Histoire
Expert - Asie orientale, les racines du présent

L’Asie des héritiers

La Premier ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, fille de Sheikh Mujibur Rahman, père de l’émancipation lors d'une visite d'état en Inde, le 8 avril 2017
La Premier ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, fille de Sheikh Mujibur Rahman, père de l’émancipation lors d'une visite d'état en Inde, le 8 avril 2017. (Crédit : Parveen Negi / India Today Group / AFP)
Un spectre hante l’Asie : celui du népotisme. Probablement plus que dans aucune autre région du monde, Moyen-Orient excepté, les règnes politiques s’y comptent couramment en décennies, et le pouvoir, patrimonialisé, s’y lègue par-delà les générations. Le phénomène est d’autant plus frappant que, à la différence du Moyen-Orient, beaucoup de ces hommes et de ces femmes se font élire et réélire, plus ou moins démocratiquement.
C’est évidemment au niveau des monarchies que la continuité est la plus évidente : sur 23 pays d’Asie du Sud, du Sud-Est et de l’Est, on en compte six – le Bhoutan, Brunei, le Cambodge, le Japon, la Malaisie et la Thaïlande. Le cas malaisien est très particulier, les neuf sultans et raja élisant l’un d’entre eux au siège royal, pour une durée de cinq ans. Cette monarchie non héréditaire ne dispose que de pouvoirs extrêmement circonscrits. Un seul souverain, à lui-même son Premier ministre, dispose d’une souveraineté absolue : le richissime sultan du petit Etat pétrolier de Brunei. Hassanal Bolkiah a succédé à son père (qui lui-même régnait depuis 1914) en 1984. Au Bhoutan et en Thaïlande, quoique constitutionnalisée, la monarchie continue à jouer un grand rôle. Au Japon et au Cambodge, par contre, elle est des plus effacée, mais depuis quelques décennies seulement.
Certains pouvoirs « roturiers » jouissent d’une stabilité dans le temps remarquable. Ainsi, à Singapour, Lee Kuan Yew ou son fils Lee Hsien Loong ont en permanence figuré au gouvernement depuis la victoire de leur People’s Action Party (PAP) aux législatives de 1959. Et le poste prééminent de Premier ministre ne leur a échappé que de 1990 à 2004. Quant à Hun Sen, il dirige (ou co-dirige, entre 1993 et 1997) le gouvernement cambodgien depuis 1985 – mais dès 1979 il en détenait le portefeuille des Affaires étrangères. Ils ont gagné toutes les élections (sauf Hun Sen et son Parti du Peuple Cambodgien en 1993) depuis leur arrivée au pouvoir, certes dans des conditions parfois discutables, mais sans qu’on puisse leur dénier une réelle popularité. Au Bangladesh, Sheikh Hassina Wazed est devenue Premier ministre en 1996, et a depuis lors gouverné douze années. Au Pakistan, Nawaz Sharif ne fait qu’approcher ses dix ans cumulés au pouvoir, mais il fut Premier ministre pour la première fois en 1990.
Et pourtant ni Hun Sen, ni Nawaz Sharif, ni Lee père ne peuvent être considérés comme des héritiers. Ceux-ci, en moyenne, ne paraissent pas à même de se consolider à la tête de l’Etat plus durablement que les homines novi.
Le cas de Park Geun-hye, fille du populaire dictateur Park Chung-hee (1961-1979), est particulièrement révélateur. Elle s’est trouvée ignominieusement privée de son mandat fin 2016 – après seulement quatre années passées à la Maison Bleue présidentielle. Bien sûr, à l’inverse, de l’autre côté du 38ème parallèle, Kim Jong-un a succédé en 2011 à Kim Jong-il, et se montre pour l’instant capable de pérenniser la dynastie révolutionnaire des Kim, au pouvoir depuis 1945 – un record régional, et mondial.
Il est vrai qu’ils n’ont pas eu à redouter d’élections.
On compte cinq autres héritiers actuellement au pouvoir. Trois ont récemment renforcé leur position. C’est le cas au Japon d’Abe Shinzo, petit-fils par voie maternelle de Kishi Nobusuke, Premier ministre (1957-1960) après avoir été le ministre du Commerce et de l’Industrie du gouvernement Tojo, celui de la guerre du Pacifique. Il est en outre petit-neveu de Sato Eisaku, frère de Kishi et lui-même Premier ministre (1964-1972), ainsi que fils d’Abe Kintaro, ministre des Affaires étrangères et secrétaire-général du Parti Libéral-Démocrate dans les années quatre-vingt. La « noblesse d’Etat » s’il en fut !
Abe Shinzo, déjà chef du gouvernement en 2006-2007, a retrouvé le poste en 2012, et gagné depuis toutes les élections. Le président chinois Xi Jinping, en fonction depuis 2013, fait quant à lui partie des « princes rouges » : son père Xi Zhongxun (1913-2002) fut après 1949 le dirigeant communiste du nord-ouest du pays, avant de se hisser au rang de Vice-Premier ministre, pour en être chassé en 1962. Réhabilité par Deng Xiaoping, il fit partie dans les années quatre-vingt des « Huit immortels », qui pilotèrent alors les grandes réformes de l’économie. La piété filiale, mais plus encore la volonté de consolider sa position, firent inspirer à Xi Jinping en 2013 la publication d’un recueil de 109 textes politiques de son père, objet également d’un documentaire télévisé en six parties.
Enfin Aung San Suu Kyi, conseillère spéciale (en réalité dirigeante) du gouvernement birman depuis les législatives de 2015, est la fille du général Aung San, héros de l’indépendance de son pays, à la courte vie (1915-1947), et dont l’effigie (photos, statues, y compris équestres…) a depuis été omniprésente, même sous la longue dictature militaire. Les troubles interethniques et un certain recul électoral aux législatives partielles de mars 2017 ne l’empêchent pas de demeurer la figure centrale de la vie politique.
Deux héritiers se trouvent bien davantage en difficulté. C’est le cas au Bangladesh de Sheikh Hasina, fille de Sheikh Mujibur Rahman, père de l’émancipation durement acquise en 1971 aux dépens du Pakistan, et assassiné en 1975, avec presque toute sa famille. A la tête de son parti, la Ligue Awami, elle gagne les élections parlementaires de 2008 et 2014, celles-ci étant marquées par le boycott d’une opposition fort peu démocratique et travaillée par la montée du fondamentalisme islamique. D’énormes manifestations de rue et beaucoup de violence jihadiste rendent l’avenir incertain.
Quant à Najib Razak, Premier ministre de la Malaisie depuis 2009, c’est le fils de Tun Abdul Razak, chef du gouvernement de 1970 à 1976 ; son beau-frère Tun Hussein Onn lui succéda jusqu’en 1981. Les législatives de 2013 ne furent qu’un succès relatif pour la coalition au pouvoir : majorité des sièges, mais minorité des voix, pour la première fois depuis l’indépendance de 1957. Depuis 2015, « Najib » doit faire face à un énorme scandale financier, et à de nombreuses révélations sur sa corruption personnelle, ce qui a dressé contre lui des manifestations d’ampleur sans précédent.
Cela signifie donc que neuf des vingt-trois pays considérés, et non des moindres (Chine, Japon, Corée du Sud, Bangladesh, Singapour…) étaient fin 2016 régis par des héritiers.
En outre, dans un passé assez récent, plusieurs autres dynasties ont été au centre de la vie politique de leurs pays : les Bhutto père et fille au Pakistan, les Chiang (Kai-chek puis Ching-kuo) à Taïwan, les Aquino (grand-père, père, mère et fils, ces deux derniers élus Présidents) aux Philippines, les Sukarno (père et fille) en Indonésie, et, hors concours, les Nehru-Gandhi en Inde (cinq générations de politiciens de premier plan, depuis les premières années du vingtième siècle, et trois Premiers ministres).
Il est difficile de leur trouver beaucoup de points communs, que ce soit par leur origine, leur richesse, leur mode de vie ou leurs inclinations idéologiques. Tout au plus, peut-on dénoter une tendance à l’autoritarisme (variable elle aussi, et en outre partagée par beaucoup de leurs collègues issus du rang), et bien entendu une approche élitaire, voire aristocratique du politique.
Peu d’entre eux ont fait preuve de qualités de leadership vraiment remarquables – sûrement pas plus en moyenne que les autres dirigeants. Quelques-uns se sont montrés carrément médiocres, ou particulièrement malfaisants : Megawati Sukarnoputri comme présidente d’Indonésie (2001-2004), Park Geun-hye, Najib Razak, Kim Jong-un. D’où, on l’a vu, de nombreux échecs d’héritiers, et leur exclusion du pouvoir parfois assez rapide.
A contrario, cette propension des peuples asiatiques (et pas que d’eux seuls !) à se tourner vers des héritiers est révélatrice de quelques habitus bien ancrés.
D’une part ce réflexe légitimiste : certains sont davantage que d’autres faits pour gouverner, et cela se transmet, par les gênes (on évoque officiellement en Corée du Nord la « lignée de sang » des Kim), par l’aura (les Nehru-Gandhi, les Bhutto, avec une forte présence de dirigeantes-déesses dans des pays pourtant des plus patriarcaux) ou, plus prosaïquement, par l’éducation (les Lee, sans doute aussi les Chiang et les Park).
On observe aussi un réflexe conservateur, chez ceux qui ont tiré un bilan positif du règne initial : minimiser le risque de saccage de l’acquis.
Et, enfin, une manière de geste de reconnaissance pour ce qu’on croit avoir reçu. Si l’on ajoute ces lignées pseudo-monarchiques (pseudo, car bien plus instables sur la durée que les vraies lignées royales) aux véritables monarchies, on arrive à douze pays sur vingt-trois, ce qui est beaucoup !
Peut-on, enfin, évoquer un affaiblissement de la pulsion héritière ? La logique voudrait que, le niveau d’éducation montant et l’individualisme triomphant conduisent à une redistribution des cartes dans le monde politique, au détriment des autorités familiales de droit divin. Et il est vrai que l’Indonésie, l’Inde, le Pakistan ou Taïwan, entre autres, paraissent s’en éloigner décisivement.
Mais, simultanément, des nations aussi modernes et solidement éduquées que Singapour ou le Japon ne signalent aucun affaiblissement du légitimisme (Abe Shinzo fut précédé de bien d’autres Premiers ministres-héritiers). Et la Chine demeure largement le champ clos des rivalités entre « princes rouges ».
L’heure ne semble pas (encore ?) venue en Asie pour le « dégagisme ». Faut-il vraiment l’en plaindre ?

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).