Politique
Entretien

Marie Holzman : "Ilham Toti, l’homme du dialogue avec Pékin sur les Ouïgours"

Le professeur d'université et blogueur ouîghour Ilham Tohti avant l'un des ses cours, à Pékin le 12 juin 2010.
Le professeur d'université et blogueur ouîghour Ilham Tohti avant l'un des ses cours, à Pékin le 12 juin 2010. (Crédits : FREDERIC J. BROWN / AFP)
Certains l’appellent déjà le « Mandela chinois ». Le 23 septembre 2014, l’intellectuel ouïgour modéré Ilham Tohti était condamné à la prison à vie pour « séparatisme » par un tribunal en Chine. Le 11 octobre dernier, il a reçu le prix Martin Ennals qui récompense les défenseurs des droits de l’homme et qui est soutenu par les grandes ONG comme Human Rights Watch et Amnesty International. Une reconnaissance mondiale pour ce professeur de l’université des Minorités à Pékin, qui a œuvré toute sa vie pour une coexistence harmonieuse entre les Hans, l’ethnie majoritaire en Chine à 92%, et les Ouïgours, cette minorité musulmane de langue turque vivant au Xinjiang, dans le Nord-Ouest chinois.
C’est aussi un prix essentiel pour éviter l’oubli a un défenseur des droits de l’homme qui n’a jamais prôné l’indépendance du Xinjiang. Parmi ceux qui ont rendu possible cette récompense figure Marie Holzman, sinologue et personnalité majeure en France dans l’aide aux dissidents chinois depuis 1989. En juin 2016, elle a cofondé l’ITI (Ilham Tohti Initiative) avec l’ONG allemande Verdaute Völker (« Les peuples menacés ») et des Ouïgours en exil. Son but était d’obtenir le prix Sakharov pour l’intellectuel ouïgour, ainsi que sa libération et de faire connaître et diffuser son message. Même si Tohti n’a pas obtenu ce prix attribué par le Parlement européen, Marie Holzman salue une réussite de ce combat contre l’oubli. Entretien.

Entretien

Sinologue, Marie Holzman est l’auteur de nombreux livres et traductions sur la Chine contemporaine, dont L’empire des bas-fonds de Liao Yiwu, Wei Jingsheng, un Chinois inflexible (avec Bernard Debord, Bleu de Chine, 2005) ou Lin Xiling, l’indomptable (Bayard, 1998).

Arrivée pour la première fois en Chine en 1975 où elle séjourne une année, elle y retourne en 1977 en tant que journaliste free-lance au bureau de l’Agence France-Presse à Pékin. Elle assiste au premier mouvement démocratique dans la capitale de 1978 à 79. C’est là qu’elle fait la connaissance de tous les futurs grands dissidents chinois. A l’époque, elle écrit aussi sous pseudonyme des articles pour Libération. Elle rentre en France en 1980. Son premier livre, Avec les Chinois, sort chez Flammarion en 1981. Par la suite, elle enseigne la société contemporaine chinoise à l’Université Paris 7 comme chargée de cours, puis comme professeure associée. Aujourd’hui, elle continue à donner un grand nombre de conférences sur la Chine et écrit pour la revue Politique internationale dont elle appartient au comité éditorial.

Depuis 1990, elle est présidente de Solidarité Chine, une association créée en juin 1989 pour venir en aide tant aux exilés fuyant la répression du mouvement de Tian’anmen qu’aux démocrates restés en Chine, et aussi pour perpétuer la mémoire de ce drame. Elle se donne alors pour mission de « faire entendre tous les dissidents chinois ». C’est le propos de son livre intitulé Ecrits édifiants et curieux sur la Chine du XXIème siècle (avec Chen Yan) : « Il faut faire entendre la voix de ceux qui adoptent une démarche pro-démocratie, pacifique et rationnelle, pour que l’Occident comprenne que les Chinois ne sont pas tous fascinés par le business ou la falsification des œuvres d’art », insiste-t-elle. Depuis plus de 25 ans, elle accueille la majorité des dissidents chinois qui transitent ou restent en France, leur fournit un accompagnement pour reconstruire leur vie dans l’Hexagone et pour traduire leurs moindres démarches administratives. « Je ne sais jamais dire non ! Ils ont besoin de moi, je suis là ! »

Avec Ilham Tohti, Marie Holzman n’en est pas à son coup d’essai : elle a milité avec succès pour l’attribution du prix Sakharov aux dissidents Wei Jingsheng et Hu Jia.

La sinologue Marie Holzman.
La sinologue Marie Holzman. (Crédits : AFP/GAX ; source : RTS)
Qui est Ilham Toti ?
Marie Holzman : Il avait 20 ans en 1989, il a donc connu la décennie d’ouverture des années 1980. Au moment de Tian’anmen, il n’était pas à Pékin car il étudiait dans le nord-est de la Chine à l’université du Liaoning. Mais il a forcément eu des échos à la fois des grandes manifestations de la capitale, de la chute du mur de Berlin puis de l’effondrement de l’URSS. Pour lui, l’effondrement du système communiste en Chine n’était pas nécessairement impensable. Cela dit, ayant fait des études d’économie, étant devenu professeur à l’Université des Minorités de Pékin, il a été rapidement connu et reconnu à la fois par ses collègues et par ses étudiants. Il a eu une première passe d’arme avec les autorités en 1994 lorsqu’il a démontré que les chiffres officiels sur la situation au Xinjiang étaient faux, tant sur les matières premières, que les revenus et les investissements. Ses professeurs lui ont alors dit de faire attention, de ne pas attaquer directement les autorités et de se tenir dans une zone plus prudente. Mais il était né sous une étoile de rébellion. Il ne pouvait pas accepter d’être un mouton bêlant.
Comment l’avez-vous connu ?
Son prestige de professeur est venu très tôt. Même le ministère français des Affaires étrangères l’a reconnu comme une « personnalité d’avenir » dans le cadre d’un programme destiné à faire voyager en France des personnalités précoces de moins de 35 ans mais qui s’étaient déjà illustrées dans leur domaine. Donc le ministère l’a fait venir au printemps 2009. C’est là que j’ai eu l’occasion de l’inviter à déjeuner chez moi et nous avons pu parler beaucoup. J’ai été très impressionnée par sa liberté de ton parce qu’il exprimait très clairement l’exaspération d’une grande partie de la population ouïgoure en Chine par rapport au comportement des Hans au Xinjiang. Ce comportement était selon ses dires très impérialiste, très colonialiste. Ils viennent, prennent les meilleurs places. Par exemple, aux paysans ouvriers venus des différentes provinces de Chine, on donne tout de suite des terres et un crédit bancaire, tandis qu’on ne donne rien aux Ouïgours. Face à la destruction de Kashgar, Tohti n’hésitait pas à exprimer également la vive exaspération des Ouïgours. Cela m’avait touchée car les Hans ne se confiaient pas ainsi à un inconnu. Tohti au contraire se montrait passionné, émotif, très attachant. Je me souviens de lui avoir dit que s’il parlait toujours d’une façon aussi directe du régime chinois, j’étais inquiète pour sa sécurité. Lui avait répondu ne pas être inquiet car il ne pensait rien dire de mal.
Quel est son discours sur le sort des Ouïgours en Chine ?
*Le Corps de production et de construction du Xinjiang (新疆生产建设兵团 – Xinjiang Shengchan Jianshe Bingtuan), appelé plus couramment Bingtuan, est une organisation gouvernementale économique et semi-militaire spécifique à la région autonome du Xinjiang en Chine. Le Bingtuan possède de facto l’autorité administrative sur plusieurs villes de taille moyenne ainsi que sur des villages et des fermes dans l’ensemble du Xinjiang. Doté d’une structure administrative propre, il remplit des fonctions normalement dévolues au gouvernement, comme la santé ou l’éducation, dans les zones sous sa juridiction.
Son discours, c’est que les Hans se sont installés au Xinjiang par la force depuis le début des années 1950. Les premières installations étaient les bingtuan*, des camps militaires très bien organisés. C’était vraiment la loi martiale, un régime très dur. Les arrestations de tous ceux perçus comme ultra-nationalistes ont été immédiates. Ce qui a créé un climat de défiance chez les Ouïgours à l’égard des Hans. Ne parlons pas de la Révolution culturelle où les secrétaires successifs du parti communiste au Xinjiang se sont illustrés par une violence inimaginable, qui a semé la terreur dans le cœur des Ouïgours. Ensuite, l’ouverture des années 1980 a été l’occasion de déverser au Xinjiang le trop-plein de paysans dans les campagnes chinoises. Ce qui a permis le développement de la culture du coton. Mais ce faisant, les Hans, selon moi, ont eu une vision de court terme car cette culture risque d’assécher les nappes phréatiques dans la province.

Face à cette situation, Ilham Toti en a appelé au bon sens : les Ouïgours sont des nomades qui ont fait fortune comme éleveurs de troupeau, tandis que les Chinois sont de grands carnivores. Il y a donc moyen de s’entendre : à savoir pour les premiers de mener une vie honnête et pour les seconds de s’approvisionner en viande. Par ailleurs, Tohti a toujours insisté pour que les enfants ouïgours soient élevés dans leur langue. Il n’était pas contre l’apprentissage du chinois puisqu’il le parle. Mais il était pour le maintien de sa culture. Il n’y voyait aucun obstacle à une coexistence harmonieuse avec les Hans.

Pourquoi et comment les autorités chinoises en sont venues à l’arrêter ?
Il faut rappeler d’abord que ses cours ont eu beaucoup de succès car un grand nombre d’étudiants chinois ont estimé qu’il n’y avait pas de professeurs capables comme lui de remettre toutes les informations dans un contexte géopolitique global – que ce soit par rapport à l’Asie centrale ou sur la place de la Chine vis-à-vis des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne. Par la suite, il s’est dit que pour développer son message, il fallait faire plus que parler aux étudiants. Il a donc créé son site internet, Uyghur Biz. Parallèlement, il a aussi développé un pan d’activité économique : il est devenu homme d’affaires et a gagné beaucoup d’argent. Il fut même un temps considéré comme l’un des Ouïgours les plus riches. Il était très admiré pour ses succès en affaires.

Mon interprétation, c’est qu’après 2009 [et les violences interethniques du 7 juillet suivies d’une forte répression, NDLR], il a été très secoué par ce qui s’était passé à Urumqi. Dès lors, il a mis beaucoup d’eau dans son vin en étant moins explicite qu’avant. Il avait d’ailleurs observé le cours des événements en Chine où la répression avait déjà augmenté après 2008 – une fois les Jeux Olympiques terminés, les dirigeants chinois n’ont même plus fait semblant d’assouplir la situation des droits de l’homme. Par ailleurs, Ilham Tohti a eu peur pour sa famille, ses étudiants. Après 2009, le ton de ses cours est donc devenu plus universitaire. Malgré tout, il a été constamment harcelé par les autorités chinoises, pour des durées courtes mais suffisantes pour lui faire peur. Un jour, ils ont fait semblant de le tuer : une voiture de police l’a tamponné très fort. Or, ce jour-là, il transportait deux des ses enfants et sa mère. C’était terrifiant. Ils lui ont dit : « On peut te tuer quand on veut ! » C’était là un acte d’intimidation phénoménal. Tout a culminé en 2013 quand ils l’ont arrêté à l’aéroport de Pékin pour l’empêcher de partir aux Etats-Unis où il était invité à l’université d’Indianapolis pour être professeur associé durant six mois. Il a été accusé de séparatisme, de terrorisme. Or il n’a jamais prôné l’indépendance du Xinjiang. Il savait trop bien que cela conduirait à une condamnation à mort pour le peuple ouïgour et que la répression serait énorme, encore pire qu’à l’heure actuelle.

Ilham Tohti a cependant abordé tous les problèmes : du partage des ressources naturelles à la cohabitation pacifique entre Hans et Ouïgours. Il a pointé une répression disproportionnée à la suite d’incidents presque normaux entre voisins : très souvent par exemple, les Chinois vont installer une porcherie dans un quartier où vivent beaucoup de Ouïgours, et manipulent la viande de porc sans aucun tact pour eux. Certains Ouïgours demandent à ce que la porcherie ne soit pas installée près de chez eux et la situation dégénère en bagarre. Mais ce sont des incidents normaux. Or la police chinoise arrête les Ouïgours pour terrorisme alors qu’ils ne demandent que le respect de leurs droits. En 2015 s’est produit un incident où les Chinois ont forcé de jeunes pères de famille ouïgours à participer à une soirée dansante. Comme ils étaient religieux pratiquants, ils se sont sentis humiliés et certains sont allés assassiner un certain nombre d’ouvriers chinois dans un dortoir. Ce sont des individus et des familles qui sentent leur dignité bafouée et à un moment, ils explosent. Mais cela n’a rien à voir avec des activités terroristes ou séparatistes. Ce sont des manifestations d’exaspération locale. Au Xinjiang, les hommes ont le sang chaud et cela peut dégénérer très vite. Voilà pourquoi le gouvernement chinois accuse les Ouïgours d’être des terroristes.

Que disait Ilham Tohti sur le Mouvement islamique pour le Turkestan oriental (East Turkestan Islamic Movement, ETIM), une organisation séparatiste armée classée proche d’Al-Qaïda par l’ONU en 2002 et inscrite sur la liste des organisations terroristes par les Etats-Unis ?
Il y a eu des recherches et on s’est aperçu qu’il ne s’agissait en réalité que d’une poignée d’individus. Les spécialistes n’ont pas trouvé de traces d’activité de l’ETIM avant les années 2010. Quant à Tohti, il n’a rien dit à ce sujet. Maintenant, il semble que des Ouïgours passent la frontière pour aller se former avec les Talibans. Là encore, il n’y a eu aucun commentaire de Tohti. Je pense que c’est depuis 2013-2014 que l’attirance pour les méthodes terroristes s’est amplifiée chez les jeunes Ouïgours en exil. C’est là une réaction aux exactions extrêmes du pouvoir chinois sur la population ouïgoure : l’interdiction du ramadan, du voile ; on oblige les commerçants à vendre de la nourriture et de l’alcool pendant le ramadan ; on interdit aux jeunes la mosquée avant 18 ans ; on ne leur donne souvent pas de passeport. Quand ils vont en ville, on ne les laisse pas entrer dans les hôtels.

Ilham Toti avait croisé à Pékin une vieille dame ouïgoure en pleurs, à la recherche de son fils disparu en 2009. Elle était venue dans la capitale mais ne pouvait pas se loger car aucun hôtel ne l’acceptait à cause de son ethnie. Tohti l’a logée plusieurs jours chez lui ce qui lui a au moins permis de faire des démarches. C’était un exemple de l’empathie d’Ilham Tohti pour son peuple : il constatait un cas d’injustice et voyait ce qu’il pouvait faire pour aider financièrement un compatriote. Cela illustre bien les drames innombrables de la vie des Ouïgours. Après 2009, il y a eu davantage de vagues d’émigrations ouïgoures vers l’étranger. On voit ce qui se passe pour les Ouïgours qui tentent de fuir en Thaïlande. Ils ne sont pas soutenus. Le seul pays qui les accueillent bien, c’est la Turquie où se trouve une importante communauté ouïgoure.

Ilham Tohti n’a finalement pas reçu le prix Sakharov, mais il a obtenu le 11 octobre le prix Martin Ennals des défenseurs des droits de l’homme. Pourquoi était-il important qu’il obtienne un tel prix ?
C’est quand même une réussite et c’est parce que nous avons insisté pour le prix Sakharov qu’il a pu avoir ce prix et qu’il n’a pas sombré dans l’oubli. J’ai passé un moment à expliquer au fondateur du prix Martin Ennals pourquoi il fallait récompenser Tohti : à chaque fois qu’il a pu, il a essayé d’engager le dialogue avec le gouvernement chinois. Pour Tohti, il s’agissait de trouver avec des arguments pacifiques les principes d’une cohabitation harmonieuse entre Ouïgours et Hans. Or partout où les autorités de Pékin répondent par la répression aux revendications légitimes des minorités, il y a des actes de violence en réponse. Au Tibet, on compte 145 immolations jusqu’à présent. Au Xinjiang, ce sont des attaques comme celles de ces ouvriers d’une mine de charbon à Aksu en 2015. Ils ont tué une cinquantaine d’ouvriers chinois à l’arme blanche. A mon avis, ce sont des actes de désespoir car cela ne menait à rien. Les auteurs de cette tuerie se sont ensuite cachés dans une grotte avec femmes et enfants. Les Chinois ont bombardé la grotte et ont tué tout le monde, 45 personnes au total. Voilà des actes inouïs !

C’est pour éviter cela qu’Ilham Tohti a brûlé sa chandelle par les deux bouts. Il a consacré sa vie à tenter d’instaurer un dialogue harmonieux. Du coup, il a acquis l’amitié indéfectible de gens qui lui ressemblent, dont Hu Jia qui a reçu le prix Sakharov 2008, ou Wang Lixiong et son épouse tibétaine Woeser. Tous ont en commun d’essayer de faire comprendre au pouvoir chinois que la violence ne résout pas les problèmes.

Par ailleurs, c’était aussi important en 2016 de lui donner un tel prix parce que nous autres Français, Belges, Allemands avons été victimes d’actes terroristes dans un contexte mondial extrêmement perturbé, et que nous avons tous adopté un parcours qui s’inspire de la paix. Nous essayons de répondre à la violence par plus d’écoute aux revendications des ces jeunes qui se jettent dans le djihad. La prévention se double d’une tentative de compréhension – même si elle arrive un peu tard. Le gouvernement chinois, lui, refuse de comprendre et de répondre à certaines revendications légitimes comme l’accès égalitaire à l’emploi, aux prêts bancaires. L’inégalité de traitement est évidente. Les Hans ne veulent employer que des Hans. Les Ouïgours subissent un ostracisme criant et insupportable. Nous qui souffrons du terrorisme, nous comprenons le rôle positif de Tohti sur la région pour éviter l’embrasement du Xinjiang. En faisant taire la personnalité la plus compétente pour créer davantage de passerelles entre les ethnies han et ouïgoure, les autorités chinoises privilégient la violence.

Le gouvernement de Pékin est-il encore sensible aux divers prix des droits de l’homme en Occident ?
Je tiens d’abord à préciser que la femme d’Ilham Tohti, qui est restée seule à Pékin avec ses deux enfants, s’est retrouvée désargentée : les autorités ont gelé ses comptes bancaires et coupé le salaire de son mari. Nous avons commencé à faire campagne en septembre 2015, puis nous avons multiplié les conférences publiques et les demandes aux gouvernements européens de nominer Ilham Tohti au prix Sakharov. Or depuis le printemps dernier, la femme de Tohti a recommencé à touché 70% de son ancien salaire. Difficile de faire le lien, mais on remarque que chaque fois qu’on a fait pression sur Pékin en faveur d’un militant des droits de l’homme, son sort s’est amélioré. Si on l’avait laissé tomber dans un oubli total, il ne se serait rien passé du tout.

Par ailleurs, les choses ont changé, il faut bien le reconnaître. Après 1989, les Américains savaient exercer des pressions efficaces via la clause de la nation la plus favorisée, qui permettait l’exportation des produits chinois sans surtaxe et qui était renégociée tous les ans le 3 juin. C’est ainsi que fut obtenue la libération d’un très grand nombre de dissidents comme Wei Jingsheng ou Wang Dan, ou bien la signature du premier pacte international des droits sociaux et culturels. Sans oublier l’action de la commission des droits de l’homme des Nations unies alors présidée par Mary Robinson, dont l’un des chevaux de bataille était la suppression du laojiao [les camps de rééducation par le travail, NDLR]. A force de la réclamer, ce cheval de bataille a été repris. Mais aujourd’hui, la commission des droits de l’homme est le rendez–vous de tous les dictateurs de la planète. La clause de la nation la plus favorisée a été supprimée avec l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2011. Donc il n’y a plus eu de moyen de pression.

En outre, les Chinois ont réussi à démanteler le processus de la commission des droits de l’homme qui tous les ans demandait une résolution sur les violations en Chine. Ils ont fait en sorte que le dialogue multilatéral sur les droits de l’homme cède la place à un dialogue bilatéral, qui n’est plus qu’une mascarade. Les Chinois ont su éroder tous les points de levier dont l’Occident disposait autrefois. Aujourd’hui, un des rares gestes politiques vexatoires pour le gouvernement chinois, après le prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo, ce serait l’attribution du prix Sakharov à Tohti en 2017.

Depuis les années 2000, il n’y a plus eu de libération de prisonniers politiques. Le gouvernement de Pékin les a laissé mourir en prison, comme Cai Shunli. En 6 mois, elle était morte d’absence de soin à cause d’une santé fragile, en mars 2015. Elle avait été arrêtée à l’aéroport pour se rendre à la commission des droits de l’homme de Genève. Quand on pense que même l’envoi d’émissaires du Dalaï-lama pour dialoguer avec Pékin – ce qui a duré toutes les années 1980 jusqu’au début des années 2000 – n’est plus possible, c’est dire à quel point ce gouvernement est devenu autiste. On a affaire à un pouvoir chinois sourd aux tentatives de dialogue avec des hommes de paix. De Liu Xiaobo à Pu Zhiqiang, en passant par Ilham Tohti, ils ont été condamné au silence, à la réclusion et à la maltraitance. Je mets l’accent dessus dès que je vais à Bruxelles voir la Commission européenne : si vous ne vous réservez plus aucun moyen d’action sur le gouvernement chinois, vous n’aurez plus que vos yeux pour pleurer !

Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).