Economie
Expert - Le Poids de l’Asie

 

Un Singapourien portant un panneau anti-immigration lors d’un rassemblement à Siungapour le 16 février 2013. Une manifestation appelant au ralentissement de l’immigration dans la cité-Etat, suite à l’annonce du gouvernement, selon laquelle la population locale a grimpé de 30 % à près de 7 millions d’habitants en moins de 20 ans, tandis que la natalité est au plus bas
Un Singapourien portant un panneau anti-immigration lors d’un rassemblement à Singapour le 16 février 2013. Une manifestation appelant au ralentissement de l’immigration dans la cité-Etat, suite à l’annonce du gouvernement, selon laquelle la population locale a grimpé de 30 % à près de 7 millions d’habitants en moins de 20 ans, tandis que la natalité est au plus bas. (AFP PHOTO / ROSLAN RAHMAN)
Singapour a eu 50 ans ce dimanche 9 août. Celui qui débarque à Changi peut difficilement réaliser les incertitudes entourant la naissance de cette enclave chinoise, qui dépendait de la Malaisie pour une partie de son eau potable. Une base militaire britannique assurait un cinquième du PIB et un pourcentage plus élevé de l’emploi, tandis qu’un Singapourien sur six n’avait pas de travail et que la population augmentait de 3,5 % l’an. Evoqué par le Sunday Times du 22 aout 1965, le retrait britannique faisait craindre un effondrement de l’économie et une aggravation du chômage. Trois ans plus tard, la fermeture de la base n’a eu aucun impact. Entre temps, l’économie avait changé de moteur.

Construire le « Premier Monde » dans le Tiers-Monde

La séparation d’avec la Malaisie ayant privé Singapour d’un hinterland, Lee Kuan Yew a choisi d’accrocher la cité-Etat à l’économie mondiale en construisant « un oasis du Premier Monde dans une région du Tiers-Monde ». Affichant les standards de sécurité, de santé, d’éducation, de télécommunications et de transport des pays avancés, elle attirerait les entreprises étrangères souhaitant s’implanter dans la région. Pour cela, il fallait former les Singapouriens à respecter ces standards, en commençant par leur interdire de cracher par terre !
Le développement fut une affaire d’Etat orchestrée par des plans à long terme définissant des réformes avec de longs délais de maturité. Adoptée en 1984, la « Vision 1999 » visait à rattraper le niveau de revenu per capita de la Suisse d’ici la fin du millénaire. Quelques années plus tard, la Vision 2030 proposait de rattraper le PNB per capita des Etats-Unis avant 2030 ou, dans une variante pessimiste, celui des Pays-Bas. Si Singapour n’a pas rejoint la Suisse, son PIB per capita (dollar courant) approche celui des Etats-Unis, tandis que son PIB dépasse celui de la Malaisie quatre fois plus peuplée.
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L’industrie au coeur du développement

Au vu des centres commerciaux, des hôtels, des boutiques d’Orchard Road, des prestigieux immeubles de la City, ou du casino de Sentosa, un visiteur est en droit de conclure que les services sont une alternative à l’industrie pour le développement : l’entrepôt créé par Sir Thomas Raffles au début du XIXème siècle ne s’est-il pas transformé en un centre de services ? Voilà pourtant une conclusion erronée. Ni Orchard Road ni la City ou le Port ne sont à l’origine de cet essor qui démarre dans la zone industrielle de Jurong.
Singapour, qui n’était pas un « désert industriel », a attiré dès 1960 des investissements japonais dans la pétrochimie et la construction navale. Mettant en œuvre les conseils d’un expert hollandais, Winsemius, l’Etat a construit la zone de Jurong pour attirer les investisseurs intéressés par le marché de la « Grande Malaisie ». Dès la partition, des émissaires de l’Economic Development board (EDB) ont démarché les plus grandes entreprises mondiales en leurs vantant les avantages de Singapour pour une stratégie globale. Après deux années d’effort, ils ont convaincu Texas Instrument, National Semi Conductor et Fairchild, et le succès appelant le succès, l’entrepôt s’est muté en un pôle de l’industrie électronique mondiale. Aujourd’hui, Singapour n’a plus à se faire connaître des multinationales : la cité-Etat démarche des startups auxquelles elle propose du venture capital.
Si les services ont suivi l’industrie à laquelle ils sont souvent associés, Singapour demeure une économie manufacturière : ce secteur assure un cinquième de la richesse, et au classement de la valeur ajoutée manufacturière par habitant, Singapour est au second rang mondial devant le Japon, l’Allemagne et la Corée …et derrière la Suisse.
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Immigration choisie

Le sous-emploi a été vite résorbé et, chute de la natalité aidant, le manque de main-d’œuvre est devenu une contrainte. Singapour fait partie de l’Asie qui vieillit : le nombre de Singapouriens de plus de 65 ans triplera à 900 000 d’ici 2030 – soit 30 % de la population – en l’absence d’immigration, et il y aura alors 2 actifs pour un retraité au lieu de 5 en 2015.
L’Etat a donc mené une politique d’ « immigration choisie ». Résultat : la part des migrants dans la force de travail est passée de 9 % en 1970 à 32 % en 2010 et 47 % en 2014 (en incluant les migrants journaliers). Soit plus qu’en Suisse (25%) et moins qu’à Dubai (90%). Moins payés que les citoyens singapouriens pour les mêmes emplois, les migrants ne jouissent pas des mêmes droits : les 300 000 employées de maison ont, par exemple, attendu janvier 2013 pour que la loi impose un jour de congé hebdomadaire ! Des travailleurs plus nombreux, de longues heures de travail (Singapour détient le record mondial avec 2287 heures par an) et plus d’investissement – 30 % du PIB – ont tiré une croissance qui ralentit, faute d’une hausse significative de la productivité.

Une classe moyenne prise en tenaille

Publié en 2013, le livre blanc sur la population qui envisageait une augmentation forte du nombre d’immigrants, a provoqué une manifestation – fait exceptionnel à Singapour – de la classe moyenne. C’est qu’elle est prise en tenaille entre d’une part les millionnaires et les expatriés qui tirent les prix de l’immobilier vers le haut, et d’autre part, les migrants qui tirent les salaires vers le bas. Elle dénonce le coût de l’accroissement d’une richesse très mal répartie.
Selon le Global Wealth Report, 100 000 millionnaires dont vingt milliardaires, figurent au classement de Forbes. A l’autre extrême, entre 110 et 140 000 ménages vivent dans la pauvreté absolue. Singapour détient le record pour l’écart de revenu entre le décile le plus pauvre et le plus riche. Son coefficient de Gini (0,4 après transferts sociaux) se situe parmi les plus élevés alors que son calcul ignore les migrants de courte durée et minimise le revenu des salariés du haut de l’échelle.
Ces inégalités sapent la cohésion sociale. Elles fragilisent les fondements d’une méritocratie qui se recrute de plus en plus dans les quartiers huppés. Elles érodent l’assise du People Action Party (PAP) qui domine la vie politique. Créé par Lee Kuan Yew, le PAP n’a pas la même légitimité auprès des électeurs nés depuis l’indépendance (on vote à 21 ans) : ils forment la moitié de l’électorat et s’exprimeront dans les mois à venir.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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