Taïwan : la vague verte entre au Parlement
Contexte
Comme lors de chaque scrutin d’envergure à Taiwan, l’élection présidentielle du 16 janvier 2016 a drainé toute l’attention internationale. C’est d’ailleurs devenu un rendez-vous médiatique et politique très couru depuis 1996, année de la première élection au suffrage universel direct du président de la République. Avant le scrutin, Pékin avait cru bon de tirer quelques missiles au large de l’île. Vingt ans plus tard, Taipei et Pékin ont progressivement construit une cohabitation moins crispée dans le détroit de Taiwan. En effet, avant le scrutin, le président chinois a préféré serrer la main de son homologue taiwanais à Singapour, plutôt que de faire tirer des missiles depuis la région militaire de Nankin. Ces élections législatives ne s’en sont pas moins déroulées dans l’ombre de la présidentielle, alors qu’analystes et experts débattaient de la place de la menace chinoise et de l’indépendantisme taiwanais dans les comportements électoraux. Pourtant, ce sont ces élections législatives qui délivraient un début de réponse : à la défaite de l’Union Solidarité Taiwan, avocat d’une indépendance de jure, qui perd ses trois sièges, semble faire écho la victoire du New Power Party. La formation issue du mouvement des Tournesols qui a cristallisé le rejet de la jeunesse de la politique chinoise du président sortant, entre justement au Parlement avec trois sièges. Ces derniers se sont débarrassés des vieux habits de l’indépendantisme au profit d’une approche renouvelée du voisin chinois, lucide et intransigeante, mais plus apaisée. Si la menace chinoise a évolué, l’indépendantisme a changé, comme l’a constaté Stéphane Corcuff, directeur de l’antenne de Taipei du CEFC en notant que « l’identité taiwanaise n’est plus revendiquée, elle est désormais partagée ».
Un scrutin moins mobilisateur
Autre façon d’élire les députés taïwanais : le scrutin de liste. Là, il faut souligner un record : au total, pas moins de 18 formations politiques présentait une liste. Le 16 janvier, le DPP a remporté 18 sièges (44,1% avec 5 370 953 voix) contre 11 au Kuomintang (KMT, 26,9% avec 3 280 949 voix), 3 au Parti du peuple, allié plus ou moins distant dans le camp bleu du KMT (PFP, 6,5%, avec 794 838 voix) et 2 au New Power Party (NPP, 6,1% avec 744 315 voix). Les 14 autres partis politiques qui présentaient des listes n’ont pas franchi la barre des 5%, dont le Nouveau Parti (NP, 4,2% avec 510 074 voix), partisan d’une réunification avec la Chine, qui arrive en cinquième position et l’Union Solidarité Taiwan (TSU, 2.5% avec 305 675 voix), partisan d’une indépendance de jure de Taïwan, qui perd ses trois sièges. Ces 14 partis politiques ont capté 16,4% des voix exprimées dans le cadre du scrutin de liste (soit 3,5 millions des 12,19 millions). Dans le cadre du scrutin uninominal à un tour qui avait lieu dans les circonscriptions, le DPP emporte 50 sièges (dont un aborigène), le KMT ne retient que 24 sièges (dont 4 aborigènes) et le NPP s’en arroge trois. Un siège va à l’Union de solidarité non-partisane et un dernier siège à un député sans étiquette.
Le parti de Tsai Ing-wen a aussi profité d’une participation en hausse. Par rapport aux années précédentes, elle a grimpé à la fois aux scrutins législatifs par circonscription (66,58%) et au scrutin de liste (66,25%). Ce qui s’explique par la tenue le même jour de la présidentielle et des législatives. « En organisant les [deux] élections [en même temps], la Commission centrale des élections a cherché à créer un effet mobilisateur pour lutter contre l’abstention. Il n’y a aucune manœuvre politique », rappelait avant le scrutin, Nathan Batto, chercheur et spécialistes des questions électorales à l’Institut des sciences politiques de l’Academia Sinica.
Le rejet net du KMT
Le KMT n’obtient une majorité que dans son dernier bastion, Kinmen, l’archipel sous souveraineté de la République de Chine (nom officiel de Taïwan), face aux côtes de la province chinoise du Fujian. « On retrouve beaucoup de similarités avec les élections régionales de décembre 2014, soit un rejet massif de Ma Ying-jeou [馬英九], de sa mauvaise gouvernance et de sa politique continentale », explique Frank Muyard, chercheur associé au Centre d’études français sur la Chine continentale (CEFC) et professeur à l’Université nationale centrale à Taïwan, qui s’exprimait lors d’un séminaire organisé par le CEFC et consacré à l’analyse des résultats, à Taipei. « Il y a une cohérence avec les résultats de l’élection présidentielle », souligne le chercheur. Au total, 25 députés sortant du KMT sont battus, dont plus de la moitié dans les circonscriptions. Pour Franck Muyard, « les dinosaures sont tombés ».
L’émergence d’une nouvelle classe politique
Parmi les figures de la nouvelle classe politique, les femmes représentent désormais 38,1% des députés (43 sur 113). La démocratie taïwanaise se place donc parmi les premières dans le monde sur ce plan. Autre facette du renouveau, les nouveaux visages de la vague montante du DPP, et dont le profil diffère de la figure classique de l’élu apparatchik. « On voit monter au sein du DPP une nouvelle génération, plus féminisée et cela aura des conséquences sur la manière de faire de la politique mais également sur les priorités politiques », note Frank Muyard. De ce point de vue, le DPP a fourni un travail de terrain sérieux et patient qui a payé dans les circonscriptions. « En 2008, le parti était moribond. Su Tseng-chang* [蘇貞昌] a fait un très bon travail avant de passer le témoin à Tsai Ing-wen, qui a d’ailleurs repris plusieurs de ses anciens collaborateurs dans son équipe », précise Mathieu Duchâtel, chercheur au European Council of Foreign relations.
A New Taipei, c’est Lu Sun-ling [呂孫綾], la plus jeune candidate du DPP (27 ans), qui bat Wu Yu-sheng [吳育昇], un autre « dinosaure », candidat à un 4e mandat. A Taichung, Hung Tzu-yung [洪慈庸], 33 ans, la sœur du jeune conscrit décédé en juillet 2013 suite aux sévices subis au cours de son service militaire, bat un autre député KMT sortant, Yang Chiung-ying [楊瓊瓔]. A New Taipei encore, Huang Kuo-chang [黃國昌], 42 ans et dirigeant du NPP de Freddy Lim, bat un autre hiérarque du KMT, Lee Ching-hua [李慶華].
« Le NPP et ses principaux représentants sont issus du mouvement des Tournesols ou d’autres mouvements sociaux nés sous le second mandat de la présidence de Ma Ying-jeou », rappelle Frank Muyard. « Traditionnellement, le DPP s’est construit en agrégeant plusieurs mouvements sociaux à Taïwan. Cette fois-ci, les mouvements sociaux sont nés et ont grandi hors du DPP, mais celui-ci a réussi à en capter l’esprit », note également Mathieu Duchâtel. En outre, près d’1,29 millions d’inscrits votaient pour la première fois et c’est, là encore, ce vote jeune que le DPP a réussi à capter.
« Le KMT de l’ère Ma Ying-jeou est déconnecté des aspirations de la population, beaucoup trop technocratique et marquée par l’affairisme, avec une tendance autoritaire, une grande indifférence à la culture taïwanaise, ainsi qu’aux nouvelles générations », analyse Frank Muyard.
Selon les chiffres de la CEC, pas moins de 68,8% des votants sont enregistrés dans l’une des six municipalités spéciales de l’île, soit Taipei (2,18 millions d’inscrits), New Taipei (3,2 millions), Taoyuan (1,63 million), Taichung (2,14 millions), Tainan (1,53 million) et Kaohsiung (2,25 millions). Cela signifie que la majorité des électeurs sont issus des classes moyennes et urbaines. Ils ont donc été confrontés à la stagnation des salaires et à la hausse des prix de l’immobilier (voir nos infographies ci-dessous). Ces deux problématiques économiques ont assombri le règne de Ma Ying-jeou et justifié le net rejet du KMT. Un rejet que le DPP a su capter pour s’arroger les circonscriptions des grandes villes désormais dans son escarcelle. Non seulement, le Kuomintang perd le pouvoir dans l’île, mais il est relégué aux zones rurales et à celles des minorités : aborigènes, hakkas et deuxième génération de Continentaux arrivés en 1949 avec Tchiang Kai-shek.
« On se trouvait dans la situation d’un gouvernement divisé, avec un pouvoir exécutif sans majorité parlementaire et un Parlement qui ne destituait pas le Premier ministre, » précise Mathieu Duchâtel, qui note que « le DPP ne dispose toutefois pas d’une majorité des trois quarts pour modifier la définition du territoire de la République de Chine prévue par les articles additionnels issus de la révision constitutionnelle de 2005. Même si elle le voulait, Tsai Ing-wen ne pourrait donc pas déclarer une indépendance de jure sans alliance parlementaire, en plus du référendum prévu, ce qui devrait rassurer les Chinois. »
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