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Quels changements à Taïwan après les élections ?

Tsai Ing-wen, la candidate et chef du parti démocrate progressiste (PDP)
Tsai Ing-wen, la candidate et chef du parti démocrate progressiste (PDP) célèbre sa victoire à la présidentielle et celle de son parti aux législatives, à Taipei le 16 janvier 2016. (Crédit : PHILIPPE LOPEZ / AFP)
La troisième alternance à Taïwan est peut-être la première à confirmer vraiment la nature démocratique du régime. L’élection de Chen Shuibian au poste de président de la République en 2000 avait été saluée comme la première alternance à Taïwan, mais elle n’avait jamais été suivie d’un changement de majorité parlementaire, restée aux mains du Kuomintang depuis 1947. Quant à la deuxième, en 2008, elle avait fait revenir au pouvoir ce parti qui, de 1947 à 1986, avait imposé à Taïwan la loi martiale et le parti unique, un parti incapable de procéder, après son retour au pouvoir, à une justice transitionnelle, à la défaisance de ses biens mal acquis pendant la dictature (les fameux 黨產 dangchan) et à des négociations transparentes avec la Chine. Comme si la population taïwanaise, tout juste bonne à cautionner son pouvoir en élisant et réélisant, n’avait plus son mot à dire une fois le film commencé.

Aussi, contrairement à l’idée que c’est la seconde alternance qui confirme la consolidation démocratique d’un régime (le « double turnover test » de Samuel Huntington), le cas taïwanais nous montre que c’est peut-être à partir de la troisième qu’on a plus de raisons d’avoir confiance. Elle indique que le Kuomintang, en dépit de ses vieux réflexes autoritaires, n’a pas pu, ou pas osé, profiter de son retour aux affaires pour revenir sur la démocratisation qui avait entraîné son départ du pouvoir, et qui, de façon irrépressible, éloigne les Taïwanais de son objectif de réunification avec la Chine. Il a même joué le jeu de la démocratie dans cette élection, en se retenant notamment de recourir aux mensonges grossiers et aux fabrications de scandales fondés sur rien, qui avaient marqué sa campagne de 2012 contre Mme Tsai.

Cf. « Le KMT, parti nationaliste taiwanais ? » dans le Sens public
Au lendemain de la victoire de M. Ma Ying-jeou à la présidence de la République en 2008, qui faisait revenir le KMT au pouvoir après huit années de la première présidence indépendantiste que Taïwan ait eu, nous estimions que si le Kuomintang ne devenait pas une sorte de parti nationaliste « taïwanais » (défendre à tout prix la souveraineté de l’île), il risquait de disparaître*. En pensant, à tort, que M. Ma, qui ne manquait pas de signes pour le comprendre, l’avait entendu. Après l’humiliante défaite du KMT le 16 janvier dernier, des voix s’élèvent, de nouveau, pour lui demander d’abandonner les derniers mots de son nom complet, « Parti nationaliste de Chine », mais bien peu y croient. Il faut croire que le KMT n’a toujours pas compris qu’il a peu de chance de rejouer un rôle politique majeur sur le continent.

Il est à craindre que notre analyse de 2008 était sinon juste, du moins justifiée : c’est, entre autres raisons, parce que le KMT de Ma a trop mis l’accent huit ans durant sur une politique chinoise pleine de promesses, mais sans grand résultat économique, et qu’il a trop oublié l’urgence de la modernisation de Taïwan, confronté à un nécessaire changement de son modèle politique, économique et social, que les Taïwanais, les classes moyennes les premières, ont très durement sanctionné le Kuomintang. D’abord en novembre 2014 aux élections locales, puis, bis repetita, en janvier 2016, aux législatives et à la présidentielle. Le KMT est apparu à beaucoup comme prêt à transiger sur les intérêts de Taïwan pour avancer sur le rapprochement entre les deux rives, dans un programme nationaliste pan-chinois que rejettent les Taïwanais.

Durant la campagne, les deux candidats successifs du KMT n’ont jamais été aussi bas dans les sondages depuis la première présidentielle au suffrage universel, en 1996. La première, Mme Hung Hsiu-chu, a oscillé entre 12,7% et 20,5% des intentions de vote. Plombée par l’impopularité record du président sortant, M. Ma Ying-jeou, elle a aggravé la désaffection populaire à son égard par des déclarations allant radicalement à l’encontre des tendances sociétales portées par la jeunesse, et notamment des sorties perçues comme très marquées vers l’unification avec la Chine, alors que c’est l’idée la plus impopulaire du débat public. Le rocambolesque remplacement de Mme Hung par le président du parti lui-même, M. Chu Li-lun, en octobre 2015, n’a pas aidé : les intentions de vote pour M. Chu ont évolué dans les mêmes fourchettes basses, pour terminer entre 14,8 % et 21,4 % le 6 janvier, dernier sondage avant l’élection. Durant toute la campagne, Mme Tsai Ying-wen était donnée largement gagnante, avec entre 15 et 25 points d’avance selon les moments et selon les sondages.

Les résultats, on l’a vu (voir notre dossier en infographies), sont sans appel, et la presse internationale s’en est largement fait l’écho. A la présidentielle, Tsai est élue à 56,1 % des voix, pas loin du double du candidat du KMT (31,4%). Le taux de participation a certes été le plus bas des six présidentielles organisées depuis 1996 (66,27%), mais la certitude de la victoire pour les uns, et de la défaite pour les autres, en a dissuadé plus d’un de voter. La présidentielle étant acquise depuis des mois dans les sondages, le principal enjeu pour le Parti Démocrate Progressiste (PDP) était d’obtenir sa majorité au Parlement, qu’il n’avait jamais eue lors de la présidence PDP entre 2000 et 2008. Si la plupart des analystes pariaient sur la perte de la majorité du Kuomintang, pour la première fois depuis 1947 (sans doute un record du monde), seuls les sondages internes des partis pronostiquaient, prudemment, une majorité absolue du parti de Tsai Ing-wen à la chambre. En privé, des membres influents du PDP ont reconnu qu’ils ne s’attendaient cependant pas à une victoire aussi large.

Le résultat : avec 46% des voix au PDP contre 27% pour le KMT, une première depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, un parti taïwanais opposé à l’unification avec le voisin chinois possède une majorité au parlement, une majorité absolue (68 sièges sur 113, et 73 à 74 voix avec ses alliés possibles au sein du camp « vert ») dans un parlement qui, selon toute vraisemblance, deviendra un instrument de réforme profonde de la politique, de la société et de l’économie taïwanaise.

La question de la réforme constitutionnelle n’a curieusement pas éveillé l’attention des observateurs. C’est un sujet pourtant sensible. Le camp vert est possiblement à dix voix au-delà, et le PDP à lui tout seul à 4 voix au-delà de ce qu’il faut a minima pour réformer la constitution : les trois quarts des votes d’une assemblée dont trois quarts des membres sont présents au vote, soit 64 voix au minimum. Précisons que si plus de membres que les 3/4 sont présents, le nombre de voix requises augmente en conséquence, avec, en cas de présence de tous les députés, 84 voix requises, soit les 3/4 des 113 sièges.

Entre autres réformes légales d’importance, la majorité PDP pourrait ainsi intervenir au Parlement pour changer la loi définissant les conditions d’exercice du référendum qui, à Taïwan, sont assez restrictives. La loi référendaire taïwanaise prévoit que ce type de consultation populaire puisse contraindre le gouvernement à initier des projets de loi et le parlement à délibérer dessus, mais le référendum étant également nécessaire pour ratifier les réformes constitutionnelles, simplifier les conditions de succès d’un référendum pourrait être un atout pour un gouvernement désireux de lancer une réforme constitutionnelle d’envergure.

Un autre sujet qui va probablement faire surface dès la rentrée parlementaire le 16 février sera la question, mentionnée plus haut, des « biens du parti ». Cette expression désigne les bénéfices énormes que le KMT a tiré, pendant les années de dictature, du système d’Etat-parti. A commencer par les biens pris au gouvernement colonial japonais, dont certains se sont retrouvés directement dans les mains du parti nationaliste devenu, pour de nombreux observateurs, le « parti le plus riche du monde » (ce en quoi on oublie, évidemment, le Parti communiste chinois). C’est une revendication fondamentale de l’ancienne opposition nationale taïwanaise que de faire rendre ces biens par le KMT, et l’on imagine l’immense complexité du sujet. Il y a fort à parier que le chantier, qui sera législatif, va commencer très vite.

Au-delà de ces différentes questions, le nouveau gouvernement va devoir répondre à de nombreuses exigences de réformes fondamentales qui l’ont porté au pouvoir, dont on peut lister ci-dessous quelques exemples, parmi beaucoup :

• la condition des travailleurs, dont le pouvoir d’achat stagne, et dont les droits conférés par la législation sur le travail sont mal respectés, ainsi que les perspectives d’emploi des jeunes, qui sont bouchées ; plus généralement, il faudra trouver un système économique ou les disparités sociales cessent de se creuser ; c’est en partie le sentiment d’abandon des classes moyennes par un KMT plus préoccupé par les grands groupes investissant en Chine qui a fait perdre ce dernier ;

• la fiscalité, sous productive, car le niveau de prélèvement est l’un des plus bas du monde ; or la réforme coûtera cher, ainsi que le soutien à de nouvelles industries innovantes et durables ; pour éviter une crise de la dette, il n’y a guère d’autre solution que d’augmenter les prélèvement directs et indirects, ce qui rendra cependant le gouvernement impopulaire, sauf s’il a la sagesse de le faire vite ;

• l’éducation pré-universitaire, qui stagne dans sa réforme en vue de sortir d’un système de bachotage étouffant pour les étudiants (et bien-sûr la question des manuels d’histoire et de langue chinoise, qui sont otage des nationalismes chinois et taiwanais depuis des décennies)

• le poids des grands groupes économiques, notamment prochinois, sur les médias ;

• le régime de négociation des accords commerciaux avec la Chine, élaborés de façon non transparente et sans garanties suffisantes pour l’économie taïwanaise ; sont dans les tuyaux plusieurs projets de loi cadre destinés à encadrer très strictement les négociations du gouvernement avec la Chine, ce qui était la revendiation n°1 des étudiants des « Tournesols » en 2014 ;

• la quasi-absence de justice transitionnelle depuis la fin de la dictature, dont la question des biens du KMT ; mais si la loi pourra soutenir un travail de mémoire, elle ne pourra imposer au Kuomintang la reconnaissance de ses torts (au nom du parti, et non, comme jusqu’ici, au nom de l’Etat, ce qui dilue la responsabilité du KMT)

• les investissements chinois dans l’immobilier, des domaines stratégiques de l’économie, les ports maritimes ; il y a une nécessité, de l’ordre de la sécurité nationale, de réglementer, clarifier, comptabiliser, publiciser ce qui se passe dans ce domaine, où, pour l’instant, tout est flou voire secret ;

• le passage à un réel multiculturalisme prenant en compte la réalité croissante des populations étrangères à Taïwan ;

• un nouveau partenariat avec les populations autochtones de l’île pour mettre fin à quatre siècle d’administration coloniale des Austronésiens, en leur reconnaissant des territoires propres, sur lesquels ils auront une autonomie de gestion ;

• les associations agricoles locales, courroie de transmission du KMT dans les campagnes, que Chen Shui-bian n’a pu attaquer…

De façon générale, le nouveau gouvernement sera très attendu sur ce qu’on appelle la « réforme juridique » (司法改革 sifa gaige) de Taïwan, et qui touche à plusieurs points déjà mentionnés plus haut. Celle-ci a une portée vaste : outre la réforme de la loi référendaire réclamée très fort par les dirigeants des mouvements sociaux avant que le PDP ne gagne la majorité au parlement, le fonctionnement des cours de justice et la formation des juges sont tout particulièrement visés (la politisation des juges, notamment au bénéfice du KMT, et leur instrumentalisation par le parti nationaliste, quand ce n’est pas les menaces sur la carrière des juges récalcitrants par l’administration aux mains du parti, sont un reste évident de la dictature) ; mais aussi la clarification du fonctionnement des institutions, dont l’identité empruntant aux régimes présidentiel et parlementaire, mais aussi au régime présidentialiste français, rend les choses particulièrement confuses. La complexité de la constitution plusieurs fois réformée a par exemple permis à M Ying-jeou, juste avant le scrutin, de proposer de nommer le Premier ministre de transition selon la majorité nouvelle, en contravention complète avec la Constitution.

Il s’agit là d’une réforme urgente pour poursuivre la démocratisation inachevée de l’île en dotant celle-ci d’institutions administratives, judiciaires et législative neutres, efficaces et qui retrouveront la confiance de la population, très sérieusement érodée. Un sondage paru quelques mois avant l’élection montrait que les institutions politiques, les fonctionnaires de l’administration et les juges étaient, parmi les institutions et notabilités sociales à Taïwan, les moins appréciés des Taiwanais qui n’ont en eux aucune confiance.

Cependant, si le rejet du KMT est sans appel, il faut faire bien attention à ne pas se tromper sur les causes, qui sont multiples, et varient considérablement d’un votant à l’autre. Si, en 2008, les Taïwanais n’ont pas voté pour un rapprochement avec la Chine, contrairement à ce que la presse occidentale a systématiquement écrit, ils n’ont pas plus voté cette fois-ci contre la Chine, ou pour l’indépendance, ou pour l’identité taïwanaise. Tout cela joue, bien sûr, mais de telles conclusions sont trop simplicistes ; les alternances à Taïwan ne sont pas des mouvements de balanciers pour ou contre un rapprochement avec la Chine, mais un mélange complexe d’évaluation de projet économique et social et de mode de rapprochement avec la Chine.

Pour une raison très simple : le rejet de l’unification, l’identification à Taïwan et la méfiance face à la Chine sont de loin majoritaires et sont en hausse constante depuis les années 1990. Puisqu’en 2008, les Taïwanais n’avaient pas élu Ma Ying-jeou pour la politique de rapprochement accéléré qu’il s’était bien gardé de mentionner pendant sa campagne centrée sur Taïwan, de même le sanctionnent-ils en 2016 pour avoir été trop loin dans ce sens. En 2016, ils n’ont pas non plus élu un parti identitaire taïwanais, parce que l’identité de l’île n’est plus en débat. C’est un point qui a encore du mal à être perçu en Occident.

La cohérence du vote entre les élections locales, législatives et présidentielle entre novembre 2014 et janvier 2016, montre plutôt que c’est tout le système Kuomintang qui est rejeté. Elle est une sanction économique (l’insatisfaction des classes moyennes face à la stagnation du pouvoir d’achat), une rébellion de la jeunesse (sans perspective d’emploi et désabusée face à un gouvernement décidément autiste, alors que les instruments démocratiques étaient tous là pour lui permettre de prendre en compte la société civile), … et un effondrement du discours du KMT. Depuis sa campagne de 2008 en effet, le parti martelait aux Taïwanais à chaque échéance électorale que voter pour lui, c’était voter pour la paix dans le détroit et le développement des relations économiques avec la Chine ; et que voter pour le PDP, c’était s’engager sur la voie de l’isolement, de l’instabilité et de la récession. Le discours ne fait plus recette. L’épouvantail est tombé à terre, soufflé par le vent.

La leçon à tirer pour le KMT est triple : il n’y a aucun marché électoral pour l’unification à Taïwan ; avec l’économie chinoise au ralenti, et le gouvernement chinois toujours menaçant envers Taïwan, les investissements taïwanais massifs en Chine sont un danger ; et l’hyperfocalisation du KMT sur la Chine au détriment des enjeux sociétaux taïwanais lui a fait perdre tout contact avec les réalités sociales de l’île. Au lieu de le comprendre, il a passé son temps, dans une campagne désastreuse, à tenter de piéger Mme Tsai sur la question du « consensus de 1992 ». Il n’a suffi à cette dernière, après avoir modéré les ardeurs nationales de son parti, que de s’affirmer clairement en faveur du statu quo et de la stabilité dans le détroit, pour que les électeurs, qui voient dans les débats sur le « consensus de 1992 » une notion politique compliquée et politicienne, se sentent rassurés.

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A propos de l'auteur
Stéphane Corcuff, politiste, sinologue, est enseignant-chercheur à Sciences-Po Lyon et au CEL Jean-Moulin Lyon 3, et chercheur associé au Centre d’études français sur la Chine contemporaine (Hong Kong). Il a publié deux ouvrages en chinois à Taïwan et de nombreux articles en français, chinois et anglais sur le détroit de Taiwan et la politique des identités dans l'île (voir ici l’ensemble de ses publications).
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