Politique
Tribune

2018 en Asie : la démocratie à l’épreuve

Le Premier ministre cambodgien Hun Sen lors du 17ème sommet ASEAN-Chine au Myanmar International Convention Center à Naypyidaw le 13 novembre 2014. (Source : Foreign Policy)
Le Premier ministre cambodgien Hun Sen lors du 17ème sommet ASEAN-Chine au Myanmar International Convention Center à Naypyidaw le 13 novembre 2014. (Source : Foreign Policy)
Où va la démocratie en Asie ? À une année 2017 assez « chiche » en scrutins majeurs succédera un millésime 2018 plus consistant. Non pas tant en nombre de pays concernés (une demi-douzaine) que d’enjeux électoraux et d’identité des heureux « élus », de leur situation politique et sécuritaire du moment – précaire dans un trio de cas. Jusqu’à ces derniers jours, 200 millions d’électeurs avaient coché sur leur calendrier la date qui d’une présidentielle (Maldives), qui de législatives (Afghanistan, Turkménistan, Thaïlande), qui enfin d’une élection générale (Pakistan, Cambodge, Malaisie). Fin janvier, quatre ans après son coup d’Etat militaire (printemps 2014), le Premier ministre thaïlandais en a décidé autrement. Prayuth Chan-ocha a repoussé à 2019 l’organisation du prochain scrutin législatif – sans vraiment surprendre… Ces derniers temps, la démocratie en Asie-Pacifique est fortement mise à mal ou tourmentée. Comment mesurer sa résilience ?

La République islamique d’Afghanistan, du chaos des combats aux urnes

*Le 20 janvier dernier, une attaque contre l’hôtel Intercontinental a fait 22 morts. Huit jours plus tard, un attentat à la voiture piégée (ambulance) dans le centre de la capitale causait une centaine de victimes et plus de 200 blessés.
D’ici un semestre, si les conditions sécuritaires et la « bonne volonté » des divers acteurs politiques le permettent – rien qui ne soit garanti à cette heure -, le corps électoral afghan sera invité à renouveler son Parlement début juillet. Avec seulement trois ans de retard sur le calendrier originel… Un rendez-vous politique autant qu’un défi logistique et sécuritaire dans ce pays balafré sans relâche depuis quatre décennies par les crises, la violence, les hostilités, l’incurie des gouvernants et l’agenda d’une insurrection islamiste radicale recourant à la terreur et l’effroi. En témoignait ces derniers jours Kaboul, capitale endeuillée par des attentats* en série d’une intensité inouïe.
*Comprendre leur retour au pouvoir à Kaboul pour y rétablir l’Emirat islamique d’Afghanistan, à l’instar du premier gouvernement taliban (1996-2001). **Pour sa politique afghane sujette à discussion, quand le propos n’est pas plus sombre, sur la question terroriste notamment.
Le contexte politique délétère du moment, l’inexorable avancée de forces talibanes portées par le sentiment de la victoire imminente*, leur absence de toute appétence pour des pourparlers de paix avec le gouvernement et ses mentors extérieurs (Etats-Unis, OTAN), enfin, le raidissement récent de la Maison Blanche à l’endroit du Pakistan** et ses inévitables incidences négatives (comme à chaque période tendue entre Washington et Islamabad) sur le théâtre afghan, n’incitent guère à l’optimisme sur les chances de préparer convenablement (on n’ose dire sereinement…) ce rendez-vous national. Des commentateurs évoquent un possible report des élections. Une hypothèse à considérer mais qui n’emporterait guère l’approbation de la population, déjà très remontée contre le chef de l’Etat Ashraf Ghani et le (maigre) bilan de son action, trois années et demi après son entrée en fonction.

La République islamique du Pakistan, (une fois encore) en proie aux maux (de son fait)

*Avant sa disgrâce de juillet 2017, Nawaz Sharif avait déjà occupé à deux reprises le poste de 1er ministre, entre 1990 et 1993, puis de 1997 à 1999… sans jamais aller au bout de son mandat. La justice et l’armée l’ont contraint à chaque reprise à quitter ses fonctions.
Que dire de « l’intérêt » d’Islamabad pour le voisin afghan ? Moins prosaïque, la population de Kaboul, d’Herat, de Kandahar ou de Kundunz parle davantage « d’ingérence » dans les affaires intérieures. Passons sur cette réalité. Une semaine après sa voisine occidentale, la République islamique du Pakistan – 5e démocratie mondiale par le nombre de personnes inscrites sur les listes électorales (environ 100 millions) – organisera le 15 juillet un scrutin pour renouveler sa chambre basse (Assemblée nationale). Un quinquennat après un exercice marqué par la violence (130 morts déplorés lors de la campagne 2013), le scrutin estival 2018 s’inscrit dans une atmosphère de crispation entre les autorités civiles et la très influente institution militaire – faiseuse et fossoyeuse des gouvernements, tout démocratiquement élus soient-ils -, dont aucun Premier ministre ou chef de parti ne saurait impunément défier l’autorité. Ce qu’a vérifié de nouveau* à ses dépends en juillet dernier l’ex-chef de gouvernement Nawaz Sharif (68 ans), que la Cour Suprême poussa à quitter ses fonctions avant le terme de son mandat (2018). Motif : évasion fiscale (révélée par les « Panama papers »). Condamnation : dix ans d’inéligibilité. À cinq mois de l’échéance électorale, les sondages pointent en tête des intentions de vote son parti, la Pakistan Muslim League (Nawaz), avec une avance sensible sur le PTI, formation de l’ancienne gloire nationale de cricket, l’élégant Imran Khan, et loin devant le Pakistan People Party (PPP) de la dynastie Bhutto, dont l’éclat, onze ans après l’assassinat de l’emblématique Benazir (décembre 2017), peine à renaître.
A l’approche du scrutin, d’aucuns prédisent (sans grand risque de se tromper…) une campagne électorale allant en s’électrisant, dans un climat de tension partisane propice à l’intimidation et à la violence. Par ailleurs, il y a fort à parier que les traditionnels exutoires extérieurs – la menace indienne, le conflit afghan – seront employés à tour de bras par les responsables politiques afin de drainer l’électorat vers leur bannière.

Du Cambodge au Turkménistan, l’autoritarisme dans toute sa laideur

*Corée du sud, Japon, Taïwan, Inde, Timor-Leste, Philippines, Mongolie, Sri Lanka, Indonésie, Singapour, Hong Kong, Papouasie Nelle-Guinée. **Un scrutin libre et honnête a bien été organisé, et les libertés civiles de base respectées. Mais des problèmes de gouvernance notables sont signalés. ***Des irrégularités majeures lors de l’élection ne permettent pas de considérer le scrutin libre et honnête. Le gouvernement exerce des pressions sur l’opposition. Corruption forte, état de droit et société civile faibles.
Dans l’édition 2017 de son Democracy Index, The Economist Intelligence Unit (EIU) se penche méthodiquement sur le cas de 167 pays ventilés sur tous les continents et leur rapport à la règle démocratique. Une quarantaine de nations de la région Asie-Pacifique y figurent, pour un constat régional accablant : en 2018, seuls deux régimes respectent les valeurs démocratiques (Australie et Nouvelle-Zélande) ; une douzaine d’autres* apparaissent dans la catégorie des démocraties imparfaites**. Une vingtaine d’Etats figurent ensuite dans les rangs des régimes hybrides*** (dont le Népal, le Bangladesh, la Thaïlande et le Pakistan). Enfin, un dernier « club » – le moins huppé, celui des régimes autoritaires – fait encore la part belle à l’Asie-Pacifique, lui réservant une dizaine de places : aux côtés de la Birmanie, de la Chine, du Vietnam, de la Corée du nord, nous retrouvons le Cambodge et le Turkménistan, où des scrutins sont programmés fin juillet pour le premier, en décembre pour le second.
L’ONG américaine Freedom House qualifie le Turkménistan dans ses travaux 2018 de « kleptocratie pétrolière » (Oil kleptocracy) et le place parmi les douze pays les moins libres de la planète (au niveau des droits politiques et des libertés publiques). Le cas de cette ancienne république soviétique ne nous retiendra guère longtemps. Un scrutin législatif y est certes bien planifié en fin d’année. Mais dans cette république présidentielle autoritaire où le chef de l’Etat (et chef de gouvernement…), le sévère Gurbanguly Berdimuhamedov (en poste depuis 2007), a recueilli 97,2% des voix lors des dernières élections présidentielles (février 2017), on imagine sans peine l’autorité dévolue aux 125 « élus » de l’Assemblée nationale…
Le Cambodge et sa monarchie constitutionnelle parlementaire sont aux mains depuis 33 ans de l’intraitable Hun Sen. A 65 ans, il a été nommé Premier ministre en janvier 1985. Son autoritarisme ne semble pas sur le point de ployer devant les velléités de liberté, de droits civils et de démocratie de la population. En témoigne les diverses manœuvres grossières du pouvoir à l’encontre de la principale formation politique de l’opposition, le Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP), dissous en novembre 2017. Son porte-drapeau, Kem Sokha, a été emprisonné deux mois plus tôt pour « trahison et espionnage » au profit des Etats-Unis.

République des Maldives : sous le sable, une jeune et fragile démocratie malmenée

Au cœur de l’océan Indien, une des plus belles nations archipélagiques du globe se prépare à un sensible scrutin présidentiel au second semestre de cette année. Dirigée durant trois décennies (1978-2008) par l’ancien président Maumoon Abdul Gayoom, cette nation insulaire prisée des touristes étrangers amateurs de resorts luxueux et de fonds marins limpides, a pâti d’un environnement politique domestique fort agité ces dernières années. Dans cette république présidentielle de moins de 400 000 habitants, une toute jeune et fragile démocratie ne demandait pourtant qu’à prospérer.
Depuis son arrivée au pouvoir voilà cinq ans à l’issue d’un scrutin pour le moins controversé, le président Abdulla Yameen Abdul Gayoom – accessoirement demi-frère de l’ancien chef de l’Etat et autocrate Maumoon Abdul Gayoom – ne ménage pas sa peine vis-à-vis de l’opposition. Nombre de ses dirigeants (ainsi que des dissidents du parti au pouvoir) sont embastillés ou ont opté pour la voie de l’exil, par sécurité. Pourtant, le 1er février dernier, la Cour suprême ordonnait la libération de l’ensemble des prisonniers politiques, dont l’ancien président Mohamed Nasheed (2008-2012). Activiste et premier chef de l’Etat élu au suffrage universel dans l’archipel, Nasheed avait été condamné en 2015 à 13 ans de prison pour « terrorisme » – une peine à forte connotation politique, dénoncée internationalement. Cette décision surprise de la Cour Suprême lui offre l’opportunité de revenir aux Maldives (il est exilé au Royaume-Uni depuis 2016) briguer à nouveau la présidence, au nom de son Maldivian Democratic Party (MDP). Et de rétablir ainsi la primauté de la règle démocratique en lieu et place d’une anachronique autocratie insulaire. Un (rare) rayon de soleil démocratique de bon augure pour la région ? À en juger en ce lundi 5 février par les résistances de l’appareil d’Etat – l’armée boucle actuellement l’accès au Parlement et le gouvernement met en garde la Cour Suprême contre toute tentative de destitution du président Yameen -, l’affaire ne parait pas gagnée.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.