Histoire
Entretien

Jean Tuan : "la Chine est un pays d’extrême rigidité, mais aussi de grande nonchalance"

Jean Tuan a 14 ans, place Tian'anmen à Pékin en 1967. Crédits : Jean Tuan
Ce sont souvent de gros succès de librairie aux États-Unis, mais en France la littérature consacrée aux origines des enfants issus de l’immigration chinoise demeure relativement rare. Cette remarque de la sinologue Marie Holzman, en préface de ces Mémoires chinoises de Jean Tuan publiées aux éditions CLC, témoigne de l’originalité de l’ouvrage. Elle dit aussi combien le souvenir est fragile et le témoignage précieux. Avant de parler cuisine avec l’auteur vendredi prochain, reprenons aujourd’hui le récit là où nous l’avions interrompu. Après l’aventure d’un père chinois parti rejoindre la France en 1929 et laissant une partie de lui-même dans le sillage du navire qui s’éloigne des mers de Chine ; son fils, n’aura de cesse de recoller les morceaux, jusqu’à retourner à Pékin avec son père en pleine révolution culturelle ! Que devient l’héritage chinois, une fois la figure paternelle disparue ? L’auteur nous ramène à Pékin où il a étudié le mandarin dans les années 90. Le temps de la réflexion sur une croissance à marche forcée et sur un régime qui refuse toutes critiques le concernant.

Contexte

Voilà une invitation au voyage, plus qu’une plongée dans un passé oublié. Du cinéma, plus qu’un diaporama aux clichés surannés : si ces Mémoires Chinoises commencent sous le dernier empereur de Chine pour se terminer aujourd’hui, c’est pour décrire ce puissant mouvement qui a bousculé l’empire du milliard et demi ces dernières décennies.

Le père de l’auteur débarque en France en pleine crise de 1929. Comme la plupart des Chinois arrivés en Europe ces années-là, cela ne l’empêche pas de s’intégrer rapidement à la vie française. Les réseaux de la communauté permettent de trouver rapidement un travail. Il faut ensuite fonder une famille, sans forcément apprendre le chinois aux enfants, mais en leur transmettant une culture et l’envie d’en savoir plus sur leurs racines. Jean Tuan fait ainsi partie de cette génération de sino-français partagée entre pays de cœur et pays de souche, brûlante de retrouver le pays de ses ancêtres.

Le voyage qu’il effectue avec son père en 1967 nous entraîne dans la Chine de la révolution culturelle. Les voyages suivants, qu’il fera seul ou avec son épouse, nous montrent un pays qui a basculé dans le capitalisme. Une Chine qui réprime sa jeunesse au printemps 1989, avant de prendre le train de la croissance à deux chiffres dans les années 90 et de faire pousser les forêts d’immeubles plus vite que le soja après la pluie.

Couverture des "Mémoires chinoises, de la Chine impériale à la Chine contemporaine" par Jean Tuan (CLC éditions). (Copyright : CLC)
Couverture des "Mémoires chinoises, de la Chine impériale à la Chine contemporaine" par Jean Tuan (CLC éditions). (Copyright : CLC)

Ces pages nous font revivre avec émotion le film d’une époque disparue, elles nous tendent aussi le miroir d’une France de la diversité très attaquée aujourd’hui. A chaque retour de Chine, la capitale française aussi a changé. Un peu moins rapidement que Pékin certes, mais le regard sur l’autre s’est modifié. Et si le racisme anti-asiatique a encore de beaux jours devant lui, la réussite économique de l’empire du milliard et demi est désormais observée avec envie, alors que toutes les cuisines chinoises se retrouvent à Paris. Un témoignage souvent mélancolique, mais qui laisse peu de place aux regrets. Sauf un, peut-être…

Face aux transformations rapides de l’économie chinoise et à son immobilisme politique, l’Occident s’est souvent trouvé déboussolé. La France n’échappant pas aux écueils d’une lecture parcellaire et donc forcement biaisée de la réalité chinoise : « Les pseudos sinologues amis de la Chine et surtout de son régime, écrit Jean Tuan, sont aussi nombreux que les grains dans une marmite de riz. » Au « péril jaune » d’hier, a succédé la « sino-béatitude »d’une partie des dirigeants français et de certains groupes d’affaires aujourd’hui.

Mémoires chinoises : de la Chine impériale à la Chine contemporaine de Jean Tuan, aux éditions CLC.

Nous sommes en 1992, vous voilà inscrit, avec votre épouse, à l’institut de langue de Pékin. Et vous êtes parmi les seuls étrangers…
Il y a effectivement peu d’étrangers à cette époque qui vivent à Pékin. Ce sont pour la plupart des fils de diplomates en poste sur place. Il y aussi quelques fils à papa que les parents ont envoyé en Chine pour s’occuper. Je peux vous dire qu’on suscitait encore l’étonnement dans les rues.

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Au cours de ces multiples aller-retour en Chine, qu’est-ce qui vous a le plus étonné ?
« Ma femme blonde au « long nez » s’est cachée dans le coffre de la voiture, moi sous une couverture et… en avant ! Nous avons pu franchir avec la cousine l’enceinte militaire interdite. »
J’ai été très souvent surpris et j’ai appris que la Chine était à la fois un pays d’extrême rigidité, mais aussi de très grande « nonchalance ». Je cite ainsi régulièrement l’exemple de ma cousine, veuve d’un officier supérieur qui tirait les missiles dans le Xinjiang. Un jour, cette dernière a voulu nous montrer son appartement qui se trouvait à l’intérieur de la caserne. Or, comme partout ailleurs en Chine, les casernes ne sont pas accessibles aux civils et encore moins lorsqu’ils sont étrangers. Ma femme blonde au « long nez » s’est cachée dans le coffre de la voiture, moi sous une couverture et… en avant ! De cette manière, nous avons pu franchir avec la cousine l’enceinte militaire interdite. C’est évidemment le genre de dîner en famille dont on se souvient, invités clandestins que nous étions au cœur d’une caserne militaire du grand ouest chinois. C’est bien la preuve qu’en Chine, il existe des zones d’extrême rigidité et puis des moments de très grande facilité.
Pourquoi ne pas prendre votre retraite dans le pays de votre père ?
Mes cousines me l’ont suggéré, mais j’ai refusé. Ce serait c’est vrai très confortable matériellement, parce que ma retraite française me permettrait de vivre très aisément en Chine. Mais j’ai vécu toute ma vie en France. Si je suis profondément imprégné de culture chinoise et si je fonctionne en partie comme un chinois, il y a beaucoup de choses qui me retiennent d’y terminer ma vie. Je pense d’abord à la pollution des produits alimentaires, et puis à une circulation dantesque dans les grandes villes. Rien que ces deux facteurs me retiennent de retourner en Chine.
De la Chine impériale à la Chine de Xi Jinping, il y a beaucoup de nostalgie dans ce livre. Il y a aussi une part d’amertume. Comment regardez-vous la Chine d’aujourd’hui ?
De l’amertume je ne sais pas, de la nostalgie sûrement. C’est un livre sans parti pris. Ce qui ne me plaît pas je le dis, et pour les surprises et les bonnes choses c’est pareil. Je dis tout, y compris ce qui peut choquer. Dans les dernières années du régime de Mao par exemple, l’accès aux soins n’était pas forcement à la pointe, mais il était quasiment gratuit. On n’avait pas non plus lieu d’être inquiet une fois à la retraite, les inégalités sociales étaient moins perceptibles puisqu’il n’y avait rien à acheter, ou du moins on avait tous accès aux mêmes produits. Alors qu’aujourd’hui, on en est loin. L’école coûte cher, l’accès aux soins de qualité coûte cher, peu de gens ont des retraites, le monde paysan est très secoué et il y a d’extrêmes inégalités sociales. L’argent est aux mains des parvenus en Chine.
La Chine est riche aujourd’hui, elle est même à la mode, mais pas forcément pour les bonnes raisons. Dans la préface de votre ouvrage, vous critiquez les « sino-béats » ?
Ce que j’appelle les « sino-béats », ce sont tous ceux qui ne voient que le meilleur de la Chine. Certains en tirent profit, ils y ont un intérêt direct donc on voit tout de suite leur motivation. Il y a aussi tous ceux qui n’ont même pas fait l’effort de la comprendre et qui ont une vision dévoyée de ce pays. Ce qui a des conséquences catastrophiques parfois. Je pense notamment à cette jeunesse occidentale qui a du mal à s’employer sur le continent européen et qui tente l’aventure en Chine en se basant sur des idées fausses, naïves. Cette dernière s’expose à de très grandes déconvenues.
Pour résumer, on serait passé en quelques années dites-vous du « péril jaune » à la « sino-béatitude »
C’est cela. Et le plus regrettable pour moi, c’est que notre pays la France a des difficultés économiques, que le marché Chinois l’a fait rêver, mais qu’elle s’y prend très mal. J’ai une anecdote qui remonte à l’un de mes tous premiers voyages. Un Chinois me disait alors : « Vous les Français, on vous aime bien parce que vous avez fait la révolution de 1789, parce que de Gaulle a été l’un des tous premiers chefs d’État occidentaux à reconnaître la Chine populaire en 1964. Pour le reste, vous proposez de meilleurs produits que les produits Italiens, mais plus chers. Vous êtes aussi moins chers que les produits allemands, mais moins bons. Vous occupez donc un créneau difficile et si vous ne montrez pas de signes amicaux et vous ne faites pas preuve d’empathie à notre égard, vous aurez du mal à commercer avec nous. » Et cette situation se maintient aujourd’hui. On le voit à travers de nombreux échec que j’évoque dans mon livre, de grandes entreprises notamment. En gros, on s’y prend mal, sans humilité, sans empathie. Ce qui fait que nous sommes très loin d’un pays comme la Finlande dans ses échanges avec le géant chinois.
Pourtant les chancelleries française et anglaise, pour ne citer qu’elles, sont plutôt en empathie avec la Chine…
On caresse peut-être les dirigeants chinois dans le sens du poil, mais ce n’est pas suffisant et ce n’est pas toujours ce qu’il faudrait faire. Je trouve aussi qu’on n’amène pas toujours les bonnes personnes dans les délégations et cela quelque soient les dirigeants en France. Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes délégations françaises qui reviennent d’années en années. Je l’évoque aussi dans mon récit, il vaudrait mieux quelques fois emmener des gens qui ont un peu moins de stature nationale par exemple, mais qui apprécient plus la Chine et qui, en retour, sont plus appréciés des Chinois.
Il y a aussi des déceptions dans votre livre. Vous racontez notamment les déboires de certains entrepreneurs français pour lesquels le rêve chinois a viré au cauchemar.
« Certains croient encore que la Chine est un pays socialiste ; c’est surtout un pays ultra-libéral sur le plan économique. »
Ce peut-être de petits entrepreneurs ou de grandes entreprises. Je ne cite pas leurs noms mais tout le monde les reconnaîtra, car ce sont d’authentiques histoires. Ces entreprises se sont cassées les dents pour les raisons que j’ai déjà évoqué : ne pas s’intéresser à ce dont les chinois ont envie, occuper un mauvais créneau, tenter comme un certain constructeur français de vendre un vieux modèle qui était déprécié chez nous. Les chinois n’ont pas été dupes, donc il ne faut pas s’y prendre comme ça. Par exemple, ce grand producteur laitier qui vend chez nous ses produits dérivés du lait, mais qui ne s’est pas suffisamment intéressé au marché chinois. Il ne savait pas par exemple que les chinois supportent difficilement les laitages, à cause d’une enzyme présente dans le lait qui les empêche de bien digérer. Échec total pour ce dernier qui n’a fait aucun effort pour s’adapter au marché chinois. Ce producteur a corrigé le tir par la suite, mais il ne gagne toujours pas d’argent en Chine. Certains croient encore que la Chine est un pays socialiste ! C’est vrai au sens de la rigidité politique, mais c’est surtout un pays capitaliste et même un pays ultra-libéral sur le plan économique. D’ailleurs, les chinois qui peuvent parler librement, ne sont pas heurtés quand on aborde leur pays de cette façon. Ce que je dirais de la Chine, si comme moi on l’aime, c’est qu’il faut la traiter sans a priori : ne pas enjoliver les choses, ne pas les noircir, conserver un point de vue réaliste et pragmatique.
Est ce qu’on n’attend pas trop de la Chine ? On ne veut pas qu’elle reproduise les même erreurs que l’Occident – colonisation, impérialisme, les guerres…
Je ne sais pas si on attend trop de ce pays aujourd’hui. Je sais qu’on en a attendu beaucoup et qu’on a été très déçu. On attendait un autre modèle, on espérait que la Chine trouve une voie. On est déçu comme c’est mon cas, que ça ne soit pas le cas. Mais bon, je lui trouve l’excuse d’être un pays quasiment ingouvernable, avec une population de plus d’1,4 milliard d’habitants sur un territoire qui fait dix-huit fois la France.
La mondialisation rapproche les continents, c’est aussi quelque chose de terriblement destructeur sur le plan de l’exotisme. C’est ce qu’on ressent en tous cas en lisant votre ouvrage, et sachant que vous avez longtemps travaillé en tant que journaliste sur le secteur aérien…
« C’est l’histoire du touriste occidental qui va graver son nom sur la grande muraille, ou celle du touriste chinois qui va poser un cadenas sur la passerelle des arts à Paris. »
Aujourd’hui tout le monde voyage en Chine, mais sans véritable motivation. Banaliser les voyages n’aide pas à la compréhension de l’autre, bien au contraire, c’est même source de dégâts énormes. C’est l’histoire du touriste occidental qui va graver son nom sur la grande muraille, ou celle du touriste chinois qui va poser un cadenas sur la passerelle des arts à Paris. Les longs courriers à 500 euros entre Paris et Pékin ont tué l’étonnement. Quand on me dit « démocratie », je réponds surconsommation, excès et saccages. Mieux vaut attendre cinq ans, se payer un long courrier à son vrai tarif et ne pas tomber sur un pays dévasté par le tourisme de masse.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde
La semaine prochaine, troisième et dernière partie de cet entretien. Jean Tuan nous confiera ses meilleures adresses de restaurants chinois à Paris.

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.