Politique
Expert – Asie orientale : les racines du présent

 

Lee Kuan Yew (1923-2015), une vie dans le siècle

Lee Kuan Yew en plein discours lors d’un rassemblement de son parti
Lee Kuan Yew en plein discours lors d’un rassemblement de son parti, le People’s Action Party à Farrer Park, à Singapour le 15 août 1955. Le rassemblement de 4000 personnes fut dispersé par la police britannique. Lee obtint une autonomie de la cité-Etat en 1959 et en devant le Premier ministre sans interruption jusqu’en 1990. (Crédit : Chew Boon Chin / ST / SINGAPORE PRESS HOLDINGS / via AFP)
La mort de l’ancien Premier ministre (1959-1990) Lee Kuan Yew, ce printemps, est passée presque inaperçue en France. Comme à peu près tout ce qui concerne son pays, Singapour : trop petit pour intéresser les géopoliticiens, trop peu puissant pour concerner les politiques, trop riche pour émouvoir les ONG, trop peu agité ou corrompu pour attirer les journalistes. Ajoutons une stabilité presque désespérante (le parti au pouvoir est régulièrement réélu depuis 1959), l’absence de personnalité charismatique ou haute en couleurs, une prospérité économique qu’aucune crise n’est venue durablement entamer, et enfin une justice sourcilleuse, proche du pouvoir, qui n’hésite pas à poursuivre pour diffamation toute tentative par trop insistante de percer grands et petits secrets. Non, Singapour n’a pas grand chose pour susciter l’attention.
Et pourtant, partout en Asie du Sud-Est, les tables des librairies sont pleines des Mémoires et recueils des réflexions de Lee Kuan Yew, et l’on réédite même de très anciennes biographies de lui. Dans un paysage politique asiatique depuis longtemps désolant de médiocrité – où sont les successeurs des Sihanouk, Sukarno, Ho Chi Minh, Deng Xiaoping, quelque critique que l’on puisse être à l’encontre de ceux-ci ? -, « LKY » faisait figure de dernier des « monstres sacrés », autant autoritaires, voire impitoyables, que dotés d’une vision large et d’une capacité de direction sans pareille.
A Singapour même, le deuil a été national, durable, et entouré de marques non feintes de douleur et de sympathie de la part d’une population que le grand homme n’avait pourtant pas ménagée. Sa préoccupation n’était pas de susciter l’unanimité, ou de séduire (en ce sens, il n’a pas cherché à être un leader charismatique), mais plutôt de convaincre, et parfois d’effrayer. Sa rhétorique, churchilienne, fut toujours celle d’une demande d’efforts, d’abnégation et de solidarité de la part de ses concitoyens – dans les années qui suivirent l’indépendance (1965), le leitmotiv était le « combat pour la survie » -, et de la démonstration rationnelle (ce qui ne veut pas dire incontestable) de l’absence d’alternative aux politiques qu’il préconisait. Il ne recourait guère aux envolées lyriques chères aux leaders d’après-guerre, et méprisait leur logorrhée verbale dénuée d’effectivité.
On a évoqué Churchill : Lee Kuan Yew aurait pu le rencontrer à Londres, où il passa, à l’université, les années de l’immédiat après-guerre. Il y fut surtout influencé, profondément, par les concepts sociaux-démocrates du gouvernement travailliste de Clement Attlee (1945-1951), alors au pouvoir. Il en conclut à la nécessité de l’intervention publique dans l’économie, aux bienfaits d’une forme de programmation prévisionnelle d’ensemble, et à l’importance des politiques de solidarité sociale. Singapour demeure le pays au monde où le logement social est le plus développé (il abrite plus des quatre cinquièmes des citoyens) ; l’école et la santé y sont accessibles à tous (malgré un coût croissant ces dernières décennies) ; le réseau des transports en commun, accessible à tout public, est remarquable. Il est vrai que le tournant conservateur n’a pas cessé de s’accentuer depuis la fin des années soixante – les aides sociales sont minimales, le code du travail donne tout pouvoir dans l’entreprise au patronat, la vie syndicale est fantomatique, les grèves sont quasiment interdites, et la polarisation de la société a beaucoup progressé. Margaret Thatcher a trouvé à Singapour des oreilles durablement favorables. Cependant, le policy mix pragmatique qui y règne demeure bien éloigné d’un libéralisme dogmatique à la Hong Kong, ou d’une mise en coupe réglée par les intérêts privés à la Bangkok ou à la Manille.
Une autre influence sur Lee Kuan Yew, davantage sous-jacente, a été celle du Japon, rencontré pour la première fois dans sa jeunesse, alors que l’armée nippone occupait Singapour, entre 1942 et 1945. Il échappa de peu aux massacres initiaux, mais collabora ensuite sans arrière-pensée ni regrets, comme traducteur pour l’agence de presse officielle Domei. Il fut fasciné par l’atmosphère de cohésion et d’adhésion aux autorités, faite de propagande intense et de répression de toute déviance, et en tira par exemple l’idée que la seule justice qui vaille se devait d’être impitoyable. Singapour, sous le règne de Lee, fut caractérisé par l’un des taux de peine de mort les plus élevés au monde, et par un large usage de la détention administrative, illimitée et sans jugement, infligée tant aux membres des sociétés secrètes chinoises qu’aux opposants politiques les plus radicaux.
Le scepticisme (le mot est faible) de Lee à l’égard de la démocratie et du libéralisme politique s’est traduit par le maintien d’un système parlementaire de type westminstérien réduit aux apparences. Depuis 1990, une certaine ouverture s’est malgré tout faite jour, permettant la libération des détenus politiques et une reprise des débats, en particulier à l’université et dans l’édition, l’apparition d’une scène artistique et culturelle vivante, et la libéralisation des modes de vie (homosexualité en particulier). Mais Singapour demeure le seul pays à niveau de vie élevé non pétrolier à ne pas jouir d’aspects élémentaires de la démocratie, tels que la liberté de la presse et des campagnes électorales de durée suffisante.
Dans les années 1970, quand l’Occident sombrait dans une crise durable, Lee renoua avec ses amours de jeunesse pour le Japon, alors au sommet de sa croissance économique. Il préconisa de tirer de son exemple l’amour du travail, même le plus humble, et le dévouement inconditionnel à l’entreprise. Cependant, les projets d’introduction à grande échelle de la rémunération au mérite échouèrent tous.
Du coup, dans les années quatre-vingt, la réouverture de la Chine de Deng Xiaoping inspira à Lee de récupérer ce qui constitue quand même le fonds culturel des trois quarts des Singapouriens : la sinité. Il s’agissait pour lui d’un renversement, car il avait construit sa carrière politique sur les ruines de ce qu’il dénommait « chauvinisme chinois », largement teinté de communisme dans les années soixante, et contradictoire avec sa volonté d’ouverture aux investissements occidentaux et de rapprochement avec le monde malais.
Mais, face à l’abandon par l’Occident de toute référence aux valeurs traditionnelles d’ordre social et de déférence aux élites, il redécouvrit l’intérêt du confucianisme et, plus largement, des « valeurs asiatiques », pour fournir aux Singapouriens le « ballast culturel » qui empêcherait tout affaiblissement de la cohésion sociale. D’où, en particulier, la promotion du mandarin à l’école et dans la société (aux dépens des dialectes de Chine du Sud, non de l’anglais qui reste dominant), ce qui incidemment renforce le rôle de plaque tournante de l’île, plus à même de tirer parti de la croissance chinoise. D’où encore l’introduction de cours de confucianisme à l’école, ensuite transmutés en éducation religieuse, les Chinois étant fortement incités au choix de l’option confucéenne. Ce fut peu durable, la difficulté à définir un contenu consensuel à cet enseignement et le peu d’intérêt du public amenant le successeur de Lee, Goh Chok Tong, à y renoncer.
Ce sont donc les strates de son propre passé, qui se confond largement avec celui de l’île, qui guidèrent les choix successifs ou simultanés de Lee Kuan Yew. Ces choix continuent à structurer la politique et la société de Singapour. Cette persistence suffit à faire du disparu une manière de démiurge, apte à forger à sa façon, durablement, son pays. Victoire du volontarisme, voire de l’utopie? A voir : si Lee réussit à ce point, c’est aussi qu’il sut se montrer un pragmatique prudent, sans projet précis au-delà de quelques principes généraux, au dosage variable suivant les périodes ; et qu’il sut en permanence s’appuyer sur de solides alliés – Royaume-Uni avant-hier, Etats-Unis hier, Japon puis Chine aujourd’hui.
Lee a ses héritiers : son propre mouvement (People’s Action Party), toujours au pouvoir, et son propre fils, Lee Hsien Loong, l’actuel Premier ministre. Il est moins sûr qu’il ait fait beaucoup d’émules. Pour revenir à l’actualité, un autre leader pourrait être en train d’amorcer une trajectoire analogue: Alexis Tsipras, le jeune Premier ministre grec. De Lee il montre l’ambition, une certaine brillance, la capacité manoeuvrière. Surtout, comme lui, il s’est servi de la gauche radicale pour parvenir au pouvoir ; mais pour s’y maintenir, tout en préservant les intérêts de son pays, il a amorcé un changement d’alliances, et un profond infléchissement idéologico-politique. Mais a-t-il réellement des chances d’être encore au pouvoir dans trente ans?

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).
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