Taïwan : Tsai Ing-wen et la liturgie des deux rives
L’aboutissement d’une logique électorale
Prenons un exemple précis : depuis les tensions dans le détroit qui ont marqué le second mandat de la présidence Chen Shui-bian, Taipei et Washington ont travaillé à une clarté stratégique, condition d’un soutien américain entier à l’île. Tsai Ing-wen ne s’est pas écartée de cette voie et n’a cherché ni la surprise ni l’ambiguïté. Fidèle à sa plate-forme électorale, elle a placé dans son discours l’avenir socio-économique de Taïwan en tête des priorités. Elle s’est livrée à un exercice de style abouti, les observateurs se félicitant en outre du ton « posé et ferme » de la nouvelle présidente. Le soir, la bourse de Taipei fermait à la hausse et dimanche 22 mai, les sondages taïwanais montraient une majorité d’opinions favorables. Sans augurer des ajustements sans doute nécessaires dans le déploiement de son action politique à la tête de l’Etat, Tsai Ing-wen n’a donc pris personne par surprise, et surtout pas Pékin.
La priorité aux attentes socio-économiques des Taïwanais
« Nous avons le dynamisme et la résilience d’une économie maritime, a déclaré Tsai Ing-wen, des ressources humaines de grande qualité, une culture d’ingénierie pragmatique et sûre, une chaîne industrielle bien développée, des petites et moyennes entreprises agiles, et bien sûr, un esprit d’entreprise imbattable. »
La justice sociale et surtout transitionnelle représente la troisième priorité énoncée. Voilà un chantier très politique dans lequel la présidente a promis des progrès d’ici trois ans, et dans lequel elle englobe le statut des populations aborigènes ainsi que le fonctionnement de la Justice. Appelant à un « approfondissement démocratique », elle a promis la mise en place d’une « commission de Vérité et Réconciliation » avec l’ambition que « l’Histoire ne divise plus les Taiwanais ». A travers cette exigence, Tsai Ing-wen s’inscrit dans le sillage du combat politique de son parti, le Parti démocrate-progressiste, et de la lutte pour la démocratisation et la recherche d’une indépendance de jure de Taïwan. Cette dernière perspective a bien sûr été passée sous silence. Mais la posture politique de la présidente sur la justice transitionnelle peut se lire comme une référence, non verbalisée, au processus de construction de l’Etat-nation qui continue de progresser à Taïwan, en dépit de la menace chinoise. C’est ici la preuve d’une habileté de sa part.
Malgré tout et dans la recherche d’un dénominateur commun à l’ensemble de la Nation face à l’ampleur des défis et de la réforme, Tsai Ing-wen inscrit aussi sa démarche dans le cadre constitutionnel de la République de Chine, ce qui lui permet de déconnecter les résistances à Taïwan. Dans son discours, elle a dit avoir été « élue en accord avec la Constitution de la République de Chine et qu’il est dès lors de sa responsabilité de sauvegarder la souveraineté et le territoire de la République de Chine ». Cette posture l’autorise à construire un socle national dans une volonté de dépasser l’absence de consensus sur l’identité nationale à Taïwan. Ici encore, la démarche avait été clairement annoncée. La presse insulaire en langue chinoise en faveur du Kuomintang n’a d’ailleurs pas manqué de souligner que Tsai chantait clairement et fortement l’hymne national de la République de Chine, à la différence de son prédécesseur de la même obédience politique, Chen Shui-bian.
Le « Consensus de 1992 », un chapitre clos ?
Ce fameux « Consensus de 1992 » a été la pierre de touche de la politique continentale de Ma Ying-jeou durant ces 8 dernières années. Le terme a été inventé par Su Chi de son propre aveu, alors qu’il occupait les fonctions de ministre des Affaires continentales en 2000. Il fait référence à un accord oral, à l’issue de la première série de rencontres semi-officielles entre les deux organismes mandatés par Taipei et Pékin, cette année-là à Hongkong. Les deux rives s’accordent à reconnaître le principe d’une seule Chine, laissant chacun libre de l’interpréter. Depuis, Pékin a progressivement gommé les divergences d’interprétation. A partir de 2011, le consensus est peu à peu devenu aux yeux des Chinois équivalent à l’adhésion au principe d’une seule Chine.
Par son discours du 20 mai, Tsai Ing-wen a mis fin à ce cadre d’interaction, sans même mentionner le terme « Consensus » ni se référer au principe en question. Elle s’en est tenu à l’irréfutable, c’est-à-dire aux circonstances du consensus, sans le consensus, ce dernier étant réfutable puisque tacite puis réputé oral.
« Cela a été fait dans un esprit de compréhension mutuelle et avec une attitude politique de recherche d’un terrain commun tout en mettant de côté les différences, a reconnu Tsai Ing-wen. Je respecte ce fait historique. Depuis 1992, plus de vingt années d’interactions et de négociations entre les deux rives ont eu lieu et ont accumulé des résultats que les deux rives doivent collectivement chérir et maintenir ; et tout cela se fonde sur des réalités et des fondations politiques telles que le développement stable et pacifique des relations entre les deux rives doit être continuellement promu. »
Vers un nouveau chapitre de la liturgie interdétroit ?
Aujourd’hui, Tsai Ing-wen se trouve au seuil d’un nouveau chapitre. Va-t-elle proposer une nouvelle formulation bâtie autour du cadre constitutionnel de la République de Chine ou finalement s’éloigner du principe d’une seule Chine face à l’irrédentisme de Pékin ? Ce discours d’investiture ouvre des possibilités multiples. La balle est désormais dans le camp chinois.
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