Culture
Entretien

Jean Tuan : "On mange chinois aujourd’hui à Paris aussi bien qu’en Chine."

Jean Tuan et François Wang devant l'Empire Céleste 5, rue Royer-Collar, dans le 5e arrondissement de Paris. Crédits : Stéphane Lagarde
La mémoire vient du ventre et ces Mémoires chinoises de Jean Tuan publiées aux éditions CLC, ne manquent décidément pas d’estomac. Un ouvrage à prendre avec des baguettes, où la cuisine est présente quasi à chaque chapitre, véritable liant comme disent les sauciers entre ces deux pays de la gastronomie par excellence que sont la France et la Chine. L’auteur n’est d’ailleurs pas le dernier à se mettre à table. Si Jean se prénommait Marcel, sa madeleine à lui ce serait probablement ces délicieux jiaozi [les raviolis chinois, NDLR] des dimanches en famille, lorsque le père de Jean Tuan allait voir le père de François Wang à la tête de l’Empire Céleste, le plus vieux restaurant chinois de Paris tenu par la même famille depuis trois générations. Un établissement historique dans le cinquième arrondissement de la capitale française, où nous retrouvons Jean Tuan, pour cette troisième et dernière partie de nos entretiens, consacrée cette fois à la cuisine, avec en toute fin et en bonus pour les abonnés Asialyst une liste des meilleures tables chinoises de Paris.

Contexte

Voilà une invitation au voyage, plus qu’une plongée dans un passé oublié. Et si ces Mémoires Chinoises commencent sous le dernier empereur de Chine pour se terminer aujourd’hui, c’est avant tout pour décrire ce puissant mouvement qui a bousculé l’empire du milliard et demi ces dernières décennies.

Le père de l’auteur débarque en France en pleine crise de 1929. Comme la plupart des Chinois arrivés en Europe ces années-là, cela ne l’empêche pas de s’intégrer rapidement à la vie française et de fonder une famille, sans forcément d’ailleurs apprendre le chinois aux enfants, mais en leur transmettant une culture et l’envie d’en savoir plus sur leurs racines. Jean Tuan fait ainsi partie de cette génération de sino-français partagée entre pays de cœur et pays de souche, brûlante de retrouver le pays de ses ancêtres.

Couverture des "Mémoires chinoises, de la Chine impériale à la Chine contemporaine" par Jean Tuan (CLC éditions). (Copyright : CLC)
Couverture des "Mémoires chinoises, de la Chine impériale à la Chine contemporaine" par Jean Tuan (CLC éditions). (Copyright : CLC)

Le voyage qu’il effectue avec son père en 1967 nous entraîne dans la Chine de la révolution culturelle. Les voyages suivants, qu’il fera seul ou avec son épouse, nous montrent un pays qui a basculé dans le capitalisme. Une Chine qui réprime sa jeunesse au printemps 1989, avant de de prendre le train de la croissance à deux chiffres dans les années 90 et de faire pousser les forêts d’immeubles plus vite que le soja après la pluie.

Ces pages nous font ainsi revivre avec émotion le film d’une époque disparue, elles nous tendent aussi le miroir d’une France de la diversité très attaquée aujourd’hui. A chaque retour de Chine, la capitale française aussi a changé. Un peu moins rapidement que Pékin certes, mais le regard sur l’autre s’est modifié. Et si le racisme anti-asiatique a encore de beaux jours devant lui, la réussite économique de l’empire du milliard et demi est désormais observée avec envie.

Un témoignage souvent mélancolique, mais qui laisse peu de place aux regrets. Sauf un, peut-être… Face aux transformations rapides de l’économie chinoise et à son immobilisme politique, l’Occident s’est souvent trouvé déboussolé. La France n’échappant pas aux écueils d’une lecture parcellaire et donc biaisée de la réalité chinoise : « Les pseudos sinologues amis de la Chine et surtout de son régime écrit Jean Tuan, sont aussi nombreux que les grains dans une marmite de riz. » Au « péril jaune » d’hier, a succédé la « sino-béatitude » d’une partie des dirigeants français et de certains groupes d’affaires aujourd’hui.

Mémoires chinoises : de la Chine impériale à la Chine contemporaine de Jean Tuan, aux éditions CLC.

C’est visiblement avec émotion que vous retrouvez votre ami François Wang, que vous évoque cher Jean Tuan cette adresse historique de la gastronomie chinoise à Paris ?
D’abord, c’est un lieu où j’ai travaillé comme serveur au cours de l’été 1968. J’étais financièrement dans une passe difficile et le père Wang m’a donné cette opportunité. Et puis, j’aime ce petit comptoir à l’entrée de la cuisine, cela me rappelle ma jeunesse quand nous venions ici avec mon père pour les raviolis. C’est un plat du nord de la Chine, long à préparer et que l’on déguste généralement le dimanche en famille. J’aime aussi le bruit du hachoir et des woks. C’est une cuisine qui demande beaucoup de préparation la cuisine chinoise vous-savez. Les cuisiniers se lèvent généralement très tôt, car tous les ingrédients son émincés à l’avance. Parfois certains s’étonnent de la rapidité du service dans les restaurants asiatiques, c’est en réalité que tout a été préparé en amont et que le cuisinier « n’a plus qu’à » mettre ces ingrédients dans le wok pour les faire revenir. Mais au départ, encore une fois, il y a un gros travail de préparation et je ne parle même pas des sauces.
Quand est-ce que votre père a rencontré le fondateur de « l’Empire Céleste » ?
Dès leur arrivée en France en 1929. Mon père est venu avec le d’Artagnan, le père de François Wang est venu lui aussi par les mers avec le Cambodge. Et une fois à Paris, ils ont tout de suite sympathisé. Mon père a également commencé sa vie professionnelle en travaillant dans un restaurant, puis il a évolué vers le métier de pédicure. Le père de François, Monsieur Wang est lui resté restaurateur et il a transmis sa passion à son fils, qui la transmise à son tour à ses filles qui continuent de faire tourner la boutique.
Vous veniez donc régulièrement ici en famille ?
Oui, c’était un incontournable. Nous venions au moins une fois par mois dans ce restaurant. Nous aidions même François, sa famille, à préparer les raviolis qui demandent un long temps de préparation. Tout le monde mettait la main à la pâte, c’est le cas de le dire.
Votre livre est un livre gourmand où la cuisine chinoise est très présente. C’est important, ces moments familiaux autour de la table en Chine ?
Oui, cela revêt une importance essentielle. A tel point que lorsqu’un Chinois croise quelqu’un, il ne lui dit pas « comment ça va ? », mais littéralement « as-tu mangé du riz ? » C’est révélateur de l’époque où il y avait des famines en Chine, et les gens avaient du mal à se sustenter, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.
Une cuisine chinoise que l’on peut aujourd’hui retrouver dans presque toute sa diversité à Paris, mais qui revient de loin…
Oui il y a eu sur ce plan de vrais bouleversements et en tous cas des phases successives. La génération de mon oncle qui était également cuisinier au même moment que le père de François, monsieur Wang, était celle de vrais cuisiniers. On mangeait une vraie cuisine chinoise et de qualité. Dans les années 70, cette génération ayant disparu, il n’y a pas eu de véritable relève. On a vécu alors de très mauvaises années. En plus des rumeurs ont circulé, très souvent infondées notamment sur l’insalubrité supposée des restaurants chinois. Ce qui fait que beaucoup de Français se sont éloignés de cette cuisine. Nous étions alors dans les années 80 et 90. La cuisine chinoise c’était alors souvent ces restaurants servant des « buffets à volonté ». On ne mangeait pas vraiment chinois. On mangeait une cuisine je dirais du sud-est asiatique. Quand on mange des nems tout le temps, on ne peut pas dire que c’est de la cuisine chinoise.
Et aujourd’hui, les choses ont changé…
Oui, avec une cuisine chinoise beaucoup plus représentative de la palette de menus que l’on peut trouver en Chine. Après ce très mauvais passage de la fin du XXème siècle, la Chine a fini par s’ouvrir. Cela a permis à des Chinois de quitter leur pays légalement. Des nouvelles générations de jeunes cuisiniers se sont installées à Paris. Ils ont totalement réanimé la cuisine et les saveurs venues de toutes les régions chinoises. On trouve ainsi de très bonnes tables où l’on mange quasiment aussi bien qu’en Chine. On peut manger des nouilles froides, des baozi [des petit pains fourrés cuits à la vapeur, NDLR], ou même des marmites mongoles ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques années. On peut même manger un vrai canard laqué. Je parle de celui de Pékin, pas du canard de Canton qui est à la carte de tous les restaurants. Le canard laqué Pékinois demande à être commandé 48 heures au préalable, c’est un long travail de préparation.
Certains parlent de quatre grandes cuisines en Chine, vous vous dites huit ?
Il faut savoir dans un premier temps que c’est un immense pays et que les spécialités sont toutes influencées par le climat, le sol et l’environnement des régions. Ensuite, il y a effectivement huit grandes cuisines regroupées en quatre grandes familles.
On a d’abord, le nord-est, la région de Pékin. Là on ne mange pas de riz, puisque le climat est bien trop sec pour y trouver des rizières. Mais on mange, ça va être une surprise pour certains, beaucoup de féculents : du pain à la chinoise, les baozi, les petits pains fourrés dont je vous ai déjà parlé. C’est aussi la région des jiaozi, les raviolis. On y mange aussi bien sûr, toutes sortent de nouilles.
Et en descendant plus au Sud…
On a la cuisine du sud-est et du centre, notamment la région de Shanghai. La proximité de la mer fait que cette cuisine contient beaucoup de fruits de mer. On trouve aussi une spécialité très populaire, proposée par de nombreux estaminets de Shanghai : les xiao long bao, des bouchées vapeur au porc. C’est succulent et les meilleures adresses sont facilement repérables à Shanghai, ce sont celles où à midi il y a une immense queue.
Plus au Sud encore…
Alors là, nous sommes très loin de Pékin. Nous sommes dans la région de Canton et de Hong Kong où les habitants aiment la cuisine vapeur et notamment les célèbres estouffades, les dim sun en Cantonnais, des bouchées de viande et de légumes cuites à la vapeur, dont la réputation a fait le tour du monde. La pâte est très fine, presque transparente et ces bouchées sont proposées dans des paniers en osier. C’est extrêmement digeste, léger et populaire. A Hong Kong et à Canton, certaines prennent des dim sun jusqu’au petit-déjeuner.
Si on reste au Sud, mais en poussant vers le grand ouest, les choses se pimentent nettement…
Hormis dans les régions du Hunan (centre) et le Sichuan (ouest), la cuisine chinoise n’est généralement pas pimentée. Beaucoup de gens confondent épicé et pimenté, ce qui n’est pas la même chose. La cuisine chinoise est épicée, pas forcément pimentée. Par contre au Sichuan et au Hunan : elle l’est. Pour certains palais occidentaux, elle peut-même être inapprochable. A ce titre, le célèbre poivre du Sichuan n’est pas pimenté, mais épicé. C’est particulier, ça anesthésie un peu le palais, mais ce n’est pas du piment.
Et qui fait le meilleur pot-au-feu épicé alors, la ville de Chongqing ou la ville de Chengdu au Sichuan ?
Ces deux mégalopoles du grand ouest chinois sont à l’origine d’un plat qui plaît beaucoup aux Français. Plus qu’un pot-au-feu, on parle ici de marmites mongoles ou de fondue chinoise. C’est un plat extraordinaire pour moi, car très convivial. Un bouillon est posé sur la table et chaque convive à l’aide de ses baguettes ajoute des ingrédients dans l’eau qui boue : de la viande émincée, des légumes, du pâté de soja. On trempe ensuite les ingrédients dans diverses sauces très gustatives, très goûteuses.
Quel est votre plat préféré ?
Il y en a plusieurs… Le dicton en Chine dit que tout se mange sur terre sauf les trains, tout se mange dans le ciel sauf les avions. C’est pour dire que les Chinois mangent tout, contrairement à nous. Par exemple, il y a ce plat très populaire dans la cuisine chinoise que j’aime beaucoup, les queues d’ail sautées avec du porc émincé. En France on jette les queues d’ail. En Chine, on utilise tout. J’ai ainsi eu le privilège de manger une salade de minuscules feuilles d’arbres à Pékin, qui venait de l’une des casernes où mon cousin était stationné. Son grade nous a permis de bénéficier de ce plat remarquable.
On le sent dans votre livre, cet amour de la table est quelque chose qui rapproche les Français et les Chinois.
Oui complètement… Je ne vais pas vous dire que tous les Chinois sont obsédés par leurs bols ou leurs assiettes, mais la cuisine a une importance essentielle dans la vie de tous les jours. Je vous invite à ce sujet à lire « Vie et passion d’un gastronome chinois » de Lu Wenfu aux éditions Philippe Picquier.
Est-ce que les nouveaux touristes chinois à Paris modifient le menu des restaurants en France ?
Oui, mais pas forcément dans le bon sens. Il y a des restaurants chinois à Paris qui se sont effectivement spécialisés dans l’accueil des touristes chinois. Je ne vous en ai pas parlé, car ce ne sont pas forcément les meilleurs. Un touriste chinois dépense plus qu’un touriste japonais ou américain aujourd’hui, mais cela ne veut pas dire qu’il va dépenser cet argent au restaurant. Ces établissements offrent donc une cuisine bon marché. Ils s’adressent à des touristes qui voyagent en groupe et qui sont encore peu aventureux sur le plan culinaire. On trouve ces cantines dans le treizième arrondissement, dans le quartier de Belleville où sur le boulevard de Sébastopol près des gares de l’Est et du Nord. Ce ne sont pas des tables que je recommande.

Les restaurants chinois préférés de Jean Tuan

« Au Délice de Confucius » 68, Boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris (devant l’entrée principale de l’hôpital La Pitié Salpêtrière).
Au menu des raviolis frais et une cuisine du Shandong (côte nord-est de la Chine), queues d’ail au porc, canard rôti, mapo tofu (tofu pimenté). Accueil : cela dépend… Qualité des produits, certainement en rapport avec les prix raisonnables.

« Shan Goût » 22, rue Hector Malot, 75012 Paris. La cuisine sans glutamate (c’était rare auparavant) est bonne. Avec un vrai dessert chinois ! Une crème de potimarron et des ba si ping guo (pommes au caramel au graines de sésame). Un peu cher pour un service absent.

« La Taverne de Zhao » 49, rue des Vinaigriers, 75010 (non loin de la place de la République). Un petit établissement pas très confortable, mais où l’on découvre des encas de la ville de Xi’an (la ville de l’armée des soldats en terre cuite) pour un prix modique.

« Chez Ann » 29, rue de l’Echiquier, 75010 Paris.
Au menu des baozi (petits pains fourrés) très populaires en Chine. Ici, tous les produits sont bios et la pâte reste un peu épaisse. Mais bientôt il sera possible d’en déguster d’autres à la pâte plus fine. Accueil charmant, endroit simple et propre.

« Carnet de route » 57, rue du Faubourg-Montmartre, 75009 Paris.
Au menu une cuisine épicée et pimentée du Sichuan. Une bonne adresse pour les fondues et les marmites surtout l’hiver. Prix raisonnables.

« Tang Xuan » 56, rue la Fayette, 75009.
C’est l’un des rares salons de thé chinois qui propose d’excellents desserts, dont la célèbre série des « neiges blanches ». Je recommande notamment la « neige blanche à la glace de durian et riz noir », la « neige blanche à la glace de durian et mangue », la « neige blanche à la mangue et riz noir ».

« L’Orient d’Or » 22, rue de Trévise, 75009.
Une bonne cuisine du Hunan (centre de la Chine), pimentée comme celle du Sichuan. Le cadre confortable, les prix raisonnables.

« L’Empire Céleste » 5, rue Royer-Collard, 75005 Paris.
Le plus vieux restaurant chinois tenu par une même famille à Paris. Pour le décor et des recettes exceptionnelles, telles que la « soupe de boulettes » inventée par le père de mon ami François Wang, les « crevettes aux grains noirs » ou le « porc rôti sauce sucrée« .

« Trois fois plus de piment » 184, rue St-Martin, 75003.
Au menu des raviolis grillés (excellente sauce) et des soupes de nouilles (fraîches). L’endroit n’est guère confortable, mais les prix sont raisonnables. Accueil jeune et sympathique. Bientôt une nouvelle adresse dans la même rue, plus confortable.

« Chez Vong » 10, rue de la Grande Truanderie, 75001.
Ne soyez pas effrayé par le nom de la rue, car c’est bien l’adresse de l’un des meilleurs restaurants chinois de la capitale. Dans un décor un peu fatigué de taverne de la Chine impériale, avec des recoins assurant la quiétude, vous apprécierez le meilleur canard laqué de Paris. Il faut le demander en trois services, avec le bouillon en conclusion. Cher. Environ 80 € par personne pour le canard. Bonne carte des vins.

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.