Culture
Entretien

Bérénice Reynaud : "Le nouveau cinéma chinois jette un doute sur le réel"

Extrait de "New Women", un film chinois de Yang Fudong (2013). (Copyright : Yang Fudong / Courtoisie de Yang Fudong et Marian Goodman Gallery)
Extrait de "New Women", un film chinois de Yang Fudong (2013). (Copyright : Yang Fudong / Courtoisie de Yang Fudong et Marian Goodman Gallery)
Douze premiers films, huit films de femmes, c’est au total une trentaine de nouveaux regards sur la Chine contemporaine que propose la Cinémathèque française jusqu’au 20 février. De mémoire de cinéphile, une telle foison de réalisateurs chinois rassemblés sur un même écran ne s’était pas vue depuis près d’une décennie. Un cycle exceptionnel et un générique tout aussi prestigieux, avec derrière l’affiche des noms qui parleront certainement aux amoureux des cinémas d’Asie. Parrain de la manifestation, le cinéaste Jia Zhangke a obtenu une carte blanche pour neuf des œuvres proposées. La productrice Isabelle Glachant a conseillé la programmation depuis Pékin. Et en chef d’orchestre et porte-parole de ces « nouvelles voix du cinéma chinois », on retrouve l’incontournable Bérénice Reynaud. Spécialiste du cinéma chinois et dénicheuse de talents, la programmatrice raconte à Asialyst, ces vingt années qui ont donné naissance à cette nouvelle génération de cinéastes de Chine.

Paris, capitale du cinéma chinois

Décidément, Paris est la capitale des cinémas du monde et, en ce mois de janvier, la capitale du cinéma chinois. Outre le cycle de la cinémathèque dont nous parle Bérénice Reynaud dans l’entretien qui suit, Asialyst vous invite vivement à regarder ce qui se passe du côté du cinéma l’Entrepôt. Tous les troisième jeudi du mois c’est raviolis, mais c’est aussi cinéma chinois avec une programmation signée Michel Noll. Avec « Écrans de Chine », le producteur et réalisateur poursuit son exploration d’un continent fabuleux et encore largement immergé. Un festival de nouvelles images filmées par les documentaristes chinois et qui pour beaucoup d’entre elles n’étaient pas encore arrivées jusqu’à nous.

Le film projeté jeudi 19 janvier prochain à 20h à l’Entrepôt tient d’ailleurs presque du miracle. Les images qui nourrissent « Territoires inconnus » ont failli finir au feu des gardes rouges pendant la Révolution culturelle. Quelle merveille aurions-nous manquer si cette œuvre de Zhuang Xueben avait disparu ! Vous connaissiez les films d’aventure, voici le documentaire d’exploration. Dans les années 1930, le photographe et ethnographe quitte Shanghai pour se rendre dans les territoires inexplorés de la Chine. La carte n’est pas encore tracée, l’aventure, elle, se révèle exceptionnelle ! Elle revit aujourd’hui grâce au travail de chercheurs et documentaristes italiens qui n’ont pas voulu laisser le travail de ce pionnier de la photographie ethnographique dans l’ombre.

Extrait de "Territoires inconnus", un film documentaire du collectif Blank Lands, sur le photographe et explorateur chinois Zhuang Xueben. (Copyright : Blank Lands)
Extrait de "Territoires inconnus", un film documentaire du collectif Blank Lands, sur le photographe et explorateur chinois Zhuang Xueben. (Copyright : Blank Lands)
Bérénice Reynaud, programmatrice du cycle "Nouvelles voix du cinéma chinois" à la Cinémathèque française. (Crédits : DR)
Bérénice Reynaud, programmatrice du cycle "Nouvelles voix du cinéma chinois" à la Cinémathèque française. (Crédits : DR)
« Il faut savoir que dans le cinéma chinois, tout passe par les femmes ! »
Comment avez-vous trouvé ces nouveaux noms, ces nouvelles voix du cinéma chinois ?
Bérénice Reynaud : Il y a un mot-clé dans la culture chinoise, c’est le « guanxi » qui veut dire les relations, le réseau. Il n’est pas possible de venir en Chine et de rentrer avec des nouveaux réalisateurs, sans avoir fait un travail de longue haleine. Il faut d’abord se constituer un réseau dans la durée et dans la confiance. Depuis le temps que je vais en Chine, je connais une poignée de jeunes gens, et pour être plus précise, de jeunes filles qui m’aident dans mes recherches. Il faut savoir que dans le cinéma chinois, tout passe par les femmes ! Et ce réseau d’assistantes passe lui-même par des rapports de confiance et d’amitié. Elles m’aident en me présentant des gens du milieu. En retour, car c’est une amitié qui fonctionne dans les deux sens, je leur présente des cinéastes connus. J’ai été sur les premiers tournages de Zhang Yimou et Chen Kaige et je connais pas mal de réalisateurs de la cinquième génération. J’emmène donc mes assistantes avec moi à ces rendez-vous ; en échange, elles me mettent en rapport avec des jeunes cinéastes.
Je dois aussi beaucoup à des personnes comme Zhang Xianming, qu’on appelle aussi « Franck ». Il a fait ses études à l’école de la Femis. C’est lui qui m’a présenté Hao Jie, l’auteur de Single Man. C’est un long-métrage qui a été tourné avec la famille et les voisins du jeune cinéaste dans un petit village du Hebei où il y a plus d’hommes que de femmes. Le film raconte la vie sexuelle de papys célibataires. Je l’ai d’ailleurs déjà programmé au festival de San Sebastian où les quatre papys sont venus, ce qui a fait du bruit. Alors évidemment, le fait de travailler pour des festivals m’ouvre des portes. Les jeunes réalisateurs viennent me montrer leur film en espérant être sélectionné. Il y a aussi une jeune femme qui s’appelle Liu Jie. Elle a étudié à l’institut de cinéma de Pékin, elle est écrivain. A une époque, elle a joué pour moi les intermédiaires et elle m’a présenté de nombreux jeunes réalisateurs débutants. Par exemple, Fish & Elephant, le premier film lesbien de genre, c’est elle qui m’en avait envoyé une petite cassette VHS.
Extrait du film chinois "Des jours éblouissants", réalisé par Jiang Wen (1994). (Copyright : Courtoisie Orange Sky Golden Harvest Entertainment Group)
Extrait du film chinois "Des jours éblouissants", réalisé par Jiang Wen (1994). (Copyright : Courtoisie Orange Sky Golden Harvest Entertainment Group)
Cette façon de dénicher de nouveaux réalisateurs, en travaillant avec de jeunes assistantes, a visiblement un impact sur ce panorama. C’est un programme de « jeunes » cinéastes que l’on découvre sur les écrans de la cinémathèque…
C’est en tous cas une programmation où tous les réalisateurs ont commencé leur carrière avant 1994. Bon, en même temps, certains ont plus de 50 ans quand même…
Mao disait que les femmes étaient la deuxième moitié du ciel, ici les réalisatrices représentent près d’un tiers de la programmation…
Il s’est passé quelque chose au début de ce que le parti communiste chinois appelle la « Nouvelle Chine », à savoir le début de la Chine communiste. Le gouvernement, sur le papier du moins, attachait une grande importance à l’égalité entre les hommes et les femmes. L’Institut du cinéma de Pékin a formé des réalisatrices qui ont rejoint la 4ème et même la 5ème génération de cinéastes chinois. D’ailleurs, je présente un film de jeune femme, Conjugaison d’Emily Tang, qui est le premier long-métrage chinois indépendant à aborder les événements du « Printemps de Pékin » en juin 1989 et surtout les mois qui ont suivi la répression du mouvement de Tian’anmen. D’anciens militants du mouvement, un jeune couple et leurs amis, tentent de survivre aux mois de grisaille qui ont suivi à l’hiver 1989, les mois de répression où l’on cherche les personnes qui ont disparues, où l’on essaie de survivre à la faillite de ses espoirs. Parmi les revendications de la place Tian’anmen, il y avait notamment la demande d’une libéralisation de l’économie chinoise, et c’est le seul plan où ils ont eu gain de cause.

Dans les années suivantes, la Chine s’est ouverte à l’économie de marché. Les diplômés des écoles de cinéma de 1989 ont refusé d’être envoyé dans les grands studios d’État. Beaucoup sont restés dans la clandestinité et ont demandé à des jeunes hommes d’affaires de sponsoriser leurs premiers films. C’est ce qui a marqué les débuts de la sixième génération de cinéastes chinois. Le cinéma s’est peu à peu émancipé des sources de financement étatiques et ce sont des jeunes hommes qui ont financé de jeunes hommes. Au début de la sixième génération, il n’y avait donc pas de femmes ! Et puis en 2001, il y a eu ces deux films extraordinaires, deux films de jeunes femmes. D’abord Conjugaison dont je vous ai déjà parlé. Le film a été produit par une petite boite de production à Hong Kong, ce qui lui a permis d’échapper à la censure. Ensuite est sorti Fish & Elephant de Li Yu, premier film underground chinois lesbien qui est passé dans 70 festivals. A partir de ce moment-là, on a vu éclore de nombreux films de réalisatrices.

Il faut d’ailleurs ici souligner le travail de Jia Zhangke qui a beaucoup fait pour ses consœurs. Je pense notamment à Song Fang pour Memories look at me, ou à Quan Ling pour Forgetting to know you. J’ai participé à des séminaires à Shanghai animés par Jia Zhangke, sur l’autre regard, le cinéma des femmes. Des séminaires où l’on sentait qu’il était très important que « l’autre moitié du ciel » puisse prendre la caméra et faire des films. Çà me fait penser d’ailleurs que nous avons aussi dans la programmation un film de Ying Liang intitulé The other half, « l’autre moitié ». Pour ma part, j’ai réuni 8 films de femmes sur les 30 à l’affiche, ce qui est quand même significatif de ce mouvement.

Extrait de "People mountain People sea", un film chinois de Cai Shangjun (2011). (Copyright : Aramis Films)
Extrait de "People mountain People sea", un film chinois de Cai Shangjun (2011). (Copyright : Aramis Films)
« Ce qui est important dans ce nouveau cinéma chinois, c’est ce qu’il dit sur la réalité chinoise, mais aussi la manière dont cette réalité est appréhendée. »
Deux tiers de ces films n’ont jamais été distribués dans des cinémas en France. Quels sont vos critères de sélection ?
Ce que j’ai voulu privilégier, c’est la singularité du regard. Ce qui est important dans ce nouveau cinéma chinois, c’est ce qu’il dit sur la réalité chinoise, mais aussi la manière dont cette réalité est appréhendée. Ce n’est pas de la photographie réaliste, c’est la construction d’un regard. On pense avec son corps, on pense avec son histoire personnelle, on pense avec sa sensibilité, et c’est cela qui forme le regard. Qu’on soit homme ou femme, qu’on soit tibétain ou han, peut importe. Ce qui compte, c’est ce regard.
Ces nouveaux regards sont-ils aussi pour nous une nouvelle façon d’envisager la Chine ?
Oui, mais il faut faire très attention quand on parle du nouveau cinéma chinois. Car je trouve qu’on a trop tendance à projeter ses fantasmes sur ce que c’est que la Chine et à poser un discours politique à l’occidentale sur ce cinéma. Il y a ce vieil adage : « ce qui est personnel est politique » et c’est peut-être comme ça qu’il faut envisager les choses. Voir dans le cinéma indépendant chinois un cinéma d’opposition politique est une erreur : ce qui est politique, c’est la qualité du regard. Il ne faut pas oublier que le réalisme, c’était l’idéologie de la bourgeoisie européenne du XIXème siècle pour justifier le statu quo. Ce qui m’intéresse c’est le mélange entre le réalisme et le surréalisme, c’est-à-dire que c’est un cinéma qui jette un doute sur la véracité de ce que la caméra capture. On montre des choses qui ne sont pas montrées dans le cinéma chinois. Je pense notamment à une séquence dans laquelle un homme se rend dans un salon de massage, autrement dit, il va voir les putes. Ce qui est intéressant dans cette séquence, c’est que l’un des protagonistes veut une chose et l’autre en veut une autre. Le réalisateur arrive à le montrer et cela devient un acte politique. Aucun réalisateur chinois ne va vous dire ce qu’il pense du parti communiste chinois. En revanche, tous présentent un doute sur le statu quo.
Extrait de "Single Man", un film chinois de Hao Jie (2010). (Crédit : DR)
Extrait de "Single Man", un film chinois de Hao Jie (2010). (Crédit : DR)
Un changement de regard qui s’accompagne, écrivez-vous dans le texte de présentation du cycle, d’une révolution numérique…
Les premières caméras numériques sont effectivement arrivées sur le marché chinois en 1998. Un réalisateur de documentaire en ramène une de Hong Kong, et ensuite elles vont se vendre comme des petits pains. A l’époque, les règlementations du bureau du cinéma ne s’appliquaient qu’à l’argentique, ce qui donnent un espace de liberté aux réalisateurs. En 1993, il y a une réforme des studios. Jusqu’alors ces derniers étaient les seuls à pouvoir produire des films. Comme on les a forcés à devenir rentables, certains studios ont eu l’intelligence de vendre leurs quotas de films à des société de production indépendantes qui avaient pignon sur rue. On était dans une période de flottement et quand tous ces réalisateurs se sont lancés dans la brèche du numérique, il n’y avait pas de censure. Leurs films n’existaient pas officiellement. Mais la censure n’avait rien à voir avec celle qu’on connait aujourd’hui. Depuis, le bureau du cinéma s’est bien rattrapé, il est devenu le SRAFT – l’administration d’État de la Radio, du Cinéma et de la Télévision – qui est partout, y compris sur Internet.

Mais il y a eu effectivement entre temps cette révolution numérique avec ces petites caméras qu’on peut mettre dans la poche et qui ont littéralement changé la manière de filmer et d’envisager les sujets. Fini les travellings, on marche avec sa caméra. On peut tourner n’importe où y compris dans des lieux exigus. On peut allez dans les salons de massages, dans des mines, dans des usines, dans des villages perdus de montagne, ce qui a complètement libéré les regards, justement. Vous avez parmi ces « nouvelles voix du cinéma chinois » des films en 35 mm et des films qui ont été tournés avec moins de 5000 euros. Le numérique a eu aussi cet avantage de permettre aux réalisateurs de beaucoup tourner, car cela ne coutait pas cher. Le seul problème, c’est au montage. Il y a toujours une pénurie de bons monteurs en Chine. Jia Zhangke s’était fait l’avocat de cette nouvelle technologie en disant que le numérique allait libérer le cinéma indépendant chinois. Il a aussi écrit un texte sur « l’image interdite ». Selon lui, le cinéma indépendant chinois allait pouvoir enfin montrer ces images autrefois interdites. Et la caméra numérique a, il est vrai, permis en partie de le faire. Comme vous le savez, la Chine est un chantier permanent. Avec le numérique, vous pouvez filmer ces chantiers de démolition, l’expropriation des gens et tout ce que cela entraîne pour les familles.

« Quand on filme le réel, on a souvent l’impression que ce qui est important se passe en dehors du cadre. »
Un dernier mot peut-être pour encourager les lecteurs d’Asialyst à venir voir ces « nouvelles voix du cinéma chinois »…
J’aimerais vraiment les encourager à faire des découvertes, et à venir voir ces films avec un esprit ouvert. J’ai privilégié la singularité des regards et les premiers films dans cette programmation. Il n’y a donc pas de discours unifiant. Cela a été pour moi merveilleux d’assister à l’éclosion de cette pluralité des regards et j’espère que les spectateurs ressentiront cette énergie. Et puis, le cinéma vous emmène aussi plus loin que ce qu’il y a à l’écran. Le réalisateur et photographe néerlandais, Johan van der Keuken, avait pour habitude d’expliquer que quand on filme le réel, on a toujours l’impression qu’on n’a pas cadré ce qu’il fallait. On a cette impression, disait-il, que ce qui est important est en dehors du cadre. C’est cela que vous allez découvrir avec ce cycle à la Cinémathèque. Vous allez voir ce qui est dans le cadre, comme l’ont souhaité ces réalisateurs. Mais leurs films laissent aussi à penser qu’il y a autre chose en dehors du cadre. Les spectateurs sont donc invités à rêver, à se projeter dans cet « en dehors du cadre ». Sachant que ces nouveaux discours cinématographiques sont en train de se former. Je montre ici une évolution sur quinze ans, mais le chapitre est loin d’être tourné.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

A voir

Le cycle « Nouvelles voix du cinéma chinois » est présentée à la Cinémathèque française, 51 rue de Bercy, Paris XIIème arr., jusqu’au 20 février. Pour consulter le programme, cliquez ici.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.