Néo Chengyu Cinq : Pas de nation sans cinéma. Pas de cinéma sans nation
« Parce que la nation moderne et le cinéma comme « art de masse » dominant sont tous les deux les produits d’une même évolution historique, celle de l’avènement du capitalisme industriel, qui suscite les formes d’organisation et de représentation sociales qui lui correspondent. Ce développement, qui est celui d’un rapport social, est impossible sans la découverte et la mise en œuvre massive de techniques. Et ce sont les mêmes techniques qui permettent l’existence pratique de la nation et auxquelles recourt le cinéma ».
Jean-Michel Frodon, La Projection nationale. Cinéma et nation, Paris, « Le Champ médiologique », Odile Jacob, 1998, p. 24
L’Hypothèse médiologique de Frodon
Le cinéma taïwanais relèverait-il du même principe ? Dans quelles conditions l’analogie entre projection cinématographique et projection nationale pourrait-elle s’appliquer à Taïwan ? Pour résoudre cette question, avec quelques étudiants nous avons débusqué l’un de ces animaux de l’ombre qui hantent les salles obscures où se projettent perles d’auteurs et nanars d’autrefois, Matthieu Kolatte, authentique spécimen de critique et fin connaisseur du cinéma taïwanais*.
Une projection nationale récente
À l’ère coloniale, succède la période de la loi martiale (1949-1987). Pendant les premières années de la dictature, la « terreur blanche » est bien sûr incompatible avec le cinéma. En revanche à partir de 1955, les taïwanais peuvent faire leurs propres films. L’essor de l’industrie cinématographique privée est soudaine et phénoménale.
Cape n°7 : la bonne espérance
Fort de ce succès, les réalisateurs ont commencé à semer, les stars à bourgeonner, les techniciens à prendre en main leur métier, les scénaristes à murir leurs scénarios et les investisseurs à récolter. Ainsi, les producteurs semblent avoir trouvé la formule qu’ils cherchaient depuis le début des années 2000 pour ranimer l’industrie cinématographique.
En quoi consiste cette formule ? « Depuis six ou huit ans, on assiste à une renaissance du cinéma populaire à Taïwan. Cette renaissance du cinéma – c’est là qu’on rejoint l’argument de Frodon – est centré sur un discours identitaire. C’est un discours de construction de la nation. Et cette fois-ci, il s’agit bien d’une nation taïwanaise ! » La projection nationale rejoint enfin la projection cinématographique.
Garder le cap à tout prix !
Un : « Ils représentent volontiers la période coloniale japonaise (1895-1945), sentie comme le creuset de l’identité taïwanaise, l’élément culturel qui permet à Taïwan de se distinguer de la Chine. Ou encore la période de démocratisation des années 90. Mais ce qui est étonnant, c’est qu’aucun d’eux n’aborde la période de la loi martiale. C’est une parenthèse dans l’histoire de Taïwan. Un blanc total ».
Deux : « Taïwan se présente systématiquement comme une nation multiculturelle et multiethnique. Or cette image de la diversité est en partie contestable. Taïwan est, à ne pas douter, une île peuplée d’ethnies (communauté des Hakkas, Taïwanais dits « de souche », Continentaux de la déroute de 1949, Aborigènes) avec des langues et des traditions différentes. Mais c’est un pays unifié grâce à un système d’éducation uniformisé qui impose notamment l’usage du mandarin au détriment des autres langues. Plus ennuyeux encore. Certes la nation Taïwanaise se caractérise par sa diversité mais certains groupes culturels ne sont pas représentés. On ne voit jamais de Taïwanais identifiés comme descendants de l’immigration de 1949, ceux qu’on appelait autrefois les waishengren (外生人), les « continentaux ». Ils représenteraient 12 % de la population. Autres groupes absents : les nouveaux immigrés venus principalement de Chine et d’Asie du Sud-Est. Ils sont loin pourtant d’être négligeables dans le paysage de la nation – 5% de « nouveaux immigrés » constitués pour une moitié de conjoints de Taïwanais et pour l’autre de travailleurs venus d’Asie du sud-est (Sources : Bureau de l’immigration) ».
Aura nationale, « soft power » et néo-chengyu
Évidemment, il y a un os : le marché est protégé, la censure règne. Une identité trop marquée de l’île réveillerait aussitôt les autorités de Pékin qui interdiraient toute projection. « Certains réalisateurs ont pourtant trouvé des moyens intelligents de contourner cette censure. Love (愛), réalisé par Niu Cheng Ze (鈕承澤) et sortie en 2012 a conquis le marché chinois parce qu’au fond, l’image glamour de Taïwan que présente le film ne dérange pas la censure de Pékin. L’histoire se passe dans deux villes. Taipei : un quartier chic et moderne (Xin-yi : 信義區), voitures de luxe et top modèles. Pékin : un gros village avec des gens sympathiques mais mal dégrossis. Les Chinois en redemandent ! ».
Il semblerait que la formule retenue pour entrer sur le marché chinois consiste à créer un rêve taïwanais, sorte de modèle social qui pourrait correspondre à ce concept de projection nationale dont parle Jean-Michel Frodon.
Auquel cas, ce concept médiologique mérite d’être converti en néo-chengyu : 影國相依, Pas de nation sans cinéma. Pas de cinéma sans nation !
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