Culture
Témoin - Un médiologue à Taïwan

 

Néo chengyu Deux : 101 publications par jour

Le manguier de Sonnentor.
Le manguier de Sonnentor. (Crédit : Ivan Gros).

« Les proverbes, pourrait-on dire, sont les ruines qui marquent l’emplacement d’anciens récits, et dans lesquelles une morale s’enroule autour d’une posture comme du lierre autour d’un pan de mur.  »
Walter Benjamin, « le conteur », Oeuvres III, Paris, Gallimard, p. 150.

Si la pensée de Régis Debray donne un peu le vertige, c’est qu’elle est hautement terre à terre. Elle fait du vol philosophique au ras des pâquerettes un art de haute voltige. Moins d’abstraction peut-être mais plus de force d’attraction. Si bien qu’on ne sait plus vraiment si cette pensée s’apparente à de la philosophie…
Les professeurs de philosophie que j’ai pu côtoyer ont tendance à le snober rudement, comme se méprise ces philosophes médiatiques dont l’engagement est inversement proportionnel à la mise en scène narcissique de leur parole. Ils font une moue dubitative en se demandant : « Est-ce qu’il va rester ? »

Laissons de côté les polémiques oiseuses, les « saintes colères » et le vedettariat dont il n’est pas forcément responsable. Pour ma part, je me laisse volontiers séduire par l’idée de la médiologie. Debray a fondé une méthodologie hybride et savante avec l’appui de nombreuses compétences : des historiens (Catherine Bertho Lavenir), des philosophes (Daniel Bougnoux), des scientifiques (Monique Sicard), des chercheurs en tout genre (Jean-Michel Frodon), etc.
Cela garantit à mon engouement de n’être pas pur délire. Il a institué une méthode qui consiste à articuler singulièrement savoir, production technique et institution et c’est celle que je vais tenter d’appliquer pour rédiger cette série dont voici le deuxième volet.

Lettres (de Taiwan) et le temps (des librairies)

En terme de médiologie, « l’histoire du livre fait figure de parabole », écrit Debray. C’est pourquoi, quand nous avons rencontré Pierre-Yves Baubry à la Foire du livre de Taïwan en mars dernier, nous avons flairé le bon client.
Hormis son travail de journaliste, celui-ci anime depuis 2013 un blog intitulé Lettres de Taiwan, ce qui lui a valu d’être contacté, lors de la Foire du livre à Taipeï en 2015, par le BIEF (Bureau International de l’Édition Française) pour rédiger un rapport sur le secteur de l’édition à Taïwan. Pour ces deux raisons – le blog et le rapport – il était susceptible d’apporter des informations propres à satisfaire notre curiosité médiologique.

Son analyse du secteur éditorial est à ce titre exemplaire. Avec plus de 41 000 titres publiés en 2014, Taïwan est un phare dans la zone Asie-Pacifique. La foire du livre de Taipeï est tout simplement la plus importante d’Asie… À la différence du Japon et de la Corée qui ont aussi une activité éditoriale importante, Taïwan publie la majorité de ses titres en mandarin, si bien que les maisons d’édition taïwanaises attirent vers elles des auteurs sinophones étrangers qui ne peuvent publier dans leur propre pays pour des raisons de censure. Et cela ne concerne pas seulement des auteurs venant de Chine mais également de Singapour, de Malaisie ou bien encore des auteurs qui sont revenus d’exil après la fin de la loi martiale à Taïwan.

Pierre-Yves Baubry souligne donc un point important : la vitalité du secteur ne provient pas pour le moment de la compétence commerciale à exporter de Taïwan, car l’essentiel des publications est tournée vers le marché intérieur. Ce constat est possible notamment par l’observation des cessions de droit nécessaires pour vendre ou acheter un titre à l’étranger. Ce pouvoir d’attraction, Taïwan le doit donc essentiellement au régime démocratique qui garantit la liberté d’expression et qui remonte aux années 80. Voilà une belle démonstration de l’adage de Françoise Gaillard selon lequel « la liberté est directement proportionnelle à la consommation de papier » (« Pulp Story ou Balzac médiologue », Cahiers de médiologie, n°4).
La fin de la loi martiale (1987) coïncide en effet avec la création d’un grand nombre de maisons d’édition, même si certaines ont eu une espérance de vie très courte (publication parfois d’un ou deux titres seulement). Pendant cette période d’effervescence, le secteur se dote de lois relatives au droit d’auteur qui garantit le bon fonctionnement du secteur. Pour qui craint que les lois de l’économie et du commerce prévalent toujours sur le politique, cet exemple donne à réfléchir !

De ce point de vue le raisonnement de Pierre-Yves Baubry résiste au pessimisme ambiant : certes on peut déplorer la chute des ventes dans les domaines de la fiction mais on peut aussi se réjouir de la recrudescence d’intérêt pour celui des sciences humaines qui témoigne d’un intérêt croissant des jeunes pour les questions sociales et politiques. Pour preuve la traduction et la publication récente de trois volumes de Bourdieu par le groupe Cité (Cité media holding group).
Même si les ventes de fiction ont baissé et si on peut incriminer, comme partout ailleurs, l’arrivée des smartphone et autres avatars technologiques produits de notre vidéosphère, remettre les pratiques de lecture dans le contexte historique taïwanais relativise ce fatalisme.

Sous le régime de Chiang Kai-shek, il existait tout un catalogue classique de titres issus de la scène littéraire chinoise. Puis dans les années 70, le marché a commencé à se modifier. Les maisons d’édition se sont mises à traduire en masse la littérature américaine, d’abord « clandestinement » puis, à partir des années 90, légalement. Le secteur éditorial s’est doté de lois imposant le respect du droit d’auteurs. Aujourd’hui, la publication des best-sellers américains ne garantit plus la vente.
Le lectorat taïwanais se tourne principalement vers des auteurs japonais et coréens, culturellement plus proches. Taïwan traduit aussi en moyenne 200 à 300 titres par an d’ouvrages français dont 10 % de littérature. Pour l’essentiel, des classiques (Hugo, Camus), des succès commerciaux (Musso, Barbéry), les Goncourt et les Nobel récents (Le Clezio, Modiano), et quelques auteurs plus confidentiels.

Dessin Taïwan Chengyu Livres 1 (Crédit : Ivan Gros).
(Crédit : Ivan Gros).
Il est vrai que le secteur éditorial globalement est en perte de vitesse, que le chiffre des ventes a beaucoup baissé, qu’un tiers des librairies au cours des dix dernières années ont fermé leurs portes, parmi lesquelles les petites librairies indépendantes (autour des universités notamment) qui suivent un modèle classique et qui n’ont pas pu s’adapter à l’évolution du marché et des ventes, ni se diversifier comme l’ont fait les gros réseaux (telle la librairie Eslite). Cette chute est due comme partout ailleurs à l’apparition de nouveaux canaux de distribution. La situation est aggravée, si l’on veut, par des particularismes locaux. La vente en ligne (30 % des ventes) s’appuie sur les commerces de proximité et permet au client d’aller chercher son livre au 7/11.
Il n’empêche, le nombre de livres publiés par an et par personne reste un des plus élevés au monde !

La production reste considérable et ce n’est d’ailleurs pas sans poser de problème de stockage… Comment s’y prend Taïwan pour stocker une telle masse de papier ? La durée de vie d’un titre sur les présentoirs des librairies est très courte (un mois pour une fiction, quelques mois pour un essai). Bizarrement le livre numérique ne semble pas être la réponse proposée à ce problème de stockage. C’est d’autant plus paradoxal que Taïwan est à la pointe dans le secteur de l’informatique et que l’espace de stockage est limité. La maison Yuan Liou a bien tenté de commercialiser une liseuse mais l’essai n’a pas été concluant. Les maisons d’édition ont opté pour le modèle plus réactif de la réimpression. On édite peu d’exemplaires et on réédite à la demande.

Les maisons d’éditions achètent beaucoup de titres mais vendent peu. Cela signifie d’une part que l’activité de traductions est très importante et d’autre part que les auteurs taïwanais sont peu valorisés sur la scène internationale. Le gouvernement conscient de ce handicap a mis en place des formations pour aider les éditeurs à savoir vendre.
Cas particulier : il y a eu un engouement des maisons d’édition françaises pour les romans taïwanais dans les années 2000 mais il s’est un peu tari. Là encore, pas de fatalisme ! Que L’Asiathèque ouvre une nouvelle collection « Taiwan fiction » signale un possible revirement de la tendance.

Pour Pierre-Yves Baubry, si les maisons d’édition boudent la production nationale, cela tient aussi aux Taïwanais eux-mêmes qui ne connaissent pas leur propre littérature et ne valorisent pas leur patrimoine littéraire. Il s’étonne à ce propos de mieux connaître la littérature taïwanaise que certains de ses proches natifs de Taïwan. Au cours d’un entretien, Li Ang (李昂), auteure de La Femme du boucher, (Seuil, 1980), lui a confié par exemple que c’est aux Etats-Unis qu’elle avait découvert l’existence de son compatriote, Zhong Li-he (鍾理和), romancier (1915-1960) qui écrivait pendant l’occupation japonaise. C’est un comble qui est significatif. Certains auteurs qui ont connu la domination japonaise, ont dû réapprendre dans les années 50 à écrire en mandarin, dans une langue qu’ils parlaient peut-être mais ne savaient pas écrire. Il y a de cela vingt ans, on polémiquait aussi pour savoir si certains écrivains devaient être considérés comme « continentaux » ou comme « taïwanais ».

Or ces polémiques ont disparu car la « taïwanitude » des écrivains s’est peu à peu imposée à mesure que les Taïwanais prenaient conscience qu’ils formaient une nation distincte de la Chine. Autrement dit, la « littérature taiwanaise » identifiée comme telle est un phénomène récent et encore en devenir.

Pas de littérature taïwanaise sans reconnaissance à l’échelle nationale. D’où le soutien du ministère de la culture en faveur de l’activité éditoriale, des petites librairies indépendantes et de la pratique de la lecture. L’étude forcenée dans les buxiban (soit des écoles particulières privées) et la préparation des concours ont tendance à détourner les lycéens de la lecture. Ceux-ci méconnaissent les classiques de la littérature chinoise et taïwanaise. Pour inciter les jeunes à lire, le ministère a proposé une initiative que d’aucuns jugeraient paradoxale, il a financé la création d’un feuilleton télévisé : Les voies de la providence gouvernementale sont décidément impénétrables… À y regarder de plus près, la démarche est loin d’être insensée… La série est un gros succès !
La particularité de ce drama est qu’il prend pour décor de ses intrigues sentimentales, des librairies taïwanaises. Tantôt glamour, tantôt hipster, tantôt rétro, chaque épisode met l’accent sur le charme de ces petites librairies qui correspond à l’émergence du secteur du livre d’occasion (plus de 180 librairies d’occasion à Taïwan).

Chaque épisode est suivi d’une pastille de 3 minutes dont la réalisation a été confiée à Hou Chi-jan (侯季然), jeune réalisateur plutôt tourné vers le soap opera et la promotion de chanteurs à succès. Cette série de 40 mini documentaires, « la Poésie des librairies » (書店­裡的影像詩), représente à chaque fois le portrait d’un libraire et l’histoire de sa librairie.
Une librairie à Yilan tenue par des agriculteurs propose d’échanger légumes contre livres, une autre à Taitung s’est logée dans une auberge de jeunesse, une autre encore à Hualien, la « Librairie du temps », est peuplée essentiellement par des chats, une autre à Daan construit autour d’un manguier centenaire – Escents Bookstore (伊聖詩私房書櫃), etc.
Pierre-Yves Baubry s’est mis en tête de faire traduire la série de documentaires en français par des traducteurs volontaires que le projet passionne. Les candidats à la traduction ne manquent pas. Le documentaire est quasi intégralement diffusé sur son blog Lettres de Taiwan. Ce blog, par les rubriques qu’il propose (auteurs, traducteurs, éditeurs, libraires) montre en soi l’interdépendance généralement sous-estimée du medium (les métiers livre) et du message (les écrivains).

dessin Taïwan Chengyu livres 2 (Crédit : Ivan Gros).
(Crédit : Ivan Gros).

Le néo chengyu et l’expérience communicable

Dans un passage célèbre du « conteur », Walter Benjamin considère que la société moderne a beau gagner en vitesse, elle perd la fonction fondamentale de formuler une sagesse commune à travers contes et proverbes.
Le conte a été remplacé selon lui par le roman. On a remplacé le conteur par le journaliste et la sagesse morale par l’information. Le progrès technique s’accompagne d’une capacité à satisfaire ses désirs immédiats et la communication règne au détriment de la transmission. Il en résulte que la société moderne est « pauvre en expériences communicables ». La culture chinoise – et Taïwan s’est longtemps vanté d’en être le garant – a préservé plus longtemps ce patrimoine littéraire et culturel à travers notamment la pratique des chengyu qui s’enseignent encore sur les bancs des écoles.
En adoptant la méthode des médiologues, sans doute fait-on baisser la valeur d’information de notre reportage, mais peut-être retrouve-t-on un peu de cette expérience communicable… S’il fallait finalement condenser le propos de Pierre-Yves Baubry pour en isoler la quintessence et le restituer sous forme de néo chengyu, on obtiendrait la séquence suivante : 一日千題,民主自由 – 101 publications par jour fait croître la démocratie.
Remerciements pour leurs contributions à Élisabeth (熊心沂) et Angélique (金 煜婕) ; à David (何俊宏) et à Régine (劉書宓).

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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