Culture
Témoin - Un médiologue à Taïwan

 

Néo chengyu Trois : Un shanshui urbain

Montage d'Urban Sketcher pour Asialyst.
Montage d'Urban Sketcher pour Asialyst. (Crédit : Urban Sketcher).

« Le véritable acte de naissance du « village global » audiovisuel décrit – dans un autre contexte – par Marshall MacLuhan dès les années 1960 est l’effondrement, le 11 septembre 2001, des tours du World Trade Center à New York, attaquées par des terroristes d’Al Qaida ».
Frédéric Barbier, Catherine Bertho-Lavenir, Histoire des médias. De Diderot à Internet, Paris, Armand Colin, 2009, p. 291.

Carton Chen – alias 陳文盛 – je l’ai rencontré par hasard dans une exposition de gravures organisée par l’atelier de sérigraphies Tsubaki, l’an passé. C’est alors que j’ai appris qu’il était co-fondateur des Urban sketchers.

Comme c’est étrange : j’ai une bonne amie qui est membre active de l’association à Madrid et, en quelque sorte, militante de la première heure. Ça fait longtemps qu’elle m’en parle, à moi, qui fréquemment m’adonne au plaisir du croquis d’après nature et qui n’attends, depuis, qu’une bonne occasion pour participer aux événements. Et voilà que je tombe sur le fondateur de la branche des Urban sketchers de Taipei ! Le phénomène mérite attention.

C’est en 2008, que le journaliste et dessinateur Gabriel Campanorio qui chronique pour le magazine américain Seattle Time, crée un compte Flickr pour mettre ses croquis en ligne. Il prend conscience qu’il n’est pas le seul à publier ses dessins sur le Web et décide de fédérer cette pratique sur un blog commun, ouvert à une centaine d’artistes à travers le monde, lequel blog est très vite hautement fréquenté. Fort de ce succès, des portails interactifs (Flickr, Facebook) reproduisent le modèle et accueillent un nombre croissant et illimité de dessinateurs.

Parallèlement, sont organisées des rencontres entre « dessinateurs de rue » qui chaque fois créent l’événement. Des centaines d’amateurs et de professionnels du dessin se déplacent. L’association se répand comme une trainée de poudre ou, mieux, comme le trait de pinceau éclair d’un calligraphe sur la surface d’un papier de soie… Bref, elle s’est répandue dans le monde entier en très peu de temps, si bien que maintenant, elle existe dans plus d’une cinquantaine de pays et rassemble plusieurs milliers de dessinateurs de par le monde.

À Taïwan, l’association existe officiellement depuis 2011. Ce n’est pas anodin qu’à l’heure d’Internet, de la photo numérique, des réseaux sociaux, des milliers de types se rassemblent à travers le monde pour faire des crobards, vous ne trouvez pas ? Qu’est-ce qui justifie cette pratique à contre-courant ? N’est-ce pas également étrange qu’à Taïwan, pays de culture chinoise, qui enseigne et pratique encore les trois grands genres de la peinture classique (山水 « paysage », 人物 « portraits » et 花鳥 « fleurs et oiseaux »), soudain, le croquis in situ, le dessin sur le motif, directement issu de la tradition picturale occidentale, par ailleurs tombé en désuétude, prenne soudain une telle importance ?

J’avais pensé traiter le sujet dans la série précédente puisque je m’amusais à mixer interviews, croquis, poème, pour faire des « haïkus radiophoniques » comme autant de « traits d’humanité ». Je me serais inspiré directement de Roland Barthes et çela aurait été une manière originale d’appliquer sa sémiologie de l’urbanisme au cas de Taipei. Cela aurait été surtout une bonne méthode pour transmettre aux étudiants un intérêt pour l’aptitude de la critique littéraire à lire le monde…

Malheureusement, Carton Chen était aux Etats-Unis et l’entretien ne s’est pas fait. Qu’à cela ne tienne, voir le phénomène sous l’angle de la médiologie n’est pas non plus sans intérêt. Il se trouve que les Urbans sketchers vérifient au moins deux des axiomes formulés par Marshall MacLuhan, lesquels justifient en partie la médiologie. Bon. Voyons d’un peu plus près le tableau.

Un Urban sketchers à Taïwan

Même s’il pratique depuis tout petit, Carton Chen n’est pas artiste de formation, son job, c’est la génétique microbienne. Après un doctorat aux Etats-Unis, il rentre à Taïwan en 1981, travaille d’abord pour le groupe pharmaceutique Eurofins Pharma Discovery Services (汎球藥理研究所) puis prend un poste d’enseignant à l’Université Nationale Yang-Ming (國立陽明大學).

Sa formation de biologiste ne lui permet pas vraiment d’exercer ses talents de dessinateur. Il a bien dû autrefois dessiner quelques schémas de coupe de cellule mais les planches de dessins naturalistes ont été remplacées depuis belle lurette par la photographie et l’imagerie numérique. C’est pendant son temps libre qu’il pratique le croquis, pour « tuer le temps » comme il dit. Ce qui lui plaît dans le croquis (su xie – 速寫, littéralement le « trait rapide »), c’est son instantanéité, la capacité d’exprimer dans l’instant son émotion au contact du monde. Peu importe l’habileté du tracé, l’important c’est l’immédiateté et le partage dans la foulée. Pas de doute, il avait le profil pour être enfiévré par l’esprit des Urban sketchers.

Avec son ami Liu Wen-xiang (劉文祥), il y a 4 ans (le 19 mars 2012), l’idée leur vient de fonder leur propre antenne. Zhuang Jia-qiang (莊嘉強), un des fondateurs de Urban sketchers – Penang (速寫‧ 檳城) en Malaisie, les encourage dans leur projet. L’association compte aujourd’hui 18 000 membres. Chaque mois, elle organise une activité de dessin « sur le vif », qui regroupe chaque fois cent à deux cents participants. Chaque année, a lieu également une exposition à Bo Pi-liao (剝皮寮) dans le quartier de Wan hua (萬華). La première fois, une cinquantaine de personnes ont exposé. La troisième fois, il y en avait 120. Il y avait affluence.

Néo Chengyu trois (1ère partie) : un sanshui urbain
Le phénomène des Urban sketchers correspond à une tendance qui est directement liée à l’existence d’Internet. On est loin du flâneur baudelairien, qui tire satisfaction de ressentir la solitude dans la foule de la grande ville…
Carton Chen est catégorique : « sans les réseaux sociaux, il serait impossible d’organiser de telles activités, ni de partager les productions des uns et des autres. Tout se fait en ligne. Facebook pour les annonces et les échanges, Youtube pour les vidéos de démonstrations ».
À l’écouter, on se demande si les Urban sketchers n’incarnent pas un peu la vieille utopie des citoyens du monde, ou si, dans une logique moins féérique, ils ne représentent pas un cas de figure singulier du « village global ». Ils exemplarisent le fameux axiome médiologique de Marshall MacLuhan selon lequel les nouveaux médias (à l’époque, sa théorie s’appliquait à l’avènement de la télévision), en favorisant la communication, rapprochent les hommes les uns des autres, abolissent les distances au point de créer un immense village à l’échelle planétaire.

Ce que Carton Chen nous confirme d’ailleurs quand il nous confie qu’il n’apprécie pas tellement l’appellation « urban sketcher », il lui préfère le terme de « village sketchers » ! Il est vrai qu’il ne pensait pas tellement à Marshall MacLuhan quand il disait : « Peut-être qu’à Seattle, on ne dessine que la ville. Il n’y a pas de village, je crois… Mais à Taïwan, on dessine aussi les villages. C’est aussi très bien pour faire des croquis. Même si le principe du terme « urban » signifie seulement la ville, je pense qu’il faut avoir un peu de souplesse. A Yi-lan (宜蘭) par exemple, on a des scènes de campagne et nous pouvons profiter de ces ressources ».

Ce qui est fascinant dans tout ça n’est pas tellement le concept de MacLuhan qui a été largement exploité mais le fait qu’il s’applique aussi à l’art du croquis… qu’il montre par exemple la supériorité du dessin sur la photographie pour créer du lien ! « La dernière fois, j’ai dessiné dans le restaurant où nous sommes. La serveuse, ayant vu que j’étais en train de dessiner, est venue en me présentant l’addition avec ostentation. C’était étrange car, ici, on paye l’addition à la sortie. Je me suis rendu compte qu’elle voulait simplement voir mon dessin. Je lui ai montré ainsi mon travail et elle était contente ».

« Il n’est pas rare qu’on me demande aussi : « Je peux prendre une photo de votre dessin ? » Le comble. Les plus intéressants sont les enfants, surtout quand ils viennent me voir. Ils aiment bien me regarder dessiner. Parfois, je donne un papier et un crayon aux enfants en leur disant : « Tiens ! Tu veux dessiner quelque chose ? » Et les enfants se mettent à dessiner.

Très souvent, on me dit : « Comme tu dessines bien ! Quand as-tu commencé ce métier de dessinateur ? » ou bien « Quand avez-vous appris à dessiner ? » Je leur réponds toujours : « J’ai commencé à dessiner en même temps que vous ! » Ce que je veux dire, c’est que quand nous étions petits, nous aimions tous dessiner, il y a très peu d’enfants qui n’aiment pas. Quand nos parents nous donnaient une feuille, on dessinait n’importe quoi. Beaucoup de gens savent dessiner. Ils s’arrêtent pour je ne sais quelle raison ».

Il est dommage d’abandonner le dessin. D’autant plus dommage que c’est une pratique qui fait lien. Et ce lien peut être décuplé grâce à Internet. La preuve : les Urban sketchers mettent un peu de couleurs sur les murs du vieux concept de village globalisé.

Jingle urbain

Il est une autre formule prophétique que l’on doit à Marshall MacLuhan et qui pourrait s’appliquer au cas des Urban sketcher mais celle-là est plus difficile à avaler : « the medium is the message ».

Pour Carton Chen, il est tout à fait superflu de savoir dessiner pour faire partie des Urban sketchers : « La plupart d’entre nous n’est pas spécialiste. La pratique du dessin s’adresse à tout le monde. Nous promouvons ces activités pour que les amateurs, les enfants, les vieillards, les femmes au foyer, etc., puissent y participer. À mon avis, peindre ou faire des croquis, c’est comme aller au karaoké aujourd’hui ».

D’aucun verrait la comparaison dégradante, pour Carton Chen, elle ne l’est pas – le karaoké est une activité valorisée à Taiwan. « Autrefois, personne n’osait vraiment chanter car ceux qui chantaient étaient des chanteurs professionnels, mais de nos jours, nous pouvons tous aller au karaoké, non ? Peindre aussi, tout le monde devrait essayer, il ne faut pas avoir peur. Vous chantez au karaoké, personne ne vous critique, vous peignez, c’est pareil, l’important c’est d’être heureux. »

Néo Chengyu trois (2nd partie) : un sanshui urbain
Peu importe que les Urban sketchers soient en fait les héritiers des aquarellistes du XVIIIème et que le concept ne soit qu’une manière de faire du neuf avec du vieux… Selon Carton Chen, ce qui importe n’est pas la qualité de ce qui se dessine, mais le regroupement fréquent d’un nombre conséquent de personnes qui partagent un certain plaisir à faire société.

Trois critères sont nécessaires pour que ça fonctionne : « Les lieux que nous choisissons doivent être intéressants et comporter une trace humaine. Il faut ensuite que les lieux soient accessibles en transport. Enfin, il vaut mieux qu’il y ait un espace qui nous permette de nous abriter de la pluie parce que nous décidons souvent du lieu un mois avant et nous ignorons s’il va pleuvoir ou non le jour J. Les sources chaudes de Beitou (北投), le pont suspendu de Bitan (碧潭) à Xindian, la gare de Yilan (宜蘭), la rue Chifeng (赤峰), Treasure Hill (寶藏巖,), le quartier historique de Bopiliao (剝皮寮), remplissent ces critères. À la fin de l’activité, nous nous rassemblons, nous mettons nos dessins par terre et nous nous échangeons les dessins. Pour cela, nous avons besoin d’un espace abrité de la pluie. »

Ce qui permet de mettre sur pied cette organisation – Carton Chen est assez clair – ce sont les réseaux. Autrement dit, le medium est plus important que le message qu’il véhicule. « The medium is the message » pourrait d’ailleurs faire un bon chengyu (成語) – ce que suggère par ailleurs ce commentaire de Debray : « La forme abrégée du jingle, avec ses allitérations et sa scansion – selon le vieux procédé mnémonique du vers bien tapé – s’est frayé une voie dans le brouhaha général. Reprise facile. Dans toutes les langues. La frappe véhiculaire a bien donné force de refrain planétaire, devise ou proverbe, à ce qui aurait pu, ou dû, se perdre dans les sables » (Introduction à la médiologie, p. 34).

Les Urban sketchers comptent aussi dans leur rang des « spécialistes du dessin » si l’on veut – des peintres, des designers ou des architectes. Ceux-ci avaient beau avoir fait du dessin leur profession, il leur a fallu atteindre de rejoindre l’association pour se remettre vraiment à dessiner, à dessiner pour dessiner, à retrouver le goût du dessin. Carton Chen dessine la plupart du temps des choses très banales, un chien, un chat, un arbre, une paysage urbain…

Pourquoi il dessine ? « Pour tuer le temps ». Cette réplique lourde d’enseignement me laisse songeur. Je sens poindre la frappe véhiculaire d’un néo chengyu (新成語) qui pourrait se formuler ainsi : 城市山水殺時間 – un shanshui urbain peut tuer le temps.

Remerciements pour leurs contributions à Élisabeth (熊心沂) et Angélique (金 煜婕) ; à David (何俊宏) et à Régine (劉書宓).

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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