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Taïwan : comprendre le vote aborigène

Un aborigène de la tribu Amei renforce son abri à l'approche du typhon Tembin près des côtes de Taitung, à l'est de Taïwan, le 23 août 2012.
Un aborigène de la tribu Amei renforce son abri à l'approche du typhon Tembin près des côtes de Taitung, à l'est de Taïwan, le 23 août 2012. (Crédits : AFP PHOTO / SAM YEH)
En janvier dernier, pour la première fois dans l’histoire taïwanaise, le Parti Démocrate-progressiste a remporté les législatives à la majorité absolue. Comment comprendre le vote des autochtones ? Il convient de discerner les modalités particulières des élections législatives et examiner les chiffres des résultats. Pistes d’analyse.
Commençons par les chiffres généraux de la commission centrale des élections (中央選舉委員會) : sur 510 000 autochtones recensés, 387 000 ont le statut de votants. Pour mémoire, la population taïwanaise totale est de 23,5 millions de personnes, dont 18 millions de votants.

Parmi les autochtones votants, 187 000 vivent dans les plaines et 200 000 dans les montagnes. Il s’agit bien ici d’autochtones vivant dans les plaines ou dans les montagnes, et non d’autochtones des plaines ou des montagnes. Cette deuxième appellation, qu’on entend fréquemment, paraît à la fois essentialiste et problématique.

Des scrutins spécifiques aux législatives

Depuis la dernière réforme, il y a 113 sièges de députés dont 34 sièges pour les listes de partis. Pour ces derniers, le scrutin est un scrutin de listes, proposées par les partis. Elles étaient au nombre de 18 lors des élections de janvier. Le vote est à la proportionnelle, national et comprend les Chinois d’outre-mer. Ces derniers sont d’ailleurs désignés dans les listes électorales sous l’appellation particulière de « citoyens résidant outre-mer » (僑居國外國民). À ces 34 sièges s’en ajoutent 73 qui sont ceux des députés traditionnels comme en France. C’est un scrutin uninominal majoritaire à un tour.

Par ailleurs, 6 sièges correspondent à des « circonscriptions » autochtones ayant chacune 3 sièges. En réalité, il ne s’agit pas d’une « circonscription » entendue comme territoire électoral défini ; mais plutôt d’entités « dé-régionalisées », bien sûr liées aux territoires en plaines et en montagnes, mais composées de plusieurs districts non nécessairement continus ou contigus. Elles ne s’inscrivent pas dans un cadre géographique habituel de la circonscription.

Pour ces 6 sièges, le scrutin est plurinominal majoritaire. Il est plurinominal de par la pluralité des élus par circonscription, mais également majoritaire, car seuls les trois candidats ayant obtenu le plus de voix remportent les sièges. Le vote est unique, car s’il y a plusieurs candidats, chaque votant ne vote que pour un nom. Il est là-dessus très important de rappeler que les voix sont non transférables. Il ne s’agit donc pas d’une logique de parti. Lorsqu’un candidat a obtenu assez des voix pour avoir un siège, le reliquat des voix n’est pas transférable à un autre candidat de son parti. Cela implique des stratégies spécifiques dans le choix des candidats ; ce qui est une tautologie électorale évidemment puisqu’il y a toujours des stratégies particulières. Autrement dit, il est intéressant pour un parti de ne pas choisir de candidat qui monopoliserait une trop grande majorité de voix non transférables pour les autres candidats. On ne nomme donc pas forcément de grandes figures, sans pour autant, bien entendu, choisir d’illustres inconnus.

Quant aux candidats, il y avait dans les plaines (平地) trois candidats du Kuomintang (KMT), le parti conservateur de la majorité sortante, un du Parti Démocrate-progressiste (PDP) de la nouvelle présidente Tsai Ing-wen, un du People First Party (PFP), un du Minkuotang — qui est une sorte de Kuomintang inversé pour revenir au même résultat —, un candidat de l’Alliance des militaires, fonctionnaires et travailleurs, un de l’Alliance pour la gratuité de l’assurance maladie, et des candidats sans étiquette. Ont été élus deux candidats KMT (Sra Kcaw et Ling Tsung-han) et une PDP (Chen Ying).

Dans les montagnes (山地), la première élue, Kao Chin Su Mei, est affiliée à l’union des non partisans. Le terme chinois mérite d’être souligné puisqu’il s’agit du Wudang Tuanjie Lianmeng (無黨團結聯盟), c’est-à-dire le « parti des sans-partis ». Les deux candidats KMT, Chien Tungming et Kung Wen-chi, ont été élus. Arrive en quatrième position, Wallis Perin du PDP qui n’a pas été élu.

Pour résumer, on a donc sur six sièges : quatre élus du KMT, une élue du PDP et une élue des sans-partis.

Taux de participation plus faible

Concernant les chiffres de la participation aux élections législatives, qui sont à peu près équivalents aux présidentielles, la participation chez les autochtones a été plus faible que dans le reste de la population. En effet, le taux s’élève à 66,6 % pour l’ensemble de la population taïwanaise contre 51,7 % chez les autochtones vivant dans les plaines et 57,7 % chez les autochtones vivant dans les montagnes.

Si les facteurs sont multiples, il existe une raison fondamentale : les « bleus » (du KMT) étaient sûrs de la défaite, et les « verts » (du PDP) assurés de la victoire. Il s’est peut-être propagé l’idée que voter n’était pas utile dans les deux camps avec des électeurs ne se déplaçant pas. Une situation inédite pour des élections présidentielles à Taïwan. Les changements observés sont tout à fait clairs. Le nombre de suffrages en faveur du PDP a nettement augmenté. Aux précédentes élections, le parti de Tsai Ing-wen avait rassemblé 4% des votes contre 16 % en janvier, si l’on fait une moyenne des suffrages en plaines et en montagnes. Cela reste un vote minoritaire, mais c’est tout de même une multiplication par quatre. Côté sièges, le PDP en a pris un au PFP, réunificateur. On remarque aussi une multiplication des partis et des candidats dont finalement très peu sont représentés même si cela implique une multiplication des débats, des programmes, et des opinions échangées. Un dernier point tout à fait remarquable : deux des six élus sont des femmes. Cela s’inscrit dans une tendance générale au niveau national ainsi répercutée dans le vote autochtone.

Choix électoraux, nations aborigènes et nation taïwanaise

La vision de certains analystes, surtout étrangers, de la question du vote autochtone pour le KMT, demeure toujours sidérante. À entendre les experts non taïwanais s’étonner du vote traditionnel des autochtones pour le parti du président sortant Ma Ying-jeou, on comprend la nécessité d’aller écouter les gens sur le terrain. Pour ces analystes, le vote des aborigènes pour le KMT est une aberration parce que le Kuomintang représente un État colonial, terrible, voulant réunifier Taïwan et la Chine. On ne verrait donc pas l’intérêt pour les aborigènes de voter pour un tel parti.

Cette analyse est complètement erronée. Elle témoigne d’un manque d’effort dans la compréhension de ce vote autochtone et de la multiplicité des positions. En parlant avec des aborigènes, se dégage l’idée assez simple que le soutien au KMT, qui est en train d’évoluer, n’arrive pas sans arrière-fond historique. Les interactions entre les autochtones de Taïwan ont déjà plus de 400 ans d’histoire. Il faut savoir que pendant ces quatre siècles, ces derniers ont développé une perception très négative des Hans des plaines. Il s’agit des gens des plaines, mais aussi de ceux qui montent de plus en plus dans les vallées au cours des siècles. Là, ils organisent le commerce, deviennent des nœuds de relations par lesquels il faut passer, et achètent des terres dans des schémas compris par les autochtones comme des abus de faiblesse.

Pour toutes ces raisons, les aborigènes ont une perception qui leur est particulière, en sus d’une conscience souvent marquée de leur appartenance à la nation qu’ils forment eux-mêmes. Le Kuomintang est finalement arrivé comme une sorte d’arbitre dans cette situation. Il reproduit des schémas en partie semblables à ceux du colonisateur japonais. Là-dessus se superpose la politique de développement du KMT, qui conduit d’une certaine façon à l’achat de soutiens par le développement d’infrastructures même si les vrais progrès dans ce secteur datent surtout de Chen Shui-bian. Celui-ci avait ainsi commencé, même s’il n’en a pas engrangé les résultats, à ébranler la perception des autochtones.

Ce sont autant d’éléments qui, chez certains auteurs, étonnés de leur vote pour le KMT pro-chinois, sont obscurcis par leur vision nationaliste taïwanaise. Il s’agit souvent d’une projection que beaucoup d’universitaires opèrent avec leur perception de l’identité, de la réunification, de l’indépendance, de la conscience taïwanaise… Quand on interroge des autochtones, ils témoignent d’une sensation qu’il existe une nation chinoise, une nation taïwanaise, puis une nation Paiwan, une nation Amis… Il y a ainsi un jeu de nations multiples. Dans cette campagne, on a vu des personnes derrière Tsai Ing-wen, dans les comités de soutien, qui auparavant avaient toujours voté bleu (KMT). Leur perception change, mais il s’agit aussi, car il ne faut pas être naïf, d’un choix pour le parti le plus favorable à leur égard et proposant les politiques les plus utiles pour les autochtones comme nations. C’est donc également un choix réaliste, pragmatique et rationnel. Voilà, semble-t-il, le sens de cette évolution.

En conclusion, la féminisation des députés autochtones s’inscrit dans une tendance plus générale avec une femme présidente et une féminisation des députés au Yuan législatif (Lifayuan, 立法院). Cela pourrait être une tendance globale, et en Asie particulièrement, même si Tsai Ing-wen est la seule femme élue dans la région sans l’aide des réseaux familiaux.

Peut-on parler de changement politique ? Ce n’est pas certain. Un collègue évoque une « maturity of Aboriginals politics ». Mais comment ne pas se sentir mal à l’aise avec l’idée que les électeurs deviendraient plus mûrs quand ils votent pour un parti qu’on préfère ? Il faut toujours se garder des surinterprétations.

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A propos de l'auteur
Stéphane Corcuff, politiste, sinologue, est enseignant-chercheur à Sciences-Po Lyon et au CEL Jean-Moulin Lyon 3, et chercheur associé au Centre d’études français sur la Chine contemporaine (Hong Kong). Il a publié deux ouvrages en chinois à Taïwan et de nombreux articles en français, chinois et anglais sur le détroit de Taiwan et la politique des identités dans l'île (voir ici l’ensemble de ses publications).
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