Culture
Témoin - Un médiologue à Taiwan

 

Néo chengyu Un : Surfer sur le fengshui

Dialectique de Da-an
Dialectique de Da-an (Crédit : Ivan gros).

« Un sémiologue s’attachera en priorité au signifié graphique, ou au jeu des signifiants; un médiologue, à la procédure d’inscription, ainsi qu’à l’outil et au matériau utilisés. »

Régis DEBRAY, Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, p. 26

De la sémiologie à la médiologie…

À l’automne dernier, pour faire le jeu d’Asialyst, je m’étais autoproclamé « sémiologue à Taiwan ». Changement de perspective et de méthode pour ce nouveau cycle, j’endosse maintenant un costume de saison plus printanier, celui de « médiologue ».

Les deux disciplines transversales se ressemblent. L’une considère que tout est signe et peut s’analyser comme un langage ; l’autre que toute information est véhiculée par un medium et que si l’on veut connaître une culture, une pensée, une idée, il faut d’abord analyser les institutions et comprendre les techniques qui ont permis sa transmission : « tout est message si l’on veut, des stimuli naturels aux stimuli sociaux, ou des signaux aux signes – mais tout ne fait pas héritage » écrit Régis Debray en se démarquant de la sémiologie (Introduction à la médiologie, Paris, PUF, 2000, p. 17).

Pour le médiologue, la ville par exemple, avec ses édifices en tout genre, ses parcs, ses places, ses artères, n’est pas seulement un « discours » architectural, un système de signes qu’il s’agit de décrypter, c’est aussi un patrimoine qui est le produit d’institutions (OM : Organisation Matérialisée) et de connaissances techniques (MO : Matière Ouvragée) qui pèsent sur l’existence des formes esthétiques et culturelles.

Comment prendre conscience de cette inscription de l’art dans la médiasphère urbaine sinon en rencontrant un architecte chevronné tel que Frédéric Chevassus, qui est aussi un grand passionné d’urbanisme ? Voilà vingt-cinq ans qu’il a installé son agence Sounda Design à Taiwan. Il nous fait profiter de son expérience.

Un architecte à Taiwan

Un architecte, c’est un designer, au sens américain du terme, ça fait des plans, ça dessine. Mais l’architecture n’est pas une simple projection de l’imagination et pour analyser le paysage urbain, il faut prendre en compte une série de facteurs (économie, législation, technologie, culture) dont l’ordre varie selon les pays.
À Taïwan, c’est le facteur économique qui a longtemps prévalu. L’immobilier était le premier moyen d’enrichissement (attribution des terrains, possibilité de construction). La législation quant à elle est restée pauvre et très peu structurée, ce qui explique une relative anarchie de l’habitat… En revanche, la technologie – contrairement aux critiques malveillantes – est très fiable car les permis de construire reposent sur un permis de structure délivré notamment par l’association des architectes (台灣建築師公會) qui offrent d’excellentes garanties dans un pays soumis régulièrement à des secousses sismiques. Quant à la culture et l’histoire, elle a contribué à façonner la ville aussi sûrement que le coffrage du maçon à mouler un mur en béton armé.
dessin surfeur (Crédit : Ivan Gros)
(Crédit : Ivan Gros)
Entrons un peu dans le détail. Le milieu de la construction et de l’immobilier n’est pas d’emblée celui des esthètes et des philanthropes. A Taïwan, les agences ont l’habitude de se revendre les appartements pour faire monter le prix du ping – soit l’unité de mesure héritée de la période japonaise correspondant à la superficie d’un tatami.

Les promoteurs s’arrangent pour obtenir un bon coefficient du sol, faire un immeuble de quinze étages et assurer un maximum de plus-value. Résultat de cet art de la bulle immobilière : des blocs résidentiels de haut-standings, surprotégés, sans boutiques alentour, sortes de Fort Alamo verticaux qui bousillent la vie des îlots du quartier… À ce sens sinistre des affaires, il faut ajouter que la morphologie de la ville illustre la prise de conscience tardive d’une grande part des Taïwanais (dits « 外省人 » wai sheng ren) que leur présence sur l’île était pérenne. Les matériaux de construction, à l’époque de la loi martiale, n’avaient pas vocation à durer.

Cette logique économique est justifiée en partie par la législation qui n’impose pas de DTU (Document Technique Unifié) comme en France. Il n’y a pas non plus d’obligation d’assurance. Ceci explique par exemple que le carrelage bon marché qui tapisse les façades de nombreuses bâtisses ait tendance à se décoller et à provoquer des accidents…C’est la raison pour laquelle Frédéric Chevassus, explique-t-il, a préféré faire de l’architecture d’intérieur. Ça évite d’être confronté à des problèmes de responsabilité trop lourds.

Tandis qu’en France l’encadrement juridique est très développé, à Taïwan il est presque inexistant. Si bien que le rapport à la mitoyenneté n’est pas le même. On peut facilement regarder chez le voisin. S’il y a corruption, ce n’est pas au sens de « dessous de table » mais plutôt d’«arrangements à l’amiable» car elle est essentiellement liée à l’absence de repères juridiques…
C’est un état d’esprit qui date de la loi martiale.
Le cadastre n’étant pas remembré, il faut obtenir de nombreux permis de construire pour assembler des parcelles constructibles. Aussi l’architecte est-il particulièrement attentif au rapport entre cadastre et architecture.

Dans les campagnes, certaines parcelles ont été rachetées et transformées en terrain à construire. Si bien qu’il est fréquent d’observer des bâtiments épousant l’ancienne parcelle de rizière, profonde d’une trentaine de mètres de profondeur mais large seulement de 4 ou 5 mètres.
Dans les villes, la lisibilité est moins évidente, car les constructeurs ont cherché à réunir les parcelles pour augmenter leur coefficient d’occupation du sol. Il y a malgré tout des phénomènes insolites. En vingt ans, l’espace urbain a été multiplié par deux ou par trois. La ville a envahi progressivement la campagne, détruisant sans vergogne de vénérables édifices mais pas toujours les arbres qu’on répugne à couper. Si bien qu’il n’est pas rare de rencontrer un palmier anachronique dans le paysage urbain.

Les portes d’entrée et de sortie des établissements sont polarisées en tigre et dragon, figures associées à des valeurs de protection principalement.
Taipei est très fonctionnelle en apparence, militaire pourrait-on dire. Et pourtant, c’est à la fois une ville-damier et une ville-Casbah. Même si l’architecture de la ville n’est pas grandiloquente, elle ne manque pas de sensualité. S’il n’y a pas de DTU, en revanche, on requiert un dossier de dessins très complet pour décrire chaque élément du bâti à construire. Contrairement à la France très laïque, Taïwan est une société très religieuse. Il faut prendre en compte un cahier des charges dont une partie des données est établie par un maître de fengshui (風水), souvent mieux rémunéré que l’architecte lui-même. Dans un chantier de démolition, on fait d’abord appel à lui pour éloigner les esprits. Par exemple, une salle de conférence ne peut être du côté du tigre, pour éviter la discorde.

La présence japonaise est également culturellement très marquée. Quoiqu’il faille souvent la passer sous silence, il suffit de feuilleter les pages des magazines d’architecture pour s’en rendre compte. La pièce aux tatamis est très fréquente dans les intérieurs cossus. La culture bien sûr ne suffit pas à expliquer l’inscription dans le paysage urbain. Il faut une combinaison institutionnelle. Si certains bâtiments japonais ont subsisté, c’est parce qu’une loi, encore en vigueur a imposé la sauvegarde des bâtiments japonais dans les années 80 (comme la loi sur la protection du patrimoine culturelle de 1982 : 文化資產保存法.). À ce moment l’identité taïwanaise passait par la reconnaissance du patrimoine japonais comme en témoigne la préservation de l’auditorium de l’université Shi-da (師大大學小禮堂).

La « poésie patrimoniale » et le néo chengyu

Pour combler notre attente de médiologue, on ne pouvait donc pas trouver mieux que cette rencontre avec un architecte, fin connaisseur de Taïwan.
Mais l’architecture n’est pas le seul medium susceptible d’inscrire durablement dans la roche les pensées et les traditions. Un medium peut être parfaitement immatériel. Un poème par exemple, s’inscrit tout aussi bien dans une forme, modelée grâce à une métrique, véhiculée sur toutes sortes de supports mémoriels et enfin institutionnalisée.
dessins surfeur (Crédit : Ivan Gros)
(Crédit : Ivan Gros)
On peut considérer la tradition des chengyu (成語) comme une forme typique de « poésie patrimoniale » dans laquelle il entre une part de sacré. Ce n’est pas pour rien qu’une querelle récente a éclaté autour de la dégradation supposée de cette forme traditionnelle. Or qui touche au sacré risque le blasphème ! Les xin chengyu(新成語) qu’on pourrait traduire par « néo chengyu » sont à la mode dans la presse taïwanaise ou sur les réseaux sociaux et sont régulièrement interprétés comme un manque de respect à l’égard des traditions associé à une prétendue baisse du niveau de chinois.

C’est ainsi qu’en août 2015, le ministre de l’éducation Wu Si-hua (吳思華) a dû faire face à un mouvement étudiant contre la nouvelle réforme des manuels scolaires jugée contraire au respect de l’histoire de Taïwan et trop favorable à la politique chinoise unificatrice. Alors qu’il était pris à partie par une professeure d’histoire qui soutenait les manifestants, celui-ci lève les yeux au ciel en signe d’agacement… Il n’en a pas fallu plus pour qu’il soit affublé du néo chengyu satirique suivant : « 吳思華翻白眼 » qu’on pourrait traduire par : « Wu Si-hua lève encore les yeux au ciel ! ».

La « caste » des professeurs qui représentent les garants de la culture et de la tradition sont loin d’être toujours favorables à ces proverbes néologiques ! Les xin chengyu touchent à une question sensible qui ne date pas d’hier. Déjà en janvier 2007, Tu Cheng-sheng (杜正勝), un autre ministre de l’éducation, prétendit au cours d’une conférence que tout pouvait être prétexte à chengyu et que l’histoire des trois petits cochons pourrait bien faire l’affaire, ce qu’il démontra aussitôt en énonçant la formule : san zhi xiao zhu (三隻小豬) soit « trois petits cochons ».
Il déclencha immédiatement une forte réaction parmi le corps professoral. On rétorqua que sélectionner quatre caractères ne suffisait pas pour faire de véritables chengyu, lesquels requièrent une « petite histoire édifiante » susceptible de déclencher une « extension du sens ».
Dans le cas contraire, n’importe quelle vulgarité pourrait faire office de chengyu.

En l’occurrence, la critique des professeurs est mal choisie car l’histoire des trois petits cochons a justement une vocation morale. Mais ce n’est tout simplement pas une histoire qui appartient au patrimoine littéraire chinois. Celui-ci a accumulé au cours des siècles d’histoire de la Chine des centaines de ces formules immémoriales, si bien qu’il est impossible de trouver un cas de figure moral qui n’ait sa correspondance sous forme de chengyu.
C’est ainsi, pour faire chengyu, il faut que la formule soit passée de bouche en bouche, qu’elle se soit endurcie au gré des polémiques, émoussée au cours de discours fleuves, et qu’enfin elle ait gagné sa place sur les stèles éternelles des aphorismes chinois.

Cependant pour Asialyst, nous allons taquiner gentiment la tradition et plonger nos pinceaux dans l’encre sympathique de l’esprit du temps en vous proposant pour accompagner cette nouvelle série médiologique quelques néo chengyu de notre cru.

En voici un librement inspiré de l’expérience de Frédéric Chevassus. Celui-ci explique par exemple qu’il est souvent contraint de respecter un cahier des charges dont certaines données ont été établies par un maître de fengshui, qu’il a dû par conséquent renoncer à ses normes esthétiques et dessiner des murs aveugles pour satisfaire de telles exigences.
Nul doute, c’est la voie de la sagesse. Le fengshui prêche l’harmonie avec l’environnement et Frédéric Chevassus est pour la cohésion sociale et le respect de la culture taïwanaise.
Mais que viennent les séismes, comme celui qui a causé l’effondrement d’un immeuble à Tainan en février dernier, et tout est ébranlé car : « 順風水難 防地牛翻 » – Surfer sur le fengshui n’empêche pas la terre de trembler.

Remerciements pour leurs contributions à Élisabeth (熊心沂) et Angélique (金煜婕),à David (何俊宏) et à Régine (劉書宓).

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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