Histoire
Expert - Asie orientale, les racines du présent

L'Asie orientale, paradis monarchique ?

Un moine dans une boutique de Bangkok spécialisée en portrait des monarques du royaume de Thaïlande, le 19 octobre 2016.
Un moine dans une boutique de Bangkok spécialisée en portrait des monarques du royaume de Thaïlande, le 19 octobre 2016. (Crédit : Guillaume Payen / NurPhoto / AFP).
Il y a dans le monde trois bastions du phénomène monarchique. En Europe, l’essentiel du nord-ouest échappe à la république : Royaume-Uni bien sûr, mais aussi Danemark, Norvège et Suède, ainsi que le Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), et, plus isolée, l’Espagne. Dans un avenir prévisible, la royauté ne paraît pouvoir être contestée que dans ce dernier pays. Comme chacun sait, les pays mentionnés sont moins des survivances du passé (il faut d’ailleurs noter que les Pays-Bas étaient une république jusqu’en 1806) que des modèles de démocratie stabilisée, où le souverain règne mais ne gouverne pas.
Le second bastion est moyen-oriental et nord-africain : pays de la côte sud du Golfe persique (à commencer par l’Arabie saoudite, seul Etat à porter le nom d’une famille), Jordanie et Maroc. Les régimes en question vont de la semi-démocratie à l’absolutisme, mais partout le poids personnel du monarque est considérable.
On pense moins souvent à l’Asie orientale comme terre de monarchies résilientes. Il est vrai que celles-ci y sont bien plus disparates que dans les deux bastions déjà mentionnés. On y compte un empire démocratique (le Japon), une monarchie absolue (Brunei), une fédération de sultanats (la Malaysia) où le Premier ministre détient le pouvoir, tout comme dans le vieux et troublé royaume du Cambodge, enfin une Thaïlande où la personne du roi a compensé une absence physique croissante (maintenant confirmée par la mort et la vacance peut-être durable du trône) par une présence toujours plus forte de son image, de son aura, aujourd’hui propres à conditionner l’évolution politique.

L’étonnant passage de la Thaïlande en deuil de la couleur au noir et blanc, même pour une période limitée, aura confirmé la compatibilité entre le phénomène monarchique et l’ultra-modernité, ici symbolisée par la métropole bangkokoise.

On aurait en effet tort de considérer que la forte adhésion de ces cinq pays à la monarchie soit simplement un effet du respect de la tradition. Certes, seul le Cambodge a connu, de 1970 à 1993, un interlude républicain, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’y a pas laissé que des bons souvenirs.

Mais, au Japon d’après la capitulation de 1945, la colère contre les dirigeants, qui avaient si honteusement failli, entraîna un moment une contestation assez large non seulement de la personne de l’empereur Hirohito (beaucoup réclamaient son abdication), mais de l’institution impériale elle-même. La constitution de 1946, qui fait du souverain nippon le monarque le plus dénué de pouvoir au monde, représenta une solution de compromis. Et si la puissante droite nationaliste entreprend sans relâche de dénoncer l’article 9, qui prive le pays du droit de faire la guerre et d’avoir une armée, il est à noter que seuls de petits groupes d’exaltés (comme celui que l’écrivain Mishima Yukio engagea en 1970 dans une grotesque tentative de coup d’Etat) ont jamais réclamé le retour à une monarchie plus interventionniste.

Les sultans malais, que la colonisation britannique avait pour l’essentiel réduits au rôle de protecteurs de l’Islam, furent dans l’après-guerre contestés non seulement par les minorités (alors globalement majoritaires) chinoise et indienne, qui n’en avaient que faire, mais aussi par la gauche malaise (Malay Nationalist Party), fascinée par le modèle républicain indonésien. La personnalité souvent discutable des sultans permit au Premier ministre Mahathir, dans les années quatre-vingt, de les priver de l’essentiel de leurs pouvoirs constitutionnels résiduels, sans qu’il se heurte à une forte résistance.

A Brunei, en 1962, une puissante insurrection républicaine et pro-indonésienne aurait emporté le sultan sans l’intervention des troupes britanniques (le pays demeura un protectorat du Royaume-Uni jusqu’en 1984).

En Thaïlande même, le souverain (Ananda puis Bhumibol), qui résidait en Suisse, ne fit que de brèves apparitions dans le pays de 1935 à 1951 ; ainsi, pendant toute la période de la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait pas de roi sur le sol thaïlandais. Cela ne paraît pas avoir traumatisé la population. Il fallut attendre 1957 pour que Bhumibol, roi tout théorique depuis 1946, commence à retrouver un rôle, en faisant équipe avec le général putschiste Sarit Thanarat.

Pourquoi donc pareille persistance, voire reviviscence – en Thaïlande tout au moins – de l’institution monarchique?
Il serait vain de trop généraliser.

Les deux monarchies musulmanes, liées organiquement à la religion, subsistent dans des pays où les musulmans (si l’on inclut les résidents non nationaux) ont été minoritaires, ou faiblement majoritaires. Qui plus est, les non-musulmans (Chinois en particulier) y contrôlent toujours une large part de l’économie, quoi qu’étant politiquement assez marginalisés. La royauté y constitue un puissant garant du statu quo, en rendant impensable sans révolution la fin de la prééminence de l’Islam et de ceux qui s’en réclament. La « philosophie » adoptée en 1984 par Brunei n’est-elle pas « une monarchie malaise et islamique » (Melayu Islam Beraja) ? Le contre-exemple est l’Indonésie : avec 87% de musulmans, le besoin d’une monarchie islamique ne s’est pas fait sentir, et logiquement c’est en 1945 la république qui a triomphé.

En Thaïlande et au Cambodge, le sursaut royaliste ne correspond pas à l’embastionnement d’une section de la population contre le reste, mais à une quête d’unité nationale, mise à mal par de graves troubles intérieurs redoublés de périls extérieurs.

Au Cambodge, le rétablissement de Sihanouk sur le trône à la suite des accords de Paris de 1991 facilitait la fin de la guerre civile, et une réconciliation, même partielle et provisoire, de forces longtemps acharnées à s’entre-égorger. Pour la même raison, le rôle de son successeur, Sihamoni, apparaît plus effacé : l’unité du système politique s’est consolidée autour du Premier ministre Hun Sen – lui-même en tant qu’ancien communiste peu fasciné par la monarchie.

La Thaïlande ne connut pas semblables tragédies, et les diverses minorités ethniques n’ont pour la plupart ni les moyens, ni l’envie de remettre en cause la centralité des Thai Siam. Les Malais de l’extrême-sud (Pattani) sont, eux, engagés dans une logique séparatiste, et n’hésitent pas à recourir à la violence. Mais ils ne représentent que quelques pour cent de la population, très loin de Bangkok. Il n’empêche que les soubresauts de la vie politique thaïlandaise dépassent en fréquence, sinon en gravité, tout ce qu’on connaît dans les autres composantes de l’Asie orientale.

Le monarque ne les a pas empêchés (il se pourrait même qu’il les ait à l’occasion encouragés), mais il s’est généralement efforcé de les circonscrire, évitant à son pays des explosions de violence comparables à ce que connurent la plupart des nations voisines. Il a assuré jusqu’à récemment une cohésion paradoxale des élites politiques, au-delà des luttes pour le pouvoir qui les opposaient.

Cela continuera-t-il ? La virtualisation progressive du souverain, l’utilisation compensatoire de son image et de poursuites parfois ubuesques pour lèse-majesté ont depuis les années 2000 rendu l’institution monarchique davantage liée à un côté du spectre politique, et à une camarilla de privilégiés. Pour l’instant, la population veut conserver le souvenir d’un roi réconciliateur, au-dessus de la mêlée. Mais cela durera-t-il, si la junte militaire au pouvoir s’obstine à se retrancher derrière le Palais comme on le ferait d’un bouclier, et si le prince héritier se montre à la hauteur de la médiocrité qu’on lui attribue ?

Le Japon est encore un cas différent. La relativement courte période allant de 1868 (restauration Meiji) à 1945 fut en ce qui concerne l’institution impériale marquée d’une « invention de la tradition » particulièrement remarquable, dans la mesure où le pays n’avait en réalité jamais connu de monarchie absolue. Sous prétexte de restaurer, les nouvelles élites civiles et militaires se servirent d’un culte impérial forgé de toutes pièces pour asseoir leur domination égoïste, et enfin pour plonger le pays dans une guerre aussi absurde que dévastatrice.

Mais, en 1945 et après, ce furent les Américains qui sauvèrent la monarchie, à la fois pour faciliter l’acceptation de la capitulation par le Japon, parce qu’ils surestimaient l’attachement que les Japonais continuaient à porter à son empereur, mais aussi parce qu’Hirohito, pour préserver son trône, se montrait d’une remarquable docilité.

Depuis lors, l’empereur a rebâti autour de lui un large consensus, certes parce qu’il incarne une certaine continuité identitaire dans un pays bouleversé par la modernité et la mondialisation, mais aussi, peut-être surtout parce que ne faisant rien, il ne dérange pas – et tant que le titulaire n’est pas franchement antipathique, pourquoi s’acharner sur lui ? Les nations insulaires (l’Angleterre en est aussi un bon exemple) ont une propension à se transformer sans rejeter grand-chose de leur tradition. Celle-ci se rétracte et s’affadit, sans pour autant s’effacer.

Quoique les monarques d’Asie aient des statuts constitutionnels variables (ainsi le roi de Malaysia est élu pour cinq ans par ses neuf collègues sultans, ce qui est assez original), quatre d’entre eux ont en commun de ne pas exercer directement d’autorité politique.

Le cas de la Thaïlande est certes ambigu, mais, encore une fois, c’est davantage l’image du roi que ses interventions qui marque ces derniers temps la vie politique – on n’est pas très éloigné de la place de l’empereur nippon d’avant 1945.

Seul le sultan du petit Brunei (400 000 habitants) fait montre d’autorité réelle. Mais n’a-t-on pas dit qu’il s’agissait d’une manière d’émirat du Golfe en mer de Chine ? La maîtrise de la manne pétrolière par le souverain lui permet de fidéliser de vastes clientèles, qui tiennent à leur portefeuille plus qu’à un quelconque pouvoir citoyen.

Les Etats monarchiques sont aujourd’hui nettement minoritaires à l’échelle de l’Asie orientale. Mais ils ne paraissent pourtant pas destinés à se passer de souverain dans un avenir prévisible, en particulier parce que les républiques voisines sont rares à fournir des modèles alternatifs convaincants. Le vent asiatique est à la conservation et à l’autorité.

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).