Marie Holzman : "Ilham Toti, l’homme du dialogue avec Pékin sur les Ouïgours"
Entretien
Sinologue, Marie Holzman est l’auteur de nombreux livres et traductions sur la Chine contemporaine, dont L’empire des bas-fonds de Liao Yiwu, Wei Jingsheng, un Chinois inflexible (avec Bernard Debord, Bleu de Chine, 2005) ou Lin Xiling, l’indomptable (Bayard, 1998).
Arrivée pour la première fois en Chine en 1975 où elle séjourne une année, elle y retourne en 1977 en tant que journaliste free-lance au bureau de l’Agence France-Presse à Pékin. Elle assiste au premier mouvement démocratique dans la capitale de 1978 à 79. C’est là qu’elle fait la connaissance de tous les futurs grands dissidents chinois. A l’époque, elle écrit aussi sous pseudonyme des articles pour Libération. Elle rentre en France en 1980. Son premier livre, Avec les Chinois, sort chez Flammarion en 1981. Par la suite, elle enseigne la société contemporaine chinoise à l’Université Paris 7 comme chargée de cours, puis comme professeure associée. Aujourd’hui, elle continue à donner un grand nombre de conférences sur la Chine et écrit pour la revue Politique internationale dont elle appartient au comité éditorial.
Depuis 1990, elle est présidente de Solidarité Chine, une association créée en juin 1989 pour venir en aide tant aux exilés fuyant la répression du mouvement de Tian’anmen qu’aux démocrates restés en Chine, et aussi pour perpétuer la mémoire de ce drame. Elle se donne alors pour mission de « faire entendre tous les dissidents chinois ». C’est le propos de son livre intitulé Ecrits édifiants et curieux sur la Chine du XXIème siècle (avec Chen Yan) : « Il faut faire entendre la voix de ceux qui adoptent une démarche pro-démocratie, pacifique et rationnelle, pour que l’Occident comprenne que les Chinois ne sont pas tous fascinés par le business ou la falsification des œuvres d’art », insiste-t-elle. Depuis plus de 25 ans, elle accueille la majorité des dissidents chinois qui transitent ou restent en France, leur fournit un accompagnement pour reconstruire leur vie dans l’Hexagone et pour traduire leurs moindres démarches administratives. « Je ne sais jamais dire non ! Ils ont besoin de moi, je suis là ! »
Avec Ilham Tohti, Marie Holzman n’en est pas à son coup d’essai : elle a milité avec succès pour l’attribution du prix Sakharov aux dissidents Wei Jingsheng et Hu Jia.
Face à cette situation, Ilham Toti en a appelé au bon sens : les Ouïgours sont des nomades qui ont fait fortune comme éleveurs de troupeau, tandis que les Chinois sont de grands carnivores. Il y a donc moyen de s’entendre : à savoir pour les premiers de mener une vie honnête et pour les seconds de s’approvisionner en viande. Par ailleurs, Tohti a toujours insisté pour que les enfants ouïgours soient élevés dans leur langue. Il n’était pas contre l’apprentissage du chinois puisqu’il le parle. Mais il était pour le maintien de sa culture. Il n’y voyait aucun obstacle à une coexistence harmonieuse avec les Hans.
Mon interprétation, c’est qu’après 2009 [et les violences interethniques du 7 juillet suivies d’une forte répression, NDLR], il a été très secoué par ce qui s’était passé à Urumqi. Dès lors, il a mis beaucoup d’eau dans son vin en étant moins explicite qu’avant. Il avait d’ailleurs observé le cours des événements en Chine où la répression avait déjà augmenté après 2008 – une fois les Jeux Olympiques terminés, les dirigeants chinois n’ont même plus fait semblant d’assouplir la situation des droits de l’homme. Par ailleurs, Ilham Tohti a eu peur pour sa famille, ses étudiants. Après 2009, le ton de ses cours est donc devenu plus universitaire. Malgré tout, il a été constamment harcelé par les autorités chinoises, pour des durées courtes mais suffisantes pour lui faire peur. Un jour, ils ont fait semblant de le tuer : une voiture de police l’a tamponné très fort. Or, ce jour-là, il transportait deux des ses enfants et sa mère. C’était terrifiant. Ils lui ont dit : « On peut te tuer quand on veut ! » C’était là un acte d’intimidation phénoménal. Tout a culminé en 2013 quand ils l’ont arrêté à l’aéroport de Pékin pour l’empêcher de partir aux Etats-Unis où il était invité à l’université d’Indianapolis pour être professeur associé durant six mois. Il a été accusé de séparatisme, de terrorisme. Or il n’a jamais prôné l’indépendance du Xinjiang. Il savait trop bien que cela conduirait à une condamnation à mort pour le peuple ouïgour et que la répression serait énorme, encore pire qu’à l’heure actuelle.
Ilham Tohti a cependant abordé tous les problèmes : du partage des ressources naturelles à la cohabitation pacifique entre Hans et Ouïgours. Il a pointé une répression disproportionnée à la suite d’incidents presque normaux entre voisins : très souvent par exemple, les Chinois vont installer une porcherie dans un quartier où vivent beaucoup de Ouïgours, et manipulent la viande de porc sans aucun tact pour eux. Certains Ouïgours demandent à ce que la porcherie ne soit pas installée près de chez eux et la situation dégénère en bagarre. Mais ce sont des incidents normaux. Or la police chinoise arrête les Ouïgours pour terrorisme alors qu’ils ne demandent que le respect de leurs droits. En 2015 s’est produit un incident où les Chinois ont forcé de jeunes pères de famille ouïgours à participer à une soirée dansante. Comme ils étaient religieux pratiquants, ils se sont sentis humiliés et certains sont allés assassiner un certain nombre d’ouvriers chinois dans un dortoir. Ce sont des individus et des familles qui sentent leur dignité bafouée et à un moment, ils explosent. Mais cela n’a rien à voir avec des activités terroristes ou séparatistes. Ce sont des manifestations d’exaspération locale. Au Xinjiang, les hommes ont le sang chaud et cela peut dégénérer très vite. Voilà pourquoi le gouvernement chinois accuse les Ouïgours d’être des terroristes.
Ilham Toti avait croisé à Pékin une vieille dame ouïgoure en pleurs, à la recherche de son fils disparu en 2009. Elle était venue dans la capitale mais ne pouvait pas se loger car aucun hôtel ne l’acceptait à cause de son ethnie. Tohti l’a logée plusieurs jours chez lui ce qui lui a au moins permis de faire des démarches. C’était un exemple de l’empathie d’Ilham Tohti pour son peuple : il constatait un cas d’injustice et voyait ce qu’il pouvait faire pour aider financièrement un compatriote. Cela illustre bien les drames innombrables de la vie des Ouïgours. Après 2009, il y a eu davantage de vagues d’émigrations ouïgoures vers l’étranger. On voit ce qui se passe pour les Ouïgours qui tentent de fuir en Thaïlande. Ils ne sont pas soutenus. Le seul pays qui les accueillent bien, c’est la Turquie où se trouve une importante communauté ouïgoure.
C’est pour éviter cela qu’Ilham Tohti a brûlé sa chandelle par les deux bouts. Il a consacré sa vie à tenter d’instaurer un dialogue harmonieux. Du coup, il a acquis l’amitié indéfectible de gens qui lui ressemblent, dont Hu Jia qui a reçu le prix Sakharov 2008, ou Wang Lixiong et son épouse tibétaine Woeser. Tous ont en commun d’essayer de faire comprendre au pouvoir chinois que la violence ne résout pas les problèmes.
Par ailleurs, c’était aussi important en 2016 de lui donner un tel prix parce que nous autres Français, Belges, Allemands avons été victimes d’actes terroristes dans un contexte mondial extrêmement perturbé, et que nous avons tous adopté un parcours qui s’inspire de la paix. Nous essayons de répondre à la violence par plus d’écoute aux revendications des ces jeunes qui se jettent dans le djihad. La prévention se double d’une tentative de compréhension – même si elle arrive un peu tard. Le gouvernement chinois, lui, refuse de comprendre et de répondre à certaines revendications légitimes comme l’accès égalitaire à l’emploi, aux prêts bancaires. L’inégalité de traitement est évidente. Les Hans ne veulent employer que des Hans. Les Ouïgours subissent un ostracisme criant et insupportable. Nous qui souffrons du terrorisme, nous comprenons le rôle positif de Tohti sur la région pour éviter l’embrasement du Xinjiang. En faisant taire la personnalité la plus compétente pour créer davantage de passerelles entre les ethnies han et ouïgoure, les autorités chinoises privilégient la violence.
Par ailleurs, les choses ont changé, il faut bien le reconnaître. Après 1989, les Américains savaient exercer des pressions efficaces via la clause de la nation la plus favorisée, qui permettait l’exportation des produits chinois sans surtaxe et qui était renégociée tous les ans le 3 juin. C’est ainsi que fut obtenue la libération d’un très grand nombre de dissidents comme Wei Jingsheng ou Wang Dan, ou bien la signature du premier pacte international des droits sociaux et culturels. Sans oublier l’action de la commission des droits de l’homme des Nations unies alors présidée par Mary Robinson, dont l’un des chevaux de bataille était la suppression du laojiao [les camps de rééducation par le travail, NDLR]. A force de la réclamer, ce cheval de bataille a été repris. Mais aujourd’hui, la commission des droits de l’homme est le rendez–vous de tous les dictateurs de la planète. La clause de la nation la plus favorisée a été supprimée avec l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2011. Donc il n’y a plus eu de moyen de pression.
En outre, les Chinois ont réussi à démanteler le processus de la commission des droits de l’homme qui tous les ans demandait une résolution sur les violations en Chine. Ils ont fait en sorte que le dialogue multilatéral sur les droits de l’homme cède la place à un dialogue bilatéral, qui n’est plus qu’une mascarade. Les Chinois ont su éroder tous les points de levier dont l’Occident disposait autrefois. Aujourd’hui, un des rares gestes politiques vexatoires pour le gouvernement chinois, après le prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo, ce serait l’attribution du prix Sakharov à Tohti en 2017.
Depuis les années 2000, il n’y a plus eu de libération de prisonniers politiques. Le gouvernement de Pékin les a laissé mourir en prison, comme Cai Shunli. En 6 mois, elle était morte d’absence de soin à cause d’une santé fragile, en mars 2015. Elle avait été arrêtée à l’aéroport pour se rendre à la commission des droits de l’homme de Genève. Quand on pense que même l’envoi d’émissaires du Dalaï-lama pour dialoguer avec Pékin – ce qui a duré toutes les années 1980 jusqu’au début des années 2000 – n’est plus possible, c’est dire à quel point ce gouvernement est devenu autiste. On a affaire à un pouvoir chinois sourd aux tentatives de dialogue avec des hommes de paix. De Liu Xiaobo à Pu Zhiqiang, en passant par Ilham Tohti, ils ont été condamné au silence, à la réclusion et à la maltraitance. Je mets l’accent dessus dès que je vais à Bruxelles voir la Commission européenne : si vous ne vous réservez plus aucun moyen d’action sur le gouvernement chinois, vous n’aurez plus que vos yeux pour pleurer !
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