une alternative valable aux coûts élevés de la Cité-État voisine. Dominé par Petronas, le secteur du pétrole s’ouvre aux entreprises françaises avec la présence de Total et, dans son sillage, de nombreuses PME du secteur para-pétrolier. Les énergies renouvelables sont aussi considérées par la BPI comme un secteur porteur dans lequel la France dispose d’un savoir-faire reconnu. Deuxième producteur et premier exportateur d’huile de palme, la Malaisie cherche en effet à exploiter la biomasse et les biogaz qui en résultent.
Avec 100 millions d’habitants, les Philippines sont le deuxième pays le plus peuplé de l’ASEAN. Selon Stéphane Perchenet, directeur Business France à Manille, le pays renoue avec son statut d’économie prometteuse de la zone, grâce, entre autres, à l’émergence d’une classe moyenne éduquée, urbaine et anglophone. En plus de son marché intérieur significatif, le secteur des services représente plus de la moitié du PIB et des emplois du pays, avec l’explosion des centres d’appel, dont le nombre dépasse désormais celui de l’Inde. En tenant compte du coût élevé de l’énergie, qui limite son développement industriel, cet archipel de plus de 7 000 îles a aussi de sérieux besoins dans le développement de ses infrastructures aéroportuaires.
En Thaïlande, l’économie se relance après les troubles politiques des dernières années. Claire Camdessus, directrice Business France à Bangkok, estime que sa situation centrale au sein de l’ASEAN, son ouverture culturelle et économique et la qualification croissante de sa main-d’œuvre en font une « plate-forme de développement idéale pour l’ASEAN ». Comme le montrent les nombreux projets d’extension de l’aéroport de Bangkok et du réseau de transport public de la capitale, il existe de vrais besoins en infrastructures ferroviaires, routières et aéroportuaires. Par ailleurs, le pays compte plus de téléphones portables que d’habitants – 15 millions de smartphones ont été vendus en 2014 – et Bangkok recense le plus de comptes Facebook au monde, révélant des besoins importants dans le numérique.
Aussi diverse que variée, l’ASEAN est indiscutablement une région du monde en plein essor, avec en fers de lance Singapour et l’Indonésie, tirant le développement régional vers le haut. Sans oublier ses anciens Tigres et ses pays en rattrapage, comme le Cambodge, qui carbure avec un taux de croissance avoisinant les 7% depuis 5 ans, et la Birmanie, où de nombreux marchés restent à prendre, elle offre de séduisantes opportunités de développement aux entreprises françaises qui sauront naviguer ses eaux troubles, éviter ses pièges et relever ses défis. Pour reprendre les propos de Pierre Guitton, « il est important d’avoir les reins solides pour se lancer à la conquête de cette région du monde ». Quand Singapour héritera de la présidence de l’ASEAN l’année prochaine, sa priorité sera de faire progresser la coopération, l’innovation et la croissance inclusive, annonçant un avenir alléchant, ouvert à la performance, plein de défis et d’opportunités.
Par Tom Eisenchteter

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A propos de l'auteur
Franco-britannique né à Paris en 1989, Tom Eisenchteter est diplômé en Sciences Politiques de l’Université de Nottingham. Après avoir travaillé à Johannesburg à la Chambre de Commerce franco-sud-africaine, il rejoint l’ONU à Bangkok où il vit pendant trois ans. Spécialisé en politique thaïlandaise et en géopolitique régionale, il rejoint le bureau régional de la Fédération Internationale de la Croix Rouge à Kuala Lumpur d’où il couvre notamment le typhon Haiyan aux Philippines et le tremblement de terre au Népal. Aujourd’hui de retour en France, il travaille dans la promotion des relations franco-asiatiques à Paris.