Politique
Analyse

Taïwan : Tsai Ing-wen et la liturgie des deux rives

Tsai Ing-wen, première femme présidente de Taïwan, lors de son discours d'investiture au palais présidentiel à Taipei, le 20 mai 2016.
Tsai Ing-wen, première femme présidente de Taïwan, lors de son discours d'investiture au palais présidentiel à Taipei, le 20 mai 2016. (Crédits : 臺北市攝影記者聯誼會 / Anadolu Agency / via AFP)
Tsai Ing-wen réussira-t-elle à écrire un nouveau chapitre de la liturgie des deux rives ? En écartant le « Consensus de 1992 » dans son discours d’investiture mais en s’inscrivant dans le cadre constitutionnel de la République de Chine, la nouvelle présidente offre une possibilité de dialogue habile à Pékin. Analyse.
Vendredi matin, à Taipei, le ciel changeait de couleur avec la tenue de la cérémonie d’investiture de la nouvelle présidente de la République, Tsai Ing-wen, élue le 16 janvier dernier. Dans un discours bien maîtrisé, prononcé sans prompteur ni notes, marqué par la conscience du symbole, Tsai Ing-wen a dessiné les grandes lignes de sa présidence. Consciente de la difficulté de la tâche, des contraintes fortes qui pèsent sur sa marge de manœuvre et des espoirs qu’elle a suscités, elle a fait preuve de sobriété dans le choix des mots, de prudence dans les promesses et de pragmatisme dans la vision. C’était suffisant pour satisfaire la majorité des Taïwanais, fervents mais pas naïfs, pour rassurer la communauté internationale inquiète mais décidée à soutenir l’expression démocratique, et enfin pour éviter le piège de la confrontation promise par Pékin.

L’aboutissement d’une logique électorale

S’il a drainé l’attention de la presse internationale, le discours de Tsai n’a pour autant pas surpris. Il s’est inscrit dans la logique d’une démarche à laquelle la candidate travaille depuis 2013, avant même le lancement de sa seconde campagne présidentielle en avril 2015. En raison d’une bizarrerie calendaire locale, trois mois séparent l’élection proprement dite de l’investiture à la tête de l’Etat. Depuis le 16 janvier, on a ainsi pu observer à loisir les déclarations de la nouvelle présidente et la formation, en plusieurs étapes, de son gouvernement qui est aussi entré en fonction vendredi 20 mai. Sur le plan notable de sa politique continentale et étrangère, son programme a bien sûr fait l’objet d’un grand nombre de consultations depuis 2014, du fait de l’imbrication des intérêts stratégiques des puissances régionales, ce qui a contribué à en accentuer le caractère prévisible.

Prenons un exemple précis : depuis les tensions dans le détroit qui ont marqué le second mandat de la présidence Chen Shui-bian, Taipei et Washington ont travaillé à une clarté stratégique, condition d’un soutien américain entier à l’île. Tsai Ing-wen ne s’est pas écartée de cette voie et n’a cherché ni la surprise ni l’ambiguïté. Fidèle à sa plate-forme électorale, elle a placé dans son discours l’avenir socio-économique de Taïwan en tête des priorités. Elle s’est livrée à un exercice de style abouti, les observateurs se félicitant en outre du ton « posé et ferme » de la nouvelle présidente. Le soir, la bourse de Taipei fermait à la hausse et dimanche 22 mai, les sondages taïwanais montraient une majorité d’opinions favorables. Sans augurer des ajustements sans doute nécessaires dans le déploiement de son action politique à la tête de l’Etat, Tsai Ing-wen n’a donc pris personne par surprise, et surtout pas Pékin.

La priorité aux attentes socio-économiques des Taïwanais

Largement élue sur des attentes socio-économiques précises et clairement exprimées par la jeunesse taïwanaise au travers du mouvement des Tournesols d’avril 2014, Tsai Ing-wen n’a pas manqué le rendez-vous qu’elle s’était fixée avec Taïwan. Elle a ainsi beaucoup insisté sur la nécessité de la réforme. Dans l’ordre de ses priorités, elle a d’abord cité la transformation des structures économiques de l’île par la construction d’un « nouveau modèle pour le développement économique », sous-tendue par une « Nouvelle politique vers le Sud ».
« Nous avons le dynamisme et la résilience d’une économie maritime, a déclaré Tsai Ing-wen, des ressources humaines de grande qualité, une culture d’ingénierie pragmatique et sûre, une chaîne industrielle bien développée, des petites et moyennes entreprises agiles, et bien sûr, un esprit d’entreprise imbattable. »
*Original Equipment Manufacturer (OEM), ou fabricant d’équipement d’origine (FEO), est un équipementier, une entreprise fabriquant des pièces détachées, principalement pour le compte d’une autre entreprise, l’intégrateur ou l’assembleur.
Le modèle de développement taïwanais fondé notamment sur la production en OEM* et la sous-traitance est remis en question ces dernières années. En cause, une croissance qui s’appuie seulement sur le dynamisme de ses exportations. Conséquence de ces difficultés économiques, le climat social fait aussi l’objet de la plus grande préoccupation de la nouvelle présidente. Tsai a ainsi inscrit le « renforcement du filet de sécurité sociale » au second rang de ses priorités. Pour répondre aux attentes des Taïwanais et les difficultés de la jeunesse et des classes les moins aisées, elle a promis de mener une politique qui modifie les données de l’équation sociale. Soit la hausse des salaires des jeunes, la réforme de l’Education, ainsi que la réforme du système des retraites qu’elle souhaite soumettre à l’impératif de cohésion sociale : une « nécessité pour l’avenir et la pérennité de la Nation », a-t-elle insisté.

La justice sociale et surtout transitionnelle représente la troisième priorité énoncée. Voilà un chantier très politique dans lequel la présidente a promis des progrès d’ici trois ans, et dans lequel elle englobe le statut des populations aborigènes ainsi que le fonctionnement de la Justice. Appelant à un « approfondissement démocratique », elle a promis la mise en place d’une « commission de Vérité et Réconciliation » avec l’ambition que « l’Histoire ne divise plus les Taiwanais ». A travers cette exigence, Tsai Ing-wen s’inscrit dans le sillage du combat politique de son parti, le Parti démocrate-progressiste, et de la lutte pour la démocratisation et la recherche d’une indépendance de jure de Taïwan. Cette dernière perspective a bien sûr été passée sous silence. Mais la posture politique de la présidente sur la justice transitionnelle peut se lire comme une référence, non verbalisée, au processus de construction de l’Etat-nation qui continue de progresser à Taïwan, en dépit de la menace chinoise. C’est ici la preuve d’une habileté de sa part.

Malgré tout et dans la recherche d’un dénominateur commun à l’ensemble de la Nation face à l’ampleur des défis et de la réforme, Tsai Ing-wen inscrit aussi sa démarche dans le cadre constitutionnel de la République de Chine, ce qui lui permet de déconnecter les résistances à Taïwan. Dans son discours, elle a dit avoir été « élue en accord avec la Constitution de la République de Chine et qu’il est dès lors de sa responsabilité de sauvegarder la souveraineté et le territoire de la République de Chine ». Cette posture l’autorise à construire un socle national dans une volonté de dépasser l’absence de consensus sur l’identité nationale à Taïwan. Ici encore, la démarche avait été clairement annoncée. La presse insulaire en langue chinoise en faveur du Kuomintang n’a d’ailleurs pas manqué de souligner que Tsai chantait clairement et fortement l’hymne national de la République de Chine, à la différence de son prédécesseur de la même obédience politique, Chen Shui-bian.

Le « Consensus de 1992 », un chapitre clos ?

A la différence de ses prédécesseurs, la nouvelle présidente n’a inscrit qu’en quatrième point la question de sa politique étrangère et continentale, pour mieux illustrer sa volonté de faire primer la politique intérieure sur les questions de politique extérieure. Les questions diplomatiques s’insèrent ensuite dans un cinquième et dernier point. Du fait du risque de crise entretenu par Pékin, c’est évidemment à ce sujet que la pression médiatique a été la plus forte, même s’il semblait quasi-acquis que la référence au « Consensus de 1992 » serait effacée des tablettes du nouveau gouvernement. La rupture a donc bien eu lieu.

Ce fameux « Consensus de 1992 » a été la pierre de touche de la politique continentale de Ma Ying-jeou durant ces 8 dernières années. Le terme a été inventé par Su Chi de son propre aveu, alors qu’il occupait les fonctions de ministre des Affaires continentales en 2000. Il fait référence à un accord oral, à l’issue de la première série de rencontres semi-officielles entre les deux organismes mandatés par Taipei et Pékin, cette année-là à Hongkong. Les deux rives s’accordent à reconnaître le principe d’une seule Chine, laissant chacun libre de l’interpréter. Depuis, Pékin a progressivement gommé les divergences d’interprétation. A partir de 2011, le consensus est peu à peu devenu aux yeux des Chinois équivalent à l’adhésion au principe d’une seule Chine.

Par son discours du 20 mai, Tsai Ing-wen a mis fin à ce cadre d’interaction, sans même mentionner le terme « Consensus » ni se référer au principe en question. Elle s’en est tenu à l’irréfutable, c’est-à-dire aux circonstances du consensus, sans le consensus, ce dernier étant réfutable puisque tacite puis réputé oral.

« Cela a été fait dans un esprit de compréhension mutuelle et avec une attitude politique de recherche d’un terrain commun tout en mettant de côté les différences, a reconnu Tsai Ing-wen. Je respecte ce fait historique. Depuis 1992, plus de vingt années d’interactions et de négociations entre les deux rives ont eu lieu et ont accumulé des résultats que les deux rives doivent collectivement chérir et maintenir ; et tout cela se fonde sur des réalités et des fondations politiques telles que le développement stable et pacifique des relations entre les deux rives doit être continuellement promu. »
Ce faisant, Tsai a joué un jeu subtil. Le fait d’inscrire sa démarche politique dans le cadre constitutionnel de la République de Chine n’ éloigne pas fondamentalement le principe d’une seule Chine, puisque la République de Chine est une seule Chine dans son interprétation du principe. Ainsi, cela empêche Pékin de réfuter brutalement l’effacement de la référence au « Consensus de 1992 ». Comme certains observateurs l’ont souligné, l’offre n’est ainsi pas au strict désavantage de Pékin. La Chine, qui a tout de même réitéré son appel à la reconnaissance du « Consensus », n’a rien trouvé d’autre à formuler qu’une pirouette sur le caractère « inachevée » du discours de Tsai Ing-wen.

Vers un nouveau chapitre de la liturgie interdétroit ?

Depuis la reprise des contacts officiels entre les deux rives en 1991, les deux rives du détroit de Taïwan ont rivalisé de dextérité conceptuelle et d’habileté sémantique. Pour Pékin et Taipei, il a fallu à la fois verbaliser une posture au-delà d’une reconnaissance mutuelle impossible, et engager un dialogue et une négociation sur la base des interactions économiques en plein développement. Après la déclaration du principe d’une seule Chine, autorisant différentes interprétations à l’issue de la rencontre de 1992, est née la théorie des relations spéciales d’Etat à Etat lancée par l’ancien président Lee Teng-hui en 1999. Cette théorie provoqua une crise aigüe dans le détroit. L’idée du « Consensus de 1992 » par Su Chi en 2000, a ensuite été remise en cause en 2002 par la déclaration de Chen Shui-bian avec un pays sur chaque rive, engendrant une intense crispation des relations sino-taïwanaises. Enfin le retour en grâce du « Consensus » de 2008 à 2016, a permis de relancer un dialogue que les deux rives ont semblé vouloir institutionnaliser.

Aujourd’hui, Tsai Ing-wen se trouve au seuil d’un nouveau chapitre. Va-t-elle proposer une nouvelle formulation bâtie autour du cadre constitutionnel de la République de Chine ou finalement s’éloigner du principe d’une seule Chine face à l’irrédentisme de Pékin ? Ce discours d’investiture ouvre des possibilités multiples. La balle est désormais dans le camp chinois.

Par Hubert Kilian, à Taipei

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Hubert Kilian vit à Taiwan depuis 2003 où il a travaillé comme journaliste pour des publications et des médias gouvernementaux. Il a régulièrement contribué à la revue "China Analysis". Il suit les questions de politiques étrangères et continentales à Taïwan, ainsi que certaines questions de société. Photographe, il a exposé à Paris, Taipei et Bandung.