Histoire
Analyse

La dispute des deux Lee autour du bol de riz

Dessin des 2 Lee
(Dessin d'Ivan Gros) A gauche, Lee Kuan Yew, ancien Premier ministre de Singapour, et à droite, Lee Teng-hui, ancien président taïwanais : le “bol de riz” est-il plein parce que l’Asie est autoritaire ou parce qu’elle se démocratise ?
Au tournant des années 1990, une querelle idéologique oppose Lee Kuan Yew, le père fondateur de Singapour, à Lee Teng-hui, le père de la démocratisation taïwanaise, au sujet du système de valeurs au fondement du monde chinois moderne. Il s’agit de savoir si le bol de riz est plein parce que l’Asie est restée autoritaire ou parce qu’elle se démocratise ?
En l’espace de cinquante ans, il avait transformé un comptoir colonial sous domination britannique, marécageux et infesté de moustiques, en une riche cité climatisée, mastodonte de l’économie mondialisée. Dans la nuit du 22 au 23 mars derniers, Lee Kuan Yew s’éteignait à l’Istana, résidence officielle du Premier ministre qu’il fut pendant 31 ans. Dans les jours qui suivirent, Ma Ying-jeou, le président taïwanais, se rendit presque en catimini à Singapour, afin de s’incliner, lors d’une cérémonie privée, devant la dépouille de ce grand ami de la République de Chine à Taïwan. Et tandis que la presse internationale égrenait une litanie d’éloges, les obsèques nationales se déroulaient en présence d’une sélection très limitée de chefs d’Etat. Pendant ce temps-là à Taipei, où Ma Ying-jeou était vite revenu, on se remémorait la querelle idéologique qui avait opposé au début des années 1990, Lee Teng-hui, le père de la démocratisation taïwanaise, à Lee Kuan Yew, le chantre des « valeurs asiatiques ».

Une convergence stratégique rompue ?

Dans les cercles diplomatiques et universitaires, la querelle fait alors grand bruit tandis que le monde chinois est encore figé dans les équilibres stratégiques de la guerre froide. La Chine, mise au banc des nations après le massacre de Tian’anmen, se débat dans ses politiques de développement et son carcan idéologique. A l’inverse, fort de son miracle économique et récemment débarrassée de sa poussiéreuse loi martiale, Taïwan semble affirmer que le modèle libéral est la voie à suivre. A l’autre extrême du monde chinois, en Asie du Sud-Est, Singapour, non moins triomphante, revendique une identité nationale définitivement sinisée, à rebours de l’Occident.

Contexte

A l’orée des années 1990, la cité-Etat partage beaucoup avec Taïwan : une position semi-périphérique sur les routes maritimes les plus fréquentées du monde, une faiblesse stratégique liée à la présence d’un voisinage inamical (monde malais pour l’un, Chine pour l’autre), des politiques économiques assez similaires, un ancrage dans le camp anti-communiste et une alliance de sécurité avec les Etats-Unis. Leur miracle économique respectif leur vaut, en plus, d’être classés parmi les quatre dragons asiatiques (avec Hong Kong et la Corée du Sud).

Depuis 1973, année de sa première visite à Taïwan, Lee Kwan Yew développe une relation d’amitié forte avec Chiang Ching-kuo, le fils de Tchang Kai-shek, qui dirigera la République de Chine à la suite de son père et jusqu’à sa mort en 1988. Il fera de même avec Ma Ying-jeou dès les années 1990. Ces relations personnelles viennent, au cours des 25 visites officielles et privées qu’effectue Lee Kwan Yew à Taïwan, adouber d’une manière typiquement chinoise, des relations bilatérales agrémentées d’une coopération militaire maintenue malgré la rupture des relations diplomatiques en 1990.
Exception faite des Etats-Unis, Singapour est le seul Etat toléré par Pékin à entretenir des relations aussi privilégiées avec Taïwan. A tel point qu’en avril 1993, la cité-Etat accueille la seconde rencontre entre les deux négociateurs de TaIpei et Pékin, le fameux sommet Koo-Wang. C’est un coup diplomatique brillant pour Lee Kuan Yew, qui s’affirme comme l’ami des deux régimes antagonistes. Mais en fait, sous la pression nouvelle de Pékin, se profile à l’horizon une scission idéologique sur la définition du monde chinois dans sa modernité. La course politique des deux Etats va dès lors diverger. Pour affirmer son identité chinoise, Singapour va justifier une modèle de société autoritaire, tandis que pour diluer sa sinité et affirmer son indépendance, Taïwan va justifier un modèle libéral.

Une offensive intellectuelle contre l’Occident ?

« C’est en 1994, dans un long entretien avec le rédacteur en chef de la revue Foreign Affairs, Fareed Zakaria, que Lee Kuan Yew donna une expression publique à cette opposition », note Médiapart dans un article paru le 24 mars dernier. Ce que cherche à faire Lee Kuan Yew, comme il le décrit dans le second tome de ses mémoires, The Story of Singapore, From Third World to First (2000), c’est de définir une identité nationale pour la cité-Etat, assemblage disparate de Chinois, de Malais et d’Indiens, et de l’inscrire dans un monde chinois auquel il donne une interprétation culturaliste, puis politique.
Fort du miracle économique asiatique que les sociétés occidentales observent avec envie et étonnement, Lee Kuan Yew refuse l’universalisme de la démocratie à l’Ouest et y oppose des « valeurs asiatiques ». C’est, pense-t-il, dans son système culturel qu’il faut chercher l’explication à la réussite économique de l’Asie. Soit les vertus sociales héritées de la pensée du philosophe Confucius qui structurent les sociétés chinoises : la frugalité, la discipline, l’ardeur au travail, la piété filiale, la priorité accordée à l’éducation et le respect de l’autorité… Autant de valeurs qui donnent corps à un nouvel « asiatisme » : le concept vient ainsi justifier l’autoritarisme de l’Etat, la démocratie étant un luxe que ne peuvent s’offrir les pays en développement, sous peine de voir le désordre hypothéquer le progrès. C’est le néoconfucianisme de l’Asie triomphante face à un Occident moralement déboussolé.
Ce que l’article de Médiapart ne note pas, c’est que plusieurs autres leaders asiatiques s’identifient à cette offensive, dont l’actuel maire de Tokyo, Shintaro Ishihara, alors ministre des Transports du Parti libéral démocrate. Ce dernier publie en 1989, avec le cofondateur de Sony, Akio Morita, The Japan that can say no (Le Japon sans complexe, Dunod, Paris, 1991), avant de s’associer avec le Premier ministre malaisien d’alors, Mahatir Mohamed, pour publier en 1996 The voice of Asia. Kishore Mahbubani, diplomate singapourien et ancien président du Conseil de sécurité des Nations Unies, n’est pas en reste, comme le note Jean-Marc Vittori dans Les Echos. Cependant, remarque avec justesse le sinologue français Jean-Luc Domenach dans l’Asie retrouvée (Seuil, 1991), « il n’existe aucun manifeste, aucun livre fondateur, mais une nuée d’articles, d’allocutions […]. La polémique asiatiste évoque par certains côtés les campagnes de propagande internationale orchestrées par des régimes communistes […] et a été presqu’exclusivement conduite dans des quotidiens anglophones de la région ».
Ainsi, sur fond de désintégration de l’Union Soviétique et de l’émergence d’un hégémonisme américain désormais sans contrepoids, l’asiatisme permet d’opposer une fin de non-recevoir aux pressantes remontrances occidentales sur les droits de l’homme, dont font l’objet plusieurs Etats de la région. Dont la Chine qui, figée dans sa dictature, peut désormais se parer d’un système de valeurs « aux caractéristiques chinoises », et repousser la « rhétorique droit-de-l’hommiste » de Washington et Bruxelles. Dans le monde chinois, Singapour est désormais aligné sur Pékin. Taipei est sommé de faire de même.

Des valeurs asiatiques au phare de la démocratie

Au même moment à Taïwan, Lee Tenghui, l’architecte de la démocratisation dans l’île qui a reçu le pouvoir des mains de Chiang Ching-kuo sur son lit de mort en 1988, prépare la première élection au suffrage universel direct. Elle le portera d’ailleurs à la présidence de la République en 1996, provoquant du même coup la troisième « crise des missiles » dans le détroit de Taïwan. Dans son face-à-face avec le régime de Pékin, l’île s’appuie sur le modèle libéral pour donner corps à sa stratégie de survie et renforcer sa posture de défense fondée sur le soutien américain.
L’offensive intellectuelle de Lee Kuan Yew n’a donc pas d’utilité stratégique pour l’île et va surtout à l’encontre des convictions politiques de Lee Teng-hui. Comme il le rappelait dans une interview donnée le 25 mars dernier au Liberty Times, un quotidien taïwanais en langue chinoise : « Les valeurs asiatiques sont équivalentes à l’impérialisme chinois. La caractéristique de Taïwan la plus importante est celle de posséder la liberté et la démocratie, des valeurs qui séparent Taiwan de la Chine et qui définissent la condition humaine. (…) [Lee Kuan Yew et moi] étions de bons amis, du même âge, mais pour être honnête, il dépendait des Chinois. Je ne crois pas que dépendre de la Chine soit nécessaire, Taïwan doit se tenir debout avec ses propres forces », note Lee Teng-hui. Ce dernier révèle aussi que Lee Kuan Yew s’est beaucoup inspiré de Chiang Ching-kuo, qui l’a aussi beaucoup soutenu.
Un éditorialiste du Taipei Times évoquait en mai 2000 les douze années de Lee Teng-hui à la tête de l’île, durant lesquelles il a travaillé à la faire sortir de son confucianisme paternaliste. L’article rappelle la position de l’ex-président taïwanais : « les valeurs asiatiques sont une justification de l’autoritarisme et soustraient l’Asiatique à l’universalité des droits de l’homme ». Comme le note Médiapart, Lee Teng-hui reçoit alors le soutien de Kim Dae-jung, l’ancien président sud-coréen et prix Nobel de la paix, lui aussi artisan de la démocratisation du régime coréen.
Samuel Huntington, le théoricien de la troisième vague de démocratisation en Asie et en Amérique latine, donne aussi raison à Lee Teng-hui. Pour l’auteur du Choc des civilisations (1996), le modèle politique de Lee Kuan Yew ne lui survivra pas, à l’inverse de la démocratie implantée à Taïwan par Lee Teng-hui. Dans le monde chinois, après l’élection présidentielle et la crise des missiles de 1996, l’île devient le phare de la démocratie, antinomique des valeurs asiatiques. La scission est consommée.

La divergence noyée par un tsunami financier

La crise asiatique de 1997 frappe de plein fouet, avec son terrible cortège de dévaluations monétaires et de faillites. Elle provoque aussi un séisme philosophique. Tandis que l’Asie sombre dans une pénible récession, la crise donne raison au prix Nobel d’économie Paul Krugman qui, dès 1994, avait contesté la validité du néoconfucianisme comme variable d’explication du miracle économique. Il affirmait alors que les Asiatiques ne travaillaient pas mieux que les Occidentaux, mais simplement plus et avec une productivité moindre. Fort de son immense réserve en devises étrangères, la première dans le monde en 1998, Taïwan résiste bien mieux que les autres économies. La Chine, dont la monnaie, le yuan, n’est pas encore convertible, accorde un soutien financier solide aux économies d’Asie du Sud-Est, ce qui lui vaudra par la suite un rayonnement politique inédit dans la région, valeurs asiatiques ou pas.
L’offensive de Lee Kwan-yew est ainsi stoppée. Il ne reviendra plus sur le néoconfucianisme pour justifier la réussite asiatique. De son côté, Lee Teng-hui, fort de sa nouvelle légitimité démocratique, prépare une autre offensive qu’il lance en 1999, cette fois dirigée contre Pékin et destinée à renforcer l’indépendance taïwanaise.
Près de 20 ans après cette dispute emblématique, la mondialisation a dilué les frontières et les différences de modèles. L’Asie est aujourd’hui dominée par la nouvelle puissance de Pékin, qui, après avoir proposé le concept « d’émergence pacifique » de la Chine et une voie aux « caractéristiques chinoises », a substitué les valeurs asiatiques au « rêve chinois » véhiculé par Xi Jinping. A Taïwan et désormais à Hong Kong, on lutte pour que cette vision « onirique » de l’Asie n’éteigne pas le phare de la démocratie.
Victor Yu à Taipei

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Hubert Kilian vit à Taiwan depuis 2003 où il a travaillé comme journaliste pour des publications et des médias gouvernementaux. Il a régulièrement contribué à la revue "China Analysis". Il suit les questions de politiques étrangères et continentales à Taïwan, ainsi que certaines questions de société. Photographe, il a exposé à Paris, Taipei et Bandung.