Taïwan : 2016, début d’une nouvelle ère
Tranquillement, la nouvelle présidente décrira sans doute ensuite en bonne logique ce qu’a permis la rencontre : briser la glace, publiquement ; et ce qu’elle n’a pas fait : une déclaration écrite, un accord, ou un traité. Tsai Ing-wen conclura sûrement que la rencontre était historique, mais n’a pas débouché sur autre chose qu’un constat d’accord – sur le fait qu’il n’y ait qu’une seule Chine – assorti d’un désaccord – parle-t-on de la République populaire de Chine ou de la République de Chine (nom officiel de Taïwan)… Le seul consensus de 1992, rappellera-t-elle peut-être élégamment, est ainsi d’être d’accord pour être en désaccord, selon l’expression anglaise « to agree to disagree ». Si elle pousse un peu plus loin, elle notera possiblement que Taïwan n’était pas à l’époque encore pleinement démocratique. Si la loi martiale a été levée en 1987, les « dispositions temporaires », qui faisaient l’essentiel du régime légal de la dictature, ont été supprimées seulement quelques mois avant la rencontre. Aussi, le KMT n’a été mandaté ni par le peuple, ni par sa représentation nationale, pour négocier des accords qu’il n’a d’ailleurs pas signé. CQFD.
Il est à parier que l’urgence et le nombre des dossiers intérieurs délicats que laisse aujourd’hui le Kuomintang en héritage à la nouvelle présidente sont tels qu’elle pourra aisément nourrir un discours riche de visions et de résolutions. Celles-ci montreront que, si la Chine ne pourra être ignorée – le facteur chinois sera même l’un des soucis majeurs auxquels sa présidence sera confrontée avec l’économie atone, les inégalités sociales, le plus faible taux de natalité au monde et le souci écologique –, la relation avec Pékin ne primera pas sur les problèmes intérieurs. Gageons que la stratégie de Tsai Ing-wen sera de mieux dévoiler son programme et tout ce que les longs mois de transition entre l’élection de janvier et l’inauguration de mai lui auront permis de mûrir.
Etat de grâce écourté
Cependant, le faible nombre de femmes ministres est un cas intéressant pour comprendre les difficultés de son exercice politique à venir. Les associations féministes sont vent debout contre cette décision, et Mme Tsai a tenté d’expliquer, peut-être maladroitement, qu’elle avait privilégié la compétence. Sous une forme simplifiée dans les médias, chacun aura pu en conclure que le monde politique taïwanais du camp « vert » n’a pas plus de quatre femmes politiques compétentes. Bien entendu, là n’était pas le message. L’analyse interne faite par la nouvelle équipe dirigeante n’en est pas moins glaçante : dans la période difficile que traverse Taïwan, entre pression chinoise, faiblesse économique et urgences sociales, elle a choisi la stabilité et la continuité.
On notera en effet que plus d’un ministre nommé par Mme Tsai est en réalité… affilié au Kuomintang ou ancien responsable dans des gouvernements KMT. C’est le cas du ministre des Affaires étrangères dans un haut lieu du conservatisme bleu légitimiste de la République de Chine (les diplomates n’étant pas pour autant en faveur de la réunification, d’ailleurs). Tout indique qu’à la manière de Lee Teng-hui en 1988 et de Chen Shuibian en 2000, avant de déclencher le grand chambardement, Mme Tsai privilégie la stabilité et l’assise de son pouvoir. Mais, à la différence de ces deux prédécesseurs, il est probable qu’elle profite d’une majorité absolue pour la première fois acquise à son parti, le PDP, pour mettre en oeuvre des réformes de fond, sans devoir prendre les mêmes précautions que Lee et Chen. Le premier parce qu’il présidait un KMT encore très conservateur ; le second parce qu’il était le premier président élu du camp vert, et que d’aucuns craignaient de vives tensions internes et dans le détroit – qui n’ont pas manqué d’arriver dans les deux cas. Mais la situation est à ce point différente que Mme Tsai peut avoir à craindre, pour sa politique modérée, d’être débordée par une législature plus disposée à avancer sur les dossiers sensibles, (lire ici notre chronique de février), et notamment sur la question de la justice transitionnelle, ou des réformes constitutionnelles.
Ménager les ardeurs nationalistes
Prendre en compte les réalités géopolitiques, que la nouvelle présidente ne pourra ignorer, signifiera ménager les ardeurs nationalistes des deux camps : la Chine irrédentiste d’un côté, et le camp national taïwanais de l’autre, qui voudrait changer de constitution et débaptiser le nom du régime en République de Taïwan. Ne parlons pas ici d’indépendantisme taïwanais, le mot n’ayant plus de sens. Il a été construit politiquement par le KMT et le PCC à partir de 1950, mais il faut comprendre qu’aux yeux des nationalistes taïwanais, la question ne se pose pas en termes de séparation d’avec une Chine dont Taïwan ne fait pas partie. A l’évidence, ce vocable sert un camp en présence et n’est donc pas neutre. En parlant d’indépendantisme, la Chine agite le spectre de la sécession, entretenant une confusion intellectuelle qui la sert : mais comment pourrait-il y avoir sécession, puisque la Chine ne contrôle pas Taïwan ?
Parmi les grands changements à attendre de cette nouvelle présidence, il faut évoquer non pas l’arrêt des relations dans le détroit (sauf si la Chine en décidait ainsi, de manière unilatérale), mais la priorité à la préservation de la souveraineté taïwanaise dans les négociations. En avril dernier, le Kenya a expulsé directement vers la Chine des truands taïwanais impliqués dans des extorsions de fonds de Chinois et de Taïwanais, sans que le gouvernement de Taipei n’ait été consulté ni que la chance ne lui soit donnée de juger ses ressortissants. Ce geste a créé un vif émoi populaire, partagé jusqu’au président Ma Ying-jeou, gêné de voir une telle confirmation, quelques semaines avant son départ, de l’échec profond de sa politique de confiance envers la Chine. Juste de quoi permettre à Mme Tsai, peut-être ce vendredi lors de son discours d’investiture, peut-être plus tard, de rassurer de façon ironique sur sa politique chinoise : en disant que loin de vouloir déconstruire les accords passés avec la Chine par son prédécesseur, elle tentera au contraire de les appliquer, en sous-entendant que ce dernier n’aura pas su le faire. Parmi les accords signés sous la présidence de M. Ma, figure en effet une coopération policière et juridique entre les deux Etats dans ce type de situation – dont la Chine n’a eu que faire dans le cas kenyan.
« Nouvelle stratégie vers le Sud »
Situation géopolitique plus favorable
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