Histoire
Analyse

Singapour : après Lee Kuan Yew, quelle politique étrangère ?

Lee Kuan Yew en dicussion avec Wutthichai Wuthisiri
Lee Kuan Yew (à gauche), lorsqu’il était Ministre Sénior de Singapour, ici en discussion avec le vice-ministre thaïlandais de la Défense Wutthichai Wuthisiri, le 21 Janvier 1998 à Bangkok, au plus fort de la crise financière asiatique. (Crédit : AFP PHOTO/Pornchai KITTIWONGSAKUL)
Aujourd’hui, alors que les crises s’intensifient en Asie du Sud-Est et que les sommets se multiplient, Singapour semble avoir perdu de son aura. Perdu car cela n’a pas toujours été le cas, notamment à l’époque de Lee Kuan Yew (1923-2015). Le père fondateur de la cité-Etat a su, selon les mots d’Henry Kissinger, « élever les conditions de vie à Singapour a des niveaux jamais imaginés précédemment ; et devenir dans le même temps une personnalité mondiale reçue par tous les plus grands chefs d’Etat ». Quelle vision a donc développé Lee Kuan Yew pour faire de son minuscule îlot (600 km2) un grand de la politique internationale ? Et quel est son héritage aujourd’hui ?
Le 29 mai dernier à Bangkok, Singapour était présent aux côtés des 16 autres pays de la zone et de trois organisations internationales – le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) et l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Ce sommet convoqué par la Thaïlande en urgence devait tenter de trouver une issue au difficile problème des migrants de Birmanie et du Bangladesh en mer d’Andaman. Bien que la cité-Etat ne semble pas directement concernée par cette crise humanitaire, au contraire de ses partenaires historiques et voisins immédiats comme l’Indonésie et la Malaisie, l’île n’a que très peu fait entendre sa voix lors de cette réunion intergouvernementale, par ailleurs assez houleuse. Elle s’est contentée de déclarer par le biais d’un porte-parole du Ministère des Affaires intérieures : « En tant que petit pays avec un territoire limité, Singapour n’est pas en position d’accepter des demandeurs d’asile politique ou de statut de réfugié, quelle que soit leur ethnie ou leur origine ».
Est-ce la marque d’un désintérêt face à une question qui empoisonne les relations entre les pays de l’ASEAN, l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est ? Ou plus simplement le signe que Singapour se soucie en priorité de sa stabilité intérieure, au risque d’affaiblir son influence géopolitique dans la sous-région ?
Car, contre toute attente, la même scène s’est rejouée à l’occasion du sommet régional suivant, le Shangri-La Dialogue du 29 au 31 mai. Pourtant, lors de ce rendez-vous majeur sur la sécurité en Asie-Pacifique, toutes les cartes semblaient réunies pour que Singapour fasse de nouveau entendre sa voix. Après tout, elle est l’hôte du sommet depuis 14 ans et ce dernier tire même son nom de l’un des des plus beaux hôtels de l’île. Mais surtout, la cité-Etat fête cette année le 50ème anniversaire de son indépendance. Pourtant, elle est encore restée en retrait de la scène internationale, hormis un improbable selfie de son Premier ministre Lee Hsien Loong avec le Secrétaire d’Etat américain à la Défense Ashton Carter.
Lee Kuan Yew prête serment
L’ancien Premier ministre singapourien Lee Kuan Yew prête serment comme Ministre Senior du gouvernement de son sucesseur Goh Goh Chok Tong's (à gauche) au City Hall de Singapour le 28 Novembre 1990. (Crédit : ROSLAN RAHMAN / AFP)

Lee, l’homme aux 4 hymnes

Ce mutisme n’a pas toujours été de rigueur. Ainsi, pendant le règne sans partage de Lee Kuan Yew du 5 juin 1959 au 21 mai 2011 – d’abord comme Premier ministre jusqu’en 1990, puis comme « Ministre senior » jusqu’en 2004 et enfin comme « Ministre mentor » jusqu’en 2011 – la voix de l’île était forte et entendue.
Comme il le rappelle dans ses mémoires – From Third World to First: The Singapore Story (Harper, 2000) – Lee Kwan Yew aura connu 4 hymnes nationaux tout au long de sa vie : le God Save the Queen britannique jusqu’à ses 17 ans, le Kimigayo japonais pendant l’occupation de l’île de 1942 à 1945, le Negara Ku de la Malaisie jusqu’à l’expulsion de Singapour en 1965 ; et enfin, le Majulah Singapura à l’indépendance du territoire.
Cette succession d’appartenances n’est pas pour rien dans la vision géostratégique que Lee développe au long de son règne absolu. Elle pourrait se résumer ainsi : ne délaisser aucune puissance extérieure, sans se lier avec aucune d’entre elles de manière trop contraignante.

La construction internationale de Singapour

Singapour s’est en effet construite au fil des années tout autant avec que contre. Avec ses voisins immédiats tout d’abord car suite à son expulsion de la Fédération de Malaysia, il a d’abord fallu exister. Mini cité-Etat de moins de 600 km2 au début des années 1960, Singapour s’est agrandie en gagnant du terrain sur la mer – 145 km2 en plusieurs décennies. L’objectif est double : faciliter l’établissement d’une population toujours plus nombreuse et assurer son approvisionnement en eau potable. Notamment à l’égard de son voisin malais – une politique qui devrait mener la cité à une complète autonomie à l’horizon 2060. Les rapports avec l’Indonésie étaient relativement plus simples, car les relations personnelles entre Lee et Suharto ont grandement façonné l’Asie du Sud-Est. En dépit de leurs désaccords publics, sur la question de la piraterie, entre autres – Singapour étant prêt à coopérer avec Washington alors que Jakarta craignait une trop forte mainmise américaine – ils ont réussi à collaborer en bonne intelligence jusqu’à créer et former l’ossature de l’ASEAN.
Car, dans le même temps, conscient de l’isolement relatif de son île, Lee Kuan Yew va mettre les bouchées doubles pour que Singapour soit de toutes les institutions, de tous les meetings. La cité-Etat est ainsi membre fondateur de l’ASEAN (1967), membre de l’Organisation Mondiale du Commerce (1995), de l’APEC, l’Association de coopération économique des pays d’Asie-Pacifique (1989). Elle est également l’hôte du Shangri-La Dialogue sur la sécurité en Asie depuis sa création en 2002.

Allié des Américains, idole de Deng Xiaoping et ami des Taïwanais

Grâce à sa grande souplesse stratégique, Lee va se permettre un grand écart inédit. Il réussit à s’immiscer au cœur de la triangulaire Chine-Taïwan-Etats-Unis, en préservant des bonnes relations avec les trois.

Avec les Américains d’abord, Lee entame un fort rapprochement surtout à partir de la Guerre du Vietnam, en vue de contenir la propagation du communisme en Asie. Il adopte ainsi une posture d’équilibre des forces. Pour Simon Desplanques,

 

« Cette collaboration semble s’être intensifiée (…). Ainsi, en janvier 2012 s’est tenu le premier United States-Singapore Strategic Partners Dialogue, visant à poursuivre et à approfondir les liens entre les deux pays dans toute une série de domaines, de l’éducation à la défense, en passant par le commerce et les matières environnementales. »
Avec la Chine, Lee Kuan Yew sent le vent tourner dès lors que le pays est admis au Conseil de sécurité de l’ONU en 1971. Mais c’est l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping qui lui offre une vraie fenêtre de tir avec Pékin. Deng était très admiratif des « 4 dragons », et de Singapour en particulier, où il se rendit en 1978 à la fin d’une tournée en Asie du Sud-Est. Le Petit Timonier fut fasciné pour le modèle capitaliste autoritaire de la cité-Etat, au succès économique convaincant.
« Même si la Malaisie a été le premier pays de l’ASEAN à reconnaître la Chine en 1975, explique le Pr. Wang Gungwu, président du East Asian Institute, c’est véritablement avec Singapour que la relation se noue le plus profondément. La relation entre Lee Kuan Yew et Deng Xiaoping a été largement commentée et les deux hommes se respectaient mutuellement. Dr Goh Keng Swee, un des fidèles de Lee, qui a été plusieurs fois ministres, fut l’un des conseillers spéciaux de la Chine pour les réformes économiques. C’est dire la confiance qu’il y avait entre les deux équipes dirigeantes. Ce qu’il faut savoir aussi c’est que de nombreux membres de l’équipe de Lee Kuan Yew appartenaient à la première génération de Chinois nés à Singapour. Ils avaient donc encore de liens très forts avec la Chine. Toutes ces relations personnelles à différents niveaux, qu’elles soient sur le plan des affaires ou familiales ont aussi contribué à créer l’étroite relation avec la Chine. »
Ce lien privilégié avec Pékin n’empêche nullement Lee Kuan Yew d’entretenir en parallèle des relations d’amitié avec les leaders taïwanais. Alors que son bras droit conseillait Deng Xiaoping, Lee envoyait ses soldats en formation militaire à Taïwan. Lorsque l’île a abandonné la loi martiale en 1987, les “valeurs asiatiques” prônées par Lee Kuan Yew dans les années 1990 ont provoqué une querelle de fond avec le premier président taïwanais élu au suffrage universel, Lee Teng-hui – lire notre article. Mais cela n’empêche pas Singapour d’être quand même le seul pays ami dont Pékin a toléré des relations proches avec « l’ennemi taïwanais », doublées d’une alliance de sécurité avec les Etats-Unis.
Cerise sur le gâteau, pour placer encore un peu plus sa cité sur la scène internationale, Lee va aussi entreprendre de se lier avec les Européens, ainsi que nous le rappelle le professeur Kishore Mahbubani, ancien ambassadeur de la cité à l’ONU et actuel directeur de l’Ecole de Politique publique Lee Kuan Yew à l’Université de Singapour :
« Singapour a réussi à exercer une forte influence régionale et internationale en générant des idées. Par exemple, les autorités singapouriennes ont noté qu’il existait des fortes institutions transatlantiques comme l’OTAN et de fortes institutions trans-pacifiques comme l’APEC, mais pas de fortes institutions entre l’Asie et l’Europe. C’est pourquoi l’Asia-Europe Meeting (ASEM) a été mis en place. »

Ménager la chèvre et le chou

On comprend un peu mieux maintenant comment Singapour a construit et étendu sa sphère d’influence, tout au long de la seconde moitié du XXème siècle. En manœuvrant habilement, Lee a pu installer l’île au cœur du système international.
Pour autant, il ne faudrait pas se tromper et faire de lui un stratège géopolitique qui aurait développé une pensée géostratégique imparable, comme semble le dire Tommy Koh, avocat international et ancien ambassadeur de Singapour à l’ONU : « Notre politique étrangère repose sur le pragmatisme et non sur une doctrine ou une idéologie. Les chercheurs qui ont écrit que la politique étrangère de Singapour était fondée sur le réalisme se trompent ».
On préférera se tourner vers le Pr. Wang Gungwu lorsqu’il évoque que c’est le souci de la « survie » qui a déterminé la politique étrangère de Singapour :
« Après l’indépendance en 1965, Singapour, coupée de la Malaisie et dépourvue de ressources naturelles, doit compter sur le reste du monde pour se développer. Dans un contexte de guerre froide, entre le modèle capitaliste et le modèle communiste, elle sait que sa survie viendra de l’Occident et de ses investissements. L’objectif principal durant les 20 premières années de Lee Kuan Yew, a donc été de cultiver de bonnes relations avec le monde occidental, le monde maritime ouvert. »
Singapour a dû sans cesse ménager ses puissants voisins afin de garder ouverte ses frontières maritimes, bras armé de son pouvoir économique. Et pour ne pas être irrémédiablement aspirée par une sphère d’influence plutôt que par une autre, elle n’a eu de cesse de jouer les Etats contre les autres et cela jusqu’à aujourd’hui, comme le rappelle Lee Hsien Loong dans son discours d’ouverture du Shangri-La Dialogue : « Aucun pays ne veut choisir de camps entre les Etats-Unis et la Chine. » Cela explique peut-être aussi le silence actuel des dirigeants singapouriens, pris entre l’ogre chinois et le l’aigle américain.
Antoine Richard et Marion Zipfel à Singapour

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A propos de l'auteur
Antoine Richard est rédacteur en chef adjoint d'Asialyst, en charge du participatif. Collaborateur du Petit Futé, ancien secrétaire général de l’Antenne des sciences sociales et des Ateliers doctoraux à Pékin, voyage et écrit sur la Chine et l’Asie depuis 10 ans.
Journaliste à Singapour depuis 5 ans et collabore à différents médias : Europe 1, La Lettre de l’Expansion, Le Journal des Arts. Elle est l’auteure de « Portraits de Singapour » (Hikari) et « Chine : les nouveaux milliardaires rouges » (Editions de l’Archipel).