Culture
Témoin - Un médiologue à Taïwan

 

Néo chengyu Quatre : Jongler avec les visages sans perdre la face

dessin de jonglage à Huashan (華山).
Jonglage à Huashan (華山). (Crédit : Ivan Gros).

« On discute indéfiniment de la catharsis dont le premier effet tient sans doute à ce grand partage stabilisateur, donc civilisateur. La rampe ou la coupure sémiotique en général fonctionne comme un pare-chocs, elle différe les pressions du monde extérieur ou des corps sur les corps. Et les scènes qui parfois déchaînes les passions ont d’abord une vertu sédative. De sorte que depuis toujours les spectacles sont une affaire d’État. D’où fatalement la querelle »

Daniel Bougnoux « Bis ou l’action spectrale », Cahiers de médiologie, n°1, p.103-107

Le cirque avec chapiteau, dompteur, clown, acrobate est une invention européenne assez récente (Le Royal Circus à Londres date du XVIIIe siècle). Il a fallu qu’un palefrenier ivre, lors d’une revue militaire, fasse un numéro d’équilibriste sur une monture un peu rebelle, pour que le concept soit lancé. Mais les pratiques que le cirque réunit lui sont bien antérieures.
Les premières traces de jongleurs par exemple remontent à l’antiquité (des peintures murales en Egypte datant 4000 ans en attestent l’existence). Ce sont des arts du spectacle bien sûr mais également des performances techniques. Or ces performances supportent mal le différé. Même si un Zingaro se prête bien à l’écran, mieux vaut être présent dans le public si on veut éprouver pleinement la magie du spectacle. C’est pourquoi, les métiers du cirque ont beaucoup souffert de la naissance de la radio, du cinéma et surtout de la télévision. Après les années 50, beaucoup de familles de circassien ont disparu.
D’où l’essor du cirque moderne en Europe et aux États-Unis. Celui-ci est né de la nécessité de s’adapter face aux nouveaux médias. Ce qu’en langage médiologique on résumerait par la formule, le cirque traditionnel appartient moins à la vidéosphère (ère des médias audio-visuels) qu’à la mnémosphère (ère de la transmission orale de la mémoire).
Le cirque contemporain est le produit d’une longue histoire. À en croire Valentin Lechat, d’une trop longue histoire même !
« La culture en France est très forte… le moindre mouvement est connoté… les références sont partout… l’excès de savoir limite… on finit par ne rien pouvoir faire… Je n’avais pas envie de ça… » La formation passe donc par la rupture avec l’institution. Il commence par « plaquer » d’abord l’école de cirque de Rosny Sous Bois (CNAC) pendant l’audition : « On ne peut pas apprendre l’art dans une école d’art ! C’est un réservoir, un lieu d’expérimentation, d’accueil pour des gens qui peuvent potentiellement être des artistes, mais ce n’est pas un endroit où on produit des artistes. »

Il « se casse » par conséquent aussi du Lido (Centre des arts du cirque de Toulouse), avant de croiser le chemin du jongleur Jérôme Thomas qui lui transmet les ficelles de la jongle.
Ce n’est plus le même régime. Il n’est plus élève mais disciple. Il accompagne la création du Cirque Lili puis quitte son nouveau mentor pour voler de ses propres ailes et jongler avec ses propres objets… Sans concession, il décide de vivre seul son aventure d’artiste jongleur.
Direction l’Asie, par la route et les rails, avec son cirque dans la poche. Cinq nuits de transsibérien jusqu’à Oulan-Bator. Deux mois d’escale dans une communauté de peintres et de musiciens mongols. Trois mois en Corée, pour préparer un gros spectacle à Séoul en compagnie d’une copine qui faisait du mime sur une scène nationale. Séjour au Japon chez Hoïchi Okamoto, « un marionnettiste incroyable qui vit au milieu de centaines de poupées ».

Valentin Lechat jongle partout où le cœur lui en dit, dans la rue, dans les théâtres, dans les endroits insolites, à la tombée de la nuit, à moins 40 en Mongolie, dans la moiteur suffocante des bains sulfureux au Japon, au gré des aventures et des rencontres, qui le conduisent finalement jusqu’à Taiwan. Là, l’amour et l’amitié le retiennent. C’est sous les tropiques qu’il va sédentariser son chapiteau imaginaire.
Il ne faut pas grand-chose pour faire un cirque. L’essentiel est le talent. Pour le reste, un bout de ficelle ou un morceau de craie pour figurer un cercle et, hop, le tour est joué, la frontière entre le public et l’artiste est institué – la « rampe » comme on dit au théâtre, la « coupure sémiotique » comme disent les médiologues est aussitôt matérialisée.

La ficelle suffit à dresser symboliquement le chapiteau ! Euh, enfin, ce n’est pas si simple. L’histoire du cirque ici, à Taïwan, on ne connaît pas… la distinction entre cirque traditionnel (modèle structurée autour d’une famille : cirque Zapata), cirque nouveau (modèle américain structuré autour d’une histoire : le Cirque du Soleil) ou cirque contemporain (modèle européen déstructurée en arts du cirque : Arts sauts, Arkaos, Cirque Lili), ça n’a tout simplement pas de sens… les spectateurs à Taïwan, il faut les inventer et ce n’est pas si facile.
Mais cette épreuve c’est précisément ce que Valentin Lechat est venu chercher à Taïwan en renouant avec l’esprit saltimbanque originel : « J’avais envie de vivre le cirque en Asie… ».

Néo Chengyu Quatre : "jongler sans perdre la face". (Crédit : Ivan Gros).
Néo Chengyu Quatre : "jongler sans perdre la face". (Crédit : Ivan Gros).
Néo Chengyu Quatre : "jongler sans perdre la face". (Crédit : Ivan Gros).

Jongler avec les idées reçues

« … parce que je ne comprends pas ce qui se passe et les gens ne comprennent pas ce qui se passe quand ils me regardent… ».
Après tout, ce désir de rupture n’est pas sans rapport avec la marginalité des origines du cirque. Car les jongleurs, avant de jouir d’une reconnaissance tardive (professionnalisation, sédentarisation, création d’institutions comme les conventions de jonglerie, les écoles de cirque, l’International Jungler’s Association, l’Académie Fratellini) ont été très tôt condamnés à la marginalité (condamnation par le droit roman dans l’Antiquité, condamnation morale par l’église au Moyen-âge, etc.).
Or, en institutionnalisant le métier, celui-ci n’a-t-il pas perdu l’esprit saltimbanque des origines ? N’est-ce pas d’ailleurs un paradoxe propre aux métiers de la création dont l’originalité dépend d’une émancipation des normes ? D’où le désir de rupture de Valentin Lechat en particulier et des artistes en général…

Ce n’est pas pour rien que notre jongleur doit défendre son titre d’artiste de cirque contemporain (當代馬戲義術家). « Même si les numéros de stars qui se produisent autant dans la rue qu’à la télévision ont fait un peu évoluer les mentalités, être un artiste de rue (街頭藝人) ici, c’est assez péjoratif ». Le statut artistique qu’a conquis le cirque contemporain n’est pas encore parvenu jusqu’à Taïwan. Il est difficile d’y vivre de l’art, à moins d’enseigner, de faire du business ou de l’événementiel.

« Je n’aime pas quand j’entends quelqu’un dire : « regarde un artiste de rue » (街頭藝人), j’entends qu’il est déjà convaincu qu’il a déjà vu ça. Alors que si je dis « artiste de cirque », il arrête de penser des choses qu’il pense déjà. C’est en tout cas ce que j’espère ».
Le jonglage, c’est un art à part entière, très complet : « vidéo, théâtre, poésie, art contemporain, je fais tout moi-même. Ce n’est pas que lancer des objets en l’air ! ». L’artiste de rue, ou street performer – ce qui correspond à un statut juridique pour lequel il faut une licence (街頭藝人執照) qui autorise l’artiste à se produire seulement dans des lieux déterminés -, est confronté aux idées reçues mais plutôt que de s’y soumettre, Valentin Lechat les intègre à son spectacle qui du coup, prend une dimension pédagogique et interactive. « C’est parfois très dur… Il faut beaucoup d’artifices pour gagner la confiance du public ».

Surtout d’un public qui ne connaît souvent que les assiettes, les tours humaines et les acrobaties au sol du Cirque de Pékin.

Au pays des typhons, pas de chapiteau qui tienne. Ils ne connaissent que le cirque à paillette vu sur petit écran. Il faut de l’énergie pour casser les représentations. « Ici, s’il y en a qui n’avance pas, cent ne bougeront pas. Il faut arriver à renverser la vapeur, ça c’est un travail. Si j’étais dans un autre pays, j’aurais un autre travail à faire… ».

Pour que les masques tombent en effet, il faut faire l’apprentissage de la chute. Or voir un jongleur, laisser tomber les objets, c’est immédiatement mal reçu. Telle est l’idée reçue à dépasser : « s’il fait tomber, c’est pas bien, s’il jongle avec beaucoup, c’est bien. La chute ne doit pas être une déception ou un jugement de valeur… mais fait partie de l’expression entière… on est sur terre, les choses ne s’arrêtent pas à la ceinture… ça va jusqu’aux pieds et plus loin… à la fin peut-être qu’ils auront lâché leur portable ! »

Alors il faut aller là où il y a foule et trouver un langage commun :  » Venez au cirque… regardez la corde, c’est la scène, c’est mon cirque… la tente est invisible mais ma toile est très grande. C’est Tian Kong ! (天空 « le ciel ») ». Pour que le spectacle fonctionne, il lui faut lutter habilement contre les idées reçues. Et les idées reçues, ça ne manque pas. « Faire tomber les visages qui nous empêchent de voir un spectacle, pour moi c’est de la performance ».

Le spectacle s’appelle Faces. Il y a un hommage revendiqué au cinéma. Cassavetes d’un côté. Tsai Ming-liang (蔡明亮) de l’autre. Valentin Lechat se laisse habiter par des démons et des esprits familiers à la culture taïwanaise. Il joue avec les fantômes locaux et crée de la complicité. Un objet tombe à terre. Raté. Non ? Le voilà qui fait bai-baï (拜拜) pour conjurer le sort avec ses massues comme s’il s’agissait de xiao bei (筊杯) ces demies lunes divinatoires qui permettent d’interroger les dieux. Si elles tombent du bon côté, c’est « oui », sinon il recommence jusqu’à jongler de plus belle porté par l’énergie du public.

Ou bien il lance une balle extrêmement haut, se laisse assommer par le rebond, se relève en jiangshi (殭屍), le zombie chinois qui se déplace par petits bonds avec un petit papier jaune sur le front. « Ne vous inquiétez pas, je suis inoffensif !. L’humour à Taïwan est un peu mystique… Passer les bornes, au sens propre, comme au figuré, fait du spectacle.

Valentin Lechat sort souvent du cercle qui figure son cirque pour chercher ses balles dans le public. Mais parfois le scénario du spectacle prend la réalité au dépourvue. Après un traumatisme collectif, tout devient sensible. « Après un typhon dévastateur, le petit dinosaure à ressort qui fait tomber un petit palmier au début du spectacle fait mauvais effet… Après un fait divers tragique, comme le meurtre de cette petite fille en pleine rue, il y a deux mois, diffusé en boucle à la télé pendant des jours, l’assassinat du petit dinosaure en « true acting », ça ne fait pas forcément rire. Je me mets juste en sourdine et j’essaie de relier les gens pour qu’ils puissent rire ensemble penser à autre chose. Je sens ça et travaille ».

Il change d’apparence et de visages, mais au fur et à mesure des objets qu’il envoie en l’air, la catharsis opère et les masques finissent par tomber. Les spectateurs ne regardent plus seulement un étranger qui fait son numéro, mais un artiste-jongleur.

A force de passer les bornes, et de jouer avec les visages, il lui arrive de perdre la face.

Un pantalon qui se déchire au mauvais endroit, une blessure sanguinolente en plein numéro, une crise d’hystérie dans le public, d’une fille déguisée en Sailor Moon (personnage de manga japonais, Ndlr)…  » mais je suis en énergie de spectacle donc je suis protégé »… le spectacle à continuer.

Finalement, oui, « 戲顏持面 », on peut jongler avec les visages sans perdre la face ! Néo chengyu qu’il fallait démontrer !

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A propos de l'auteur
Chercheur en littérature, Ivan Gros enseigne à l’Université Nationale Centrale de Taïwan (中央大學). Ses recherches portent actuellement sur le journalisme littéraire et la métaphorologie. Il collabore régulièrement dans les médias par des articles, des chroniques illustrées ou des croquis-reportages. Sa devise : "un trait d’esprit, deux traits de pinceaux". Cette série de regards est l'émanation d’un cours de littérature appliquée au journalisme en général et à la radio en particulier
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