Politique
Entretien

Aung San Suu Kyi, Antigone et "icône fracassée" de Birmanie

Couverture de l'ouvrage "Aung San Suu Kyi, l'icône fracassée", par Bruno Philip, paru en 2017 aux Éditions des Équateurs. (Crédits : Éditions des Équateurs)
Couverture de l'ouvrage "Aung San Suu Kyi, l'icône fracassée", par Bruno Philip, paru en 2017 aux Éditions des Équateurs. (Crédits : Éditions des Équateurs)
Aung San Suu Kyi est-elle sortie de son déni sur la question Rohingya ? Pour la première fois vendredi 12 janvier, la dirigeante birmane a estimé que la reconnaissance par l’armée de son implication dans le massacre de dix membres de la minorité musulmane de Birmanie était « un pas positif fait par le pays ». 650 000 Rohingyas ont été contraints à l’exode depuis août dernier. Le silence assourdissant de la désormais « Dame de Naypyidaw » sur l’épuration ethnique menée par les militaires birmans a provoqué déception et colère chez ses plus fervents supporters. Jamais une idole n’était tombée aussi vite, raconte Bruno Philipp dans Aung San Suu Kyi, l’icône fracassée, publié aux éditions des Équateurs. Entretien.

Contexte

Comme Luc Besson et bien d’autres, l’Occident s’est-il fait un film sur celle qui a longtemps incarné les idéaux démocratiques en Birmanie ? C’est la question que pose Bruno Philipp dans ce portrait sensible de l’ancienne figure de l’opposition birmane, arrivée à la tête du gouvernement en mars 2016. « Bien sûr, gouverner, c’est déchoir », écrit notre confrère du journal Le Monde. Mais cette fois, la Lady vient d’enregistrer un record au jeu des illusions perdues : jamais une icône de cette stature ne s’était fracassée à une telle vitesse. »

Que s’est-il passé ? « La fée magnanime serait-elle devenue Carabosse, la vilaine sorcière ? » Aung San Suu Kyi a-t-elle changé ou est-ce qu’on a mal compris – pas voulu comprendre – cette fille d’un héros de l’indépendance birmane, ancienne étudiante d’Oxford, lectrice des Misérables en français, « qui n’a jamais cessé de confondre son destin et celui de son pays »et prête à tous les sacrifices pour la conquête du pouvoir ; mais qui est aussi une Bamar – l’ethnie bouddhiste majoritaire – et qui a toujours mené son parti, la Ligne nationale pour la Démocratie, d’une main de fer.

Avec la plume qu’on lui connaît, Bruno Philipp revient sur le parcours courageux et romanesque de celle qu’il décrit comme une Antigone bouddhiste moderne. La tragédie grecque pour expliquer le drame que traverse la Birmanie d’aujourd’hui. Ce court essai de 90 pages se lit comme un roman. Nous y découvrons Aung San Suu Kyi plongée dans la nostalgie à la saison des pluies, lorsqu’elle était prisonnière de sa résidence sur le lac Inya à Rangoun. L’occasion également de faire la connaissance avec son ennemi juré de l’époque, le général Ne Win qui se rend fréquemment à Vienne pour suivre des séances de psychanalyse, « tirant parfois au revolver dans son miroir pour tuer l’esprit malin qui pourrait bien le posséder. »

Aung San Suu Kyi a-t-elle eu raison de signer un compromis avec l’armée ? La « Dame de Rangoun » est devenue la « Dame de Naypydiaw », capitale tropicale née du « cerveau mégalomaniaque et paranoïaque de l’ex-dictateur Tan Shwe » et nouvelle « cage dorée » pour la dirigeante birmane, nous dit l’auteur. « Sorte de vision orwelienne de l’urbanisme », la « cité royale » qui accueille les institutions birmanes depuis 2005, est divisée en « zone administrative », « zone militaire », « zone des hôtels », etc. Sans oublier un zoo « où s’ébattent, entre autres animaux exotiques, des pingouins au fond d’une piscine à température polaire. »

Précédé d’un récit de Rémi Ourdan, grand reporter au Monde, qui a couvert l’exode des Rohyingyas dans la région de Cox’s Bazar au Bangladesh, Aung San Suu Kyi, l’icône fracassée nous permet d’appréhender le parcours de la prix Nobel de la paix birmane sans céder à l’emballement de l’émotion et sans condamnation définitive. Vous trouverez également dans ces pages le portrait de l’une des nations les plus pauvres du continent, coincée entre les géants chinois et indiens. A l’heure du « Google journalisme » et après avoir passé ces trente dernières années à sillonner l’Asie, Bruno Philip démontre combien le journalisme de terrain reste essentiel, lorsqu’il s’agit de comprendre un pays, ses dirigeants et ses habitants.

Aung San Suu Kyi, l’icône fracassée, éditions des Equateurs.

Bruno Philip, correspondant du Monde en Asie du Sud-Est, de passage à Paris. (Crédits : Stéphane Lagarde, Asialyst)
Bruno Philip, correspondant du Monde en Asie du Sud-Est, de passage à Paris. (Crédits : Stéphane Lagarde, Asialyst)
Cet entretien se déroule non loin de l’Hôtel de Ville de Paris, où est longtemps resté accroché le portrait d’Aung San Suu Kyi. Aujourd’hui, Bono, le chanteur de U2, ses amis et ses admirateurs appellent à sa démission. Que s’est-il passé ?
Bruno Philip : Ce qui s’est passé, c’est qu’on a mis dans la personnalité d’Aung San Suu Kyi des choses qui n’y étaient peut-être pas. On a fait d’elle une icône, une sorte de symbole, une déesse de la démocratie. Et en fait, on a découvert que c’était une femme politique qui était, au nom de sa volonté de rester au pouvoir, prête à des compromis qui ont pris aujourd’hui des allures de compromissions. Je crois qu’il y a eu un malentendu avec l’intelligentsia européenne et occidentale, si je puis dire, avec un certain nombre de défenseurs des droits de l’homme qui ont vu en cette femme un symbole universel de liberté et de morale en politique, et finalement, il se trouve que la politique l’a emporté sur la morale.
Icône fracassée, chute fulgurante aussi, tout a été très vite…
Tout a été extrêmement vite, jamais je crois une icône de cette stature ne s’était fracassée aussi rapidement. Quand on pense à Mandela, il était peut-être critiqué. Quand on pense à d’autres prix Nobel comme Vaclav Havel… Mais alors là évidemment, la chute a été dure, rapide. Après, est-ce que cette chute induit qu’Aung San Suu Kyi restera dans l’Histoire comme la traître, comme la traîtresse en chef ? Je ne sais pas. En tout cas, pour l’instant, elle est passée du statut d’icône à celui de pestiférée.
« On a vu en elle quelqu’un qui était profondément marqué par son expérience en Occident. Et finalement, on a oublié qu’elle était aussi birmane. »
A vous lire, pendant toutes ces années, on n’a rien compris finalement du prix Nobel de la paix birman, on n’a rien compris de la Birmanie…
On n’a pas compris sans doute qu’elle était plus birmane qu’on ne le croyait. On a vu en elle quelqu’un qui était éduqué à Oxford, qui était très anglicisé. Elle avait un mari qui était un tibétologue d’Oxford également. Donc on a vu en elle une dame qui était profondément marquée par son expérience en Occident. Et finalement, on a oublié qu’elle était aussi birmane, ou qu’elle était en tout cas redevenue birmane lorsqu’elle est rentrée en Birmanie en 1988, lorsqu’elle s’engage en politique. Donc, il y a en elle de l’Anglaise, mais aussi de la Birmane. Et son rapport à la démocratie, son rapport au pouvoir, est profondément marqué par le rapport au pouvoir des Birmans, et celui qu’ont les responsables birmans pour leurs sujets, si je puis dire, un petit peu comme aux temps de la royauté avant la colonisation britannique. Donc ça aussi c’est quelque chose qui a profondément échappé aux Occidentaux.
« Elle souhaite que son pays se modernise ; elle veut que les questions de santé, d’éducation puissent être améliorées dans l’un des pays les plus pauvres du monde. Le massacre des Rohingyas est en train de ralentir tout cela. »
Ce qui « vrille la conscience de l’Occident » et empêche de dormir les défenseurs des droits de l’homme, écrivez-vous, c’est d’abord son silence, voire son déni du massacre des Rohingyas
Oui, absolument. Elle est dans le déni parce qu’elle ne veut pas voir, ou parce qu’elle ne peut pas voir, parce qu’elle est sans doute isolée également, mais je pense aussi qu’elle ne veut pas voir ce massacre. Lequel est en train de fracasser non seulement sa réputation à l’étranger, mais aussi ses ambitions politiques. Aujourd’hui, la Birmanie est dans un état d’instabilité permanente. Elle ne peut pas mener à bien les réformes économiques et l’ensemble de son plan de développement. Elle a un espace politique dans lequel elle voudrait mettre en œuvre ce qu’elle espère pour la Birmanie. Elle s’est quand même battue des années, elle a été en résidence surveillée pendant 15 ans. Elle veut que son pays se modernise, elle veut que les questions de santé, d’éducation puissent être améliorées dans l’un des pays les plus pauvres du monde. Le massacre des Rohingyas est en train de ralentir tout cela.
Vous rappelez également qu’Aung San Suu Kyi est une Bamar…
Elle appartient effectivement à l’ethnie principale. Une ethnie qui a souvent été considérée comme arrogante, comme l’expression de ceux qui ont le pouvoir historique et à d’autres niveaux également. Donc elle est dirigeante de la Birmanie, mais elle est aussi celle qui incarne une vision bamar en tant qu’ethnie majoritaire vis-à-vis des ethnies minoritaires. Les Rohingyas, évidemment, sont une ethnie non seulement minoritaire mais pas reconnue comme citoyenne. Donc il ne faut pas oublier la dimension ethnique, culturelle d’Aung San Suu Kyi dans un pays où l’on assiste en ce moment à l’émergence d’une islamophobie, si je puis dire, extraordinaire. Ce n’est pas nouveau : il y a eu dans l’histoire des émeutes très violentes contre les musulmans. Et alors là, on est dans un moment de l’histoire birmane, six ou sept ans après un processus de démocratisation, qui est très impressionnant.
« La Birmanie est l’un des pays les pauvres d’Asie. Près de 40 % des 51 millions de Birmans vivent au niveau ou en dessous du seuil de pauvreté. »
Sa première décision en 2018, c’est d’augmenter de 30% le revenu minimum en Birmanie, qui passe à un peu moins de 3 euros par jour. L’économie, c’est la principale préoccupation des Birmans ?
Bien sûr ! Il ne faut pas oublier que la Birmanie est l’un des pays les pauvres du continent. Près de 40 % des 51 millions de Birmans vivent au niveau ou en dessous du seuil de pauvreté. Donc elle a pris quelques mesures économiques, mais on n’a pas du tout le sentiment qu’il y a un plan économique de la part d’Aung San Suu Kyi et de son gouvernement. Aung San Suu Kyi ne donne pas du tout l’impression d’avoir une vision pour son pays. Bien sûr, elle a un espace politique très réduit puisqu’elle doit dialoguer avec l’armée qui est restée toute-puissante. Mais dans l’espace politique qui est le sien, son gouvernement n’a pas fait la preuve du tout sur les questions économiques et sociales, de performance.
L’Occident s’est trompé sur Aung San Suu Kyi, on connaît pourtant l’histoire. En 1988, elle rentre du Royaume-Uni et les choses sont aussi claires que dans un western : on a d’un côté la fille du héros de l’indépendance et de l’autre, des généraux dignes des méchants dans James Bond, dont le tyran Ne Win…
Effectivement, Ne Win est un des anciens compagnons de son père qui a trahi. Manipulateur, instable et névrosé, c’est lui qui fait le coup d’État en 1962. C’est lui qui va instaurer une dictature qui va se prolonger, avec certains avatars différents jusqu’en 2011. Donc, elle revient de Grande-Bretagne, elle se hisse au plus haut niveau de l’opposition anti-junte. Elle y est poussée : au début, elle n’a pas très envie de rentrer en politique. Elle est pratiquement inconnue. Les gens savent qui est Aung San, son père, l’architecte de l’indépendance de la Birmanie en 1948, assassiné quelques mois avant l’indépendance d’ailleurs. Mais elle n’a jamais joué aucun rôle en politique. Elle y est donc poussée : au début, elle renâcle un petit peu. Et puis elle finit par accepter. Elle avait d’ailleurs déjà dit à son mari, et je le rappelle dans le livre, qu’un jour si son peuple l’appelait, elle ne renoncerait pas à cet appel. Donc, en dépit du fait qu’elle n’avait pas envie de rentrer en politique au départ, en même temps, elle n’avait jamais totalement écarté la possibilité qu’un jour, elle doive, disons, faire son devoir. C’était d’ailleurs une époque tout à fait étrange puisque la junte prônait alors la « voie birmane vers le socialisme », une espèce de mélange de bouddhisme tiers-mondiste, anti-américain mais aussi antisoviétique, extrêmement refermé sur lui-même. Aung San Suu Kyi est revenue en Birmanie en 1988 lorsque des manifestations anti-junte éclatent dans Rangoun. Elles vont être réprimées de manière épouvantable par l’armée. Elle arrive dans ce pays qui est isolé depuis le début des années 1960. C’est alors un des pays les plus isolés de la planète.
« Aung San Suu Kyi est une fille à papa qui tente d’achever la mission d’un père assassiné. »
Vous nous donnez les clés pour comprendre Aung san Suu Kyi, et vous l’a décrivez d’abord comme une « fille à papa ».
C’est un autre aspect remarquable de la personnalité d’Aung San Suu Kyi. Elle a été l’icône de la démocratie alors que dans son parti, elle se conduit comme un dictateur. Elle n’a pas permis la relève. Or elle a 72 ans et donne le sentiment d’avoir une santé un peu fragile. Les autres responsables importants du parti ont dans les 80-90 ans, et puis les jeunes, c’est un peu comme en France les députés de La République en Marche : ils sont inexpérimentés. Ils viennent d’arriver au pouvoir, enfin au parlement à l’issue des élections de novembre 2015. Donc à l’intérieur du parti, elle donne l’impression, qui est justifiée, de celle qui décide de tout. C’est un de ses défauts que remarquent tous les gens qui la connaissent bien et l’ont fréquentée longtemps : elle est incapable de déléguer et elle a cette obsession de la centralisation politique. Ce ne sont pas non plus des bonnes nouvelles dans le contexte de la Birmanie actuelle.
« Après un processus de démocratisation voulue par la junte en 2011, on est entré dans une phase de régression. Et dans le contexte actuel où la Birmanie est critiquée de toutes parts par les Occidentaux, la Chine se frotte les mains ! »
Aung San Suu Kyi est officiellement Conseillère spéciale de l’État et porte-parole de la présidence de la République. Quel rapport entretient-elle avec l’armée ?
Elle ne peut pas diriger sans une collaboration et sans un dialogue avec l’armée qui est restée toute-puissante. L’armée possède automatiquement 25% des sièges au parlement, et selon une constitution qu’ils ont eux-mêmes fait passer en 2008, les militaires ont également les postes de ministre de la Défense, ministre des Frontières et ministre de l’Intérieur. Toutes les questions touchant à la sécurité et à la stabilité des frontières, c’est l’armée qui s’en occupe. Donc là-dessus, Aung San Suu Kyi n’a aucun pouvoir. Et évidemment, elle n’est pas responsable des massacres perpétués par l’armée dans les zones peuplées par les Rohingyas. En revanche, elle a un certain pouvoir sur les questions économiques et sociales. C’est un espace très réduit et qui risque de se réduire encore plus si la situation continue à se dégrader en termes de libertés individuelles. Après un processus de démocratisation voulue par la junte en 2011, on est dans une phase de régression. Et dans le contexte actuel où la Birmanie est critiquée de toutes parts par les Occidentaux, la Chine, qui n’avait jamais cessé d’être le pays le plus proche, le plus important économiquement pour la Birmanie, c’est le pays frontière, c’est le grand voisin du Nord, eh bien la Chine aujourd’hui se frotte les mains !
« Elle fait de la méditation vipassana, la plus vieille médiation du Bouddha. Cela lui a donné la capacité à se soustraire du monde extérieur. Est-ce que cela expliquerait aussi ce manque d’empathie dont elle fait preuve vis-à-vis des Rohingyas ? »
On essaie de comprendre Aung San Suu Kyi grâce à votre ouvrage. Vous en dressez aussi un portrait sensible. Une femme courageuse, persévérante, qui joue les suites de Bach au piano et qui pratique la méditation…
Oui, c’est une femme impressionnante. On peut la critiquer pour avoir trahi ses idéaux. On peut la critiquer pour avoir été l’icône puis être devenue celle qui est capable de compromission avec les héritiers de la junte militaire, ce n’est pas terrible, en effet. Mais elle a une personnalité très impressionnante, elle est décidée, elle est courageuse, elle persévère. Elle a été en résidence surveillée à trois reprises, totalisant une quinzaine d’années. Alors oui, elle joue du piano, elle a lu les Misérables en français. Elle a passé des années seule ou presque, avec simplement une cuisinière et deux trois aides chez elle, qui venaient lui apporter la nourriture le matin dans sa maison un peu décrépite sur le lac Inya. Elle a écrit des poèmes qui exsudent une certaine nostalgie pour ce Rangoun sous la pluie, des réflexions qui sont assez belles d’ailleurs, et puis surtout elle fait de la méditation. Ça c’est quelque chose d’important, qui est souligné notamment par son médecin et un certain nombre d’observateurs. Elle fait de la méditation vipassana, la plus vieille médiation du Bouddha. Et je pense que cela lui a donné la capacité à la fois de se soustraire du monde extérieur, d’être sans doute moins heurtée par ce qui se passe aujourd’hui, les insultes, les expressions de fort désappointement à son égard. Et je crois aussi qu’elle est également plus indifférente. Est-ce que ça expliquerait aussi ce manque d’empathie dont elle fait preuve vis-à-vis des Rohingyas ? Je ne sais pas. Elle n’est pas islamophobe. Elle n’a jamais montré la moindre des haines vis-à-vis des musulmans. Mais elle donne le sentiment de cette froideur, de ce manque d’empathie. Son médecin a dit qu’il n’a vu cela que chez des moines de très haut niveau : sa capacité à ne pas être troublée par les attaques de l’extérieur. On l’a vu par exemple lorsqu’elle refuse de rentrer en Angleterre lorsque son mari est mourant : il a un cancer. Elle a le choix de rentrer en Angleterre : la junte en serait très heureuse ; bon débarras ! Elle décide de ne pas le faire parce qu’elle suppose qu’elle risque de ne pas être autorisée à rentrer en Birmanie. Elle décide de ne pas revenir à Oxford accompagner son mari vers la mort. Elle choisit de ne pas revoir ses enfants pendant des années. C’est quelque chose qui a interpelé beaucoup de gens.
La « Dame de Rangoun » est devenue la « Dame de Naypidaw », une nouvelle « cage dorée », écrivez-vous…
Oui, certains de ses amis soulignent avec une ironie teintée de tristesse que c’est en fait une autre façon d’être assignée à résidence. Naypyidaw, c’est donc une capitale créée par la junte militaire au milieu des années 2000. Capitale absurde : une sorte de « non-lieu », de lieu vide, une capitale surréaliste. Elle est dans une résidence de Conseillère d’État, son titre qui fait d’elle de facto la Premiere ministre. Elle semble là-bas totalement isolée. L’un de ses lointains voisins, dans le même périmètre, c’est le général Than Shwee, le dernier dictateur de Birmanie, qui aurait voulu peut-être la faire assassiner ! Son cortège avait été attaqué par des sbires de Than Shwee en 2003. Donc l’ironie de l’histoire c’est qu’Aung San Suu Kyi qui fut la bête noire du régime militaire est celle qui est de facto la dirigeante de la Birmanie, et elle a pour voisins ceux qui auraient voulu l’éliminer.
Naypyidaw, capitale tropicale et surréaliste : il y a des lions et des éléphants dans les zoos de Moscou, Paris et New York ; là ce sont des pingouins de l’arctique… en pleine jungle !
Oui, il y a des pingouins dans un espace réfrigéré. Ce zoo est à l’image de cet aspect un peu surréaliste de la Birmanie d’aujourd’hui. Il y a une reproduction de la grande pagode de Shwedagon qui est le symbole du pays, avec un éléphant blanc aussi qui est censé être auspicieux. Je le décris dans le livre : il n’y a rien à faire à Naypyidaw. Il y a des fonctionnaires, des hôtels – évidemment il y a de plus en plus d’étrangers, de diplomates, qui viennent ici, après tout c’est le centre du pouvoir de la Birmanie. Je crois que cet isolement politique dans lequel se trouve aujourd’hui Aung San Suu Kyi, accroît encore plus le déni qui semble être le sien à l’égard des Rohingyas. Même si l’on peut difficilement imaginer que cette femme qui écoutait la BBC tous les jours lorsqu’elle était en résidence surveillée, n’ait pas la possibilité aujourd’hui d’avoir l’information sur ce qui se passe dans le pays Rohingya. Apparemment, elle n’y croit pas ou elle ne veut pas y croire.
« Elle affirme qu’il y existe un iceberg de désinformation qui serait le produit des médias, parce qu’elle ne supporte pas que tous ceux qui l’ont adulée, brûlent aujourd’hui son effigie. »
« ASSK » est-elle un bon stratège ou, au contraire, s’est-elle trompée dans son compromis passé avec l’armée ? « La junte reste en embuscade », écrivait ici récemment le chercheur Barthélémy Courmont.
Bon stratège, je ne pense pas, non. Je ne suis même pas sûr qu’elle soit une bonne femme politique, efficace. D’ailleurs, certains de ses amis soulignent que si elle avait choisi de devenir une sorte de Mahatma Gandhi de son pays, elle aurait été la mère de la Birmanie, une icône mais surtout une sorte de référence. Rentrant en politique, elle est obsédée par son pouvoir centralisateur. Elle n’écoute pas. Elle a beaucoup de mal à accepter la contradiction et la critique. Bien sûr, il faut reconnaître qu’en Birmanie aujourd’hui, gouverner sans l’armée, c’est impossible. Le problème est de savoir jusqu’où on peut aller dans la compromission. C’est là tout le problème philosophique et moral d’Aung San Suu Kyi. On peut comprendre qu’elle doit avoir avec l’armée un dialogue nécessaire et suffisant pour que dans le périmètre de pouvoir qui est le sien, elle puisse agir. Maintenant, ce qui est assez extraordinaire, c’est d’imaginer que cette femme qui a été récompensée par le Prix Nobel pour avoir été précisément le symbole philosophique et moral de la lutte pour les droits soit aujourd’hui le symbole-même de celle qui renonce, qui est dans le reniement. Aujourd’hui, elle critique la presse, elle critique tout le monde des journalistes. Mais ce sont quand même eux qui pendant toutes ces années l’ont soutenue su la planète entière. Ce sont les journalistes qui ont aussi fait d’elle ce qu’elle devenue. Aujourd’hui elle accuse : elle dit qu’il y a un certain iceberg de désinformation, qui est fait par la presse, parce qu’elle ne supporte pas aujourd’hui que tous ceux qui l’avait adulée hier, brûlent son effigie.
« A un moment où l’on voit émerger des mouvements antimusulmans en Inde, avec des attaques contre les « mangeurs de bœuf » comme les appellent les extrémistes hindous, il y a un rapprochement assez significatif entre l’Inde et la Birmanie. »
Quel est le poids des grands voisins de la Birmanie aujourd’hui ? Vous avez commencé à évoquer le poids de la Chine…
La Birmanie et la Chine partagent une très longue frontière. Il y a une longue histoire entre les deux pays, une histoire mouvementée. La Chine était jusqu’en 2011 le seul allié de la Birmanie. A partir du moment où il y a eu un processus de démocratisation voulu par les généraux birmans, ils ont réalisé qu’ils ne pouvaient pas avoir comme seul interlocuteur la Chine au point de vue diplomatique et économique. Donc ils ont ouvert le pays, afin de briser l’isolement dans lequel la Birmanie était enfermée. Mais aujourd’hui, alors que le pays est critiqué de toute part par les Etats-Unis et l’Union européenne pour des raisons qui tiennent aux droits de l’homme à cause du massacre des Rohingyas, eh bien c’est la Chine qui tire aujourd’hui les marrons du feu. Après, vous avez l’Inde, qui était un interlocuteur beaucoup plus exigeant vis-à-vis du pays. L’Inde a d’ailleurs aidé l’opposition birmane. Il ne faut pas oublier que la mère d’Aung San Suu Kyi fut l’ambassadeur birman en Inde. Aung San Suu Kyi a fait une partie de ses études en Inde, elle a été très proche de ce pays. Or l’Inde, qui a auparavant critiqué de la junte militaire, rapproche aujourd’hui de cette même junte. Comme par hasard, on a en Inde Narendra Modi qui est le Premier ministre issu d’un parti nationaliste, hindou et antimusulman. Il a fait le voyage récemment à Naypyidaw et le sentiment a été donné qu’entre lui et Aung San Suu Kyi, tout s’est bien passé. Encore une fois, je ne dis pas qu’Aung San Suu Kyi est antimusulmane. Mais comme par hasard, à un moment où l’Inde est en train de voir l’émergence de mouvements antimusulmans, avec des attaques contre les « mangeurs de bœuf » que sont les musulmans aux yeux des extrémistes hindous, il y a un rapprochement assez significatif entre l’Inde et la Birmanie.
« Quand on accumule la crise des Rohingyas avec des dizaines de guerillas ethniques et une économie qui stagne, tout cela n’augure rien de bon pour les mois qui viennent. »
Quand êtes-vous allé pour la première fois en Birmanie ? Et quel chemin a parcouru le pays depuis ?
La première fois, c’était en 1980. A l’époque, la Birmanie, c’était une autre planète. Pas de circulation, un pays totalement isolé, magnifique mais fermé. C’était une des pires dictatures du globe avec des services secrets qui s’espionnent les uns les autres dans une ambiance de paranoïa complète, des gens qui sont totalement muselés. Et là, en quelques années, à partir du moment où la junte militaire s’est auto-dissoute, elle a fait place en 2011 à un régime qu’on appelait quasi-civil avec le président Thein Sein. Le prédécesseur d’Aung San Suu Kyi va donc ouvrir le pays et le lancer sur la voie d’une modernisation économique. Et là on voit en six ou sept ans, les grandes villes de Birmanie changer de manière très spectaculaire. Rangoun aujourd’hui pour quelqu’un qui n’y serait pas allé depuis dix ans verrait non pas une ville méconnaissable, mais une ville profondément transformée dans son esthétique urbaine. C’est une ville qui s’ouvre, où il y a des autoroutes urbaines, des restaurants de luxe, des hôtels de luxe, une ville qui est entrée dans l’ère de la globalisation après avoir été en marge du reste de l’Asie pendant des années. Et Aung San Suu Kyi, quand elle est sortie fin 2010 de sa troisième phase de résidence surveillée, c’était lorsque les grandes villes de Birmanie, et particulièrement Rangoun, allaient se transformer et se moderniser. Pour le reste, la campagne n’a pas changé. La Birmanie reste très pauvre. C’est aussi le pays où, hormis les Rohingyas, une dizaine de guérillas ethniques se battent, pour certaines, depuis le début de l’indépendance de la Birmanie. Aujourd’hui, un processus de paix est en cours. Aung San Suu Kyi sait que sans la paix, notamment dans des régions comme les États Shan et Kachin, rien ne pourra être réglé. Des groupes armés se battent pour l’autonomie, au nom d‘une Birmanie qu’ils souhaiteraient véritablement fédérale. Mais là aussi c’est l’armée qui a tout le pouvoir. Aung san Suu Kyi essaie d’œuvrer pour un processus de paix qui ne fonctionne pas. Quand on accumule la crise des Rohingyas avec d’autres combats et une économie qui stagne – on a assisté cette année à une baisse des investissements -, tout cela n’augure rien de bon pour les mois qui suivent.
« Aujourd’hui, on ne peut pas se passer de la Chine, m’a dit Aung San Suu Kyi. En ajoutant : On ne choisit pas toujours ses voisins. »
Explosion des grandes villes, multiplication des autoroutes urbaines, guérillas aux marges de l’État central, on a l’impression que vous parlez de la Chine… Est-ce que le modèle chinois continue de peser sur la Birmanie et sur Aung San Suu Kyi ?
L’une des dernières fois que je l’ai croisée il y a quelques années, elle n’était pas encore Premier ministre de facto, je lui ai posé la question sur la Chine. Évidemment, elle n’a pas vraiment voulu y répondre. Je lui ai demandé : « Vous avez passé 15 ans en résidence surveillée à cause d’un régime de dictature birmane dont le meilleur allié était la Chine. Aujourd’hui qu’est-ce que vous pensez de la Chine ? » Elle a fait une réponse très pragmatique : « Aujourd’hui, on ne peut pas s’en passer, la Chine c’est notre voisin. On ne peut pas toujours choisir ses voisins. » Elle a fait le voyage de Pékin lorsqu’elle était députée puis lorsqu’elle est devenue dirigeante de Birmanie. Donc clairement, sur le plan diplomatique, elle considère que le lien avec la Chine est très important.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde, avec Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.