Culture
Entretien

Qiu Xiaolong : "La Chine, cette immense toile d’araignée où la corruption est partout"

L'écrivain chinois Qiu Xiaolong.
L'écrivain chinois Qiu Xiaolong dans les bureaux des éditions Liana Levi à Paris. (Copyright : Renaud de Spens)
Il faut-être rock-star, footballeur ou s’appeler Qiu Xiaolong pour avoir un tel fan club. La dernière enquête de son célèbre poète-policier était attendue comme la pluie sur les rizières. Il était une fois l’inspecteur Chen sort cette semaine aux éditions Liana Levi. L’auteur chinois parmi les plus connus à l’étranger a profité de son passage en France pour se muscler le poignet. Pluie de dédicaces à Paris et en province, et partout le même accueil des lecteurs passionnés qui connaissent par cœur l’intégralité de la série. De nature plutôt réservée, monsieur Qiu en rougirait presque : dans un grand magasin parisien, une lectrice de Bourgogne lui demande de parapher une vingtaine d’exemplaires pour les habitants de son village, quand d’autres lui expliquent qu’ils se sont rendus en Chine ou qu’ils se sont mis au mandarin, après avoir découvert les aventures de l’inspecteur Chen. Mais peut-être que vous ne connaissez-vous pas encore le Sherlock Holmes chinois ? Bande de veinards… Dans l’entretien qui suit, Qiu Xiaolong nous parle de sa jeunesse sous la Révolution culturelle et de la Chine d’aujourd’hui.

Contexte

C’est la dixième enquête de l’inspecteur Chen traduite en français, mais en réalité sa première puisqu’il s’agit de la genèse du héros. C’est aussi probablement le roman le plus introspectif de Qiu Xiaolong. L’écrivain a fait naître l’inspecteur principal Chen Cao pendant la Révolution culturelle, autant dire sous le règne de la terreur. Dénonciation, critique de masse et punition publique, la sainte trilogie maoïste entend « rééduquer » les petits propriétaires et les intellectuels.

Le roman s’ouvre ainsi sur une scène de brimade à l’encontre d’un médecin-chef à l’hôpital. Ce dernier est contraint de prendre sa propre température en public : « Il attrapa le thermomètre qu’on lui tendait et le mit dans sa bouche sans voir qu’il s’agissait d’un thermomètre anal. » S’ensuit une volée de critiques reprenant la maxime de Mao : « Les intellectuels sont plus ignorants que les ouvriers, les fermiers et les soldats. » Et quelques lignes plus loin, voilà notre médecin-chef transformé en agent d’entretien et sortant des toilettes, « le visage sale, ses lunettes cassées fixées par un sparadrap, en pleine transformation idéologique par le travail forcé. »

Une jeunesse dont on ressort forcément un peu cabossé, d’autant que l’absurde ne disparaît pas une fois l’entrée à l’université. La jeunesse de Chen Cao, c’est aussi la Chine de Deng Xiaoping – celle de l’ouverture économique et du plein emploi qu’on ne choisit pas. Dans l’économie planifiée, pas question de choisir votre carrière. C’est l’État qui décide de votre destin. Chen Cao a fait des études d’anglais, il sera donc… policier ! Et pour justifier cette décision, on lui confie la traduction d’un manuel de la police américaine que probablement personne ne lira.
De cette absurdité naîtra le mal-être et la fragilité d’un héros contraint à faire des compromis entre ses idéaux de jeunesse et les règles du parti unique. Pour tenter d’y échapper, Chen se réfugie dans la poésie qui humanise encore davantage le personnage. « Entre souvenirs douloureux, bienveillance et impuissance face au temps qui passe et à la grande broyeuse de la société communiste chinoise, Il était une fois l’inspecteur Chen donne l’impression d’un roman testament, indique Renaud de Spens. L’une de ses meilleures œuvres depuis Mort d’une héroïne rouge, mais dans un registre différent, plus intime, où le polar est encore plus un prétexte pour raconter les grands et petits drames de la Chine contemporaine », poursuit le sinologue qui nous a accompagnés pour cet entretien.

Que les fidèles se rassurent : malgré cette touche plus intime, ils retrouvent ici les mêmes recettes que dans les précédents volumes. Chaque roman de Qiu Xiaolong étant un festin à la fois pour l’esprit et pour les sens, où l’on se met à table quasi à toutes les pages : nouilles froides de Corée à la texture à la fois molle et croustillante ; cervelle de porc bien cuite, baignée de vin de riz jaune, avec du gingembre ou des oignons verts ; recette de carpe vivante cuite dans un grand wok à feu vif, puis marinée pendant des heures dans une sauce de soja avec du sucre et des épices ; nouilles aux trois crevettes agrémentées de feuilles de lotus, etc, etc. C’est d’ailleurs par un mystère culinaire que s’ouvre cette première enquête. À l’autopsie, le ventre du cadavre présente un cocktail d’aliments étonnants : du caviar non digéré, de l’aileron de requin et des crevettes ivres de Ningbo ! L’ouverture de la Chine conduit certes à une mondialisation des assiettes, mais quand même… Un tel mélange est forcément suspect.

« J’ai fait mes études à Pékin, sur les mêmes bancs d’école que Bo Xilai »
D’où vient l’inspecteur Chen ?
C’est une question que me posent souvent les lecteurs de mes romans et notamment les lecteurs français : est-ce qu’il y a une part d’autobiographie dans l’inspecteur Chen ? Ce que je peux dire, c’est que je n’ai jamais été policier, je n’ai jamais été non plus membre du parti communiste chinois comme l’est l’inspecteur Chen. Je peux dire aussi qu’il y a un peu plus d’introspection dans mon nouveau livre.
On pourrait aussi vous demander quelle part de réalité et de fiction contient ce nouveau roman ?
La ligne de séparation entre les deux peut être très floue, surtout en Chine. Il y a tellement de choses étranges qui se produisent, et parfois des choses plus étranges que ne peuvent l’imaginer les écrivains. Dans ce livre, il y a des histoires qui sont écrites d’un point de vue très subjectif et sont plus personnelles ; d’autres sont conçues avec beaucoup plus de distance. C’est réel et irréel à la fois. On peut parler d’un point de vue post-moderne de la narration. Un jour j’ai écrit un article dans le New York Times avec pour titre : « La vie en Chine dépasse mes fictions ». Je me souviens notamment de la fuite du chef de la police de Chongqing il y a quatre ans et quand ce dernier a été se réfugier au consulat américain. Même un réalisateur hollywoodien n’aurait pu imaginer de tels détails ! Et tout ça parce que ce même chef de la police a découvert que la femme de Bo Xilai [maire de la ville de la mégalopole de Chongqing dans le sud de la Chine à l’époque, NDLR] avait un amant et que cette dernière l’a giflé. Pour une gifle, le scandale a provoqué une mini-crise diplomatique et un séisme au sein du parti communiste. Dire que j’ai fait mes études sur les mêmes bancs d’école que Bo Xilai à Pékin. On est tous les deux diplômés de l’Académie des Sciences sociales, donc oui, c’est étrange. Il se passe tellement de choses étranges en Chine.
« Je n’aurais jamais pu être garde rouge. En Chine, le rouge c’est le bien, le noir c’est le mal ! »
Vous évoquez votre jeunesse… Comme votre héros, vous avez passé votre enfance sous la Révolution culturelle. À l’époque, on vous appelait le « chiot noir ». Pour quelle raison ?
En Chine, les personnes qui avaient leur propre business avant 1949 étaient considérées comme de méchants capitalistes, et les propriétaires terriens ou qui avaient des biens fonciers étaient surnommés les « monstres noirs ». Mon père dirigeait une petite usine de parfum, donc j’ai été qualifié de « chiot noir », autant dire moins qu’un être humain. J’ai été victime de discrimination comme beaucoup d’autres à l’époque et évidemment, je n’aurais jamais pu être garde rouge. En Chine, le rouge c’est bien, le noir c’est mal.
Votre inspecteur ne va pas droit au but dans ces enquêtes. Il faut parfois contourner la bureaucratie. C’est une métaphore de la Chine d’aujourd’hui ?
L’inspecteur Chen n’est pas le seul à devoir prendre des chemins détournés pour parvenir à ses fins. C’est la même chose pour les journalistes. Je pense à Hu Shuli notamment [La patronne du groupe de média économique Caixin a appelé dans son éditorial du 18 septembre à la construction d’une « nouvelle relation entre les entreprises et l’Etat », NDLR] Vous devez toujours marcher sur une ligne très étroite. Si vous faites un pas de travers, vous risquez de graves ennuis. Cela peut aller jusqu’à la fermeture de votre journal. Il faut avoir des réseaux ; il faut parfois accepter les compromis ; il faut aussi parfois tourner en rond. Voilà pourquoi l’inspecteur Chen est si souvent malheureux. Souvent, il doit tricher, il doit faire des compromis. Ce sont des choses qu’il ne veut pas faire au fond de lui, mais il sait aussi qu’il n’y a pas d’autres solutions et qu’il doit se plier à cela.
D’où peut-être l’humour dans vos romans, comme sur les réseaux chinois, un humour désespéré…
Oui, on appelle cela de l’humour noir, parce qu’il n’y a pas d’autre issue. Vous faites des choses que vous ne voulez pas faire, vous n’êtes pas heureux, mais vous ne pouvez pas ouvertement protester sans risquer d’avoir de gros ennuis. Donc oui, heureusement, il y a encore l’humour.
« Le Parti communiste chinois doit s’opérer lui-même pour extirper la corruption, autant dire mission impossible ! »
Il y a cette grande campagne de lutte contre la corruption lancée par le président Xi Jinping. Est-il possible d’être incorruptible en Chine aujourd’hui ?
Il n’y a pas très longtemps Wang Qishan s’est entretenu avec un universitaire japonais. Le patron de la lutte anti-corruption en Chine a alors expliqué à son interlocuteur que sa tâche était aussi difficile que celle d’un docteur qui tenterait de s’opérer lui-même. On est ici dans un contexte de parti unique où la presse est bridée et ne peut pas jouer son rôle de contre-pouvoir. Le parti communiste chinois doit s’opérer lui-même pour extirper la corruption : cela revient à dire au fond dire que l’objectif est impossible à atteindre. Même si évidemment, l’autorité affirme le contraire.
L’écrivain Murong Xuecun pense que la corruption est inhérente au système. C’est donc aussi votre avis ?
C’est une longue histoire, en réalité. En Chine, pendant des milliers d’années, le système judiciaire n’était pas une question qui était évoquée au sommet de l’État. Cela a toujours été une affaire de réseaux et de connexions personnelles. Alors bien sûr, il y a eu de bons juges dans le passé. La littérature fait souvent référence à Bao Gong notamment [De son vrai nom Bao Zheng, ce juge, qualifié d’incorruptible sous la dynastie des Song, n’a pas hésité à faire emprisonner son oncle et à s’attaquer aux puissants, NDLR] ou au Juge Ti. En réalité, si les Chinois sont si friands de ces histoires de mandarins incorruptibles, c’est qu’elles demeurent extrêmement rares. Les individus qui ont décidé d’être justes et incorruptibles se comptent presque sur les doigts de la main, car au fond le système lui-même n’est pas une garantie contre la corruption.
La propagande pointe pourtant les succès de la campagne anti-corruption…
C’est vrai, mais en privé les choses sont présentées différemment. Je parle souvent à des personnes qui ont des responsabilités dans des postes officiels. À chaque fois que j’évoque le sujet de la corruption, on me répond que « les choses sont compliquées ». On m’explique que : « Si je ne fais pas les choses de telles ou de telles façons, je ne serais plus considéré comme faisant partie du cercle de mes relations, etc, etc. » J’utilise souvent une métaphore pour expliquer la Chine d’aujourd’hui : la société chinoise est une immense toile d’araignée. Toutes les menaces sont connectées. Et quand on parle de corruption, ce peut être une histoire qui va de quelques yuans à d’immenses détournements d’argent. Petits fonctionnaires et hauts responsables sont tous concernés. Tout est connecté et à moins d’une révolution, je ne vois pas comment le système peut changer. Quand je parle de connexion et d’interaction, je parle de réseaux. Les Chinois ont un mot pour cela, c’est ce qu’on appelle le « guanxi ». Sans « guanxi », sans relations, vous ne pouvez rien faire ! Même pour aller consulter un docteur, vous avez besoin de réseau. Récemment ma petite sœur est tombée malade. Je suis allé en Chine pour lui rendre visite et j’ai dû utiliser mes contacts pour qu’elle puisse être soignée par un bon docteur. J’ai même distribué des enveloppes rouges [hongbao – des enveloppes contenant des billets, NDLR] pour qu’on s’occupe de ma petite sœur. Suis-je coupable pour autant ? Oui, bien sûr. En même temps, tout fonctionne ainsi. Et si je suis parfois pessimiste, c’est parce que cela concerne toute la société. Lorsqu’un officiel corrompu est arrêté en Chine, les gens pensent qu’il n’a pas eu de chance, au lieu de se féliciter de sa mise sous les verrous.
Au fur et à mesure de ses enquêtes, Chen doit faire de plus en plus de compromis. Est-ce que cela exprime votre pessimisme vis-à-vis du système encore une fois ?
Dans le premier roman de la série, l’inspecteur Chen est effectivement beaucoup plus idéaliste. Il croit qu’il va pouvoir changer les choses sans manipuler les gens et sans faire de concession. Mais dans les derniers romans, il n’est pas heureux. Il entend rester dans les clous. Il refuse l’argent qu’on lui propose, mais il n’échappe pas à l’échange de services. Tu me fais une faveur, je t’en fais une en retour. Malheureusement, tout le système est gangréné par cela.
« Pour faire des affaires ou résoudre une enquête policière, il faut se constituer un réseau et cela passe souvent par un bon repas. »
Votre héros est un poète. C’est aussi un fin gourmet. On se régale en lisant vos lignes : c’est à la fois un banquet pour l’esprit et pour les sens…
Pour ce qui est des poèmes, c’est très important pour l’inspecteur Chen. C’est quelqu’un qui n’est pas bien dans sa peau et qui n’a pas un grand succès avec les femmes. La poésie est un moyen d’échapper temporairement au réel, aux problèmes et au stress. C’est aussi un écho à ses idéaux de jeunesse, même si c’est pour un court moment, même si c’est un peu de l’illusion. Pour la narration, c’est aussi important, car je ne voulais pas d’un inspecteur qui pense uniquement comme un policier, mais comme quelqu’un qui se met à la place de ses interlocuteurs. Cela le rend plus humain, un peu comme dans les polars de Simenon. Parfois l’inspecteur Chen oublie le crime sur lequel il enquête, pour se concentrer sur la beauté d’une passante. Concernant la nourriture, là aussi c’est une question d’équilibre. J’habite à Saint Louis aux États-Unis où il n’y a pas de grande cuisine. Pour un écrivain, raconter les déjeuners et les dîners, décrire les plats, c’est aussi se souvenir de la cuisine chinoise. L’inspecteur Chen a besoin comme tout le monde de moments de détente. En Chine de toute façon, pour des affaires comme pour résoudre une enquête, il faut les bonnes connexions. Il faut disposer d’un réseau et la solution la plus rapide pour se le constituer est de s’asseoir autour d’une table et faire un bon repas.
Quel est votre plat préféré ?
L’anguille de rivière avec du riz sauté. Le seul problème avec l’anguille, c’est que quand elle est congelée, le goût n’a plus rien à voir. Vous ne pouvez pas trouver ce plat dans un restaurant aux États-Unis, par exemple. Même en Chine, c’est de plus en plus difficile. À Pékin, beaucoup de restaurants utilisent des anguilles congelées. Du coup, je dois cuisiner ce plat moi-même.
Vous êtes l’un des écrivains chinois les plus connus à l’étranger. Est-ce que vos livres sont lus par les Chinois ?
Par le passé, certaines des aventures de Chen ont été traduites. Mais ils ont changé des passages sans m’en tenir informé. La plupart de mes romans se passent à Shanghai : les censeurs ont supprimé le nom de la ville et l’ont remplacé par la lettre H. J’ai protesté, j’ai demandé pourquoi ? Ils m’ont répondu : « Ce genre d’actions illégales, ces meurtres, ces affaires d’argent, tout cela ne peut pas arriver à Shanghai ! » Il n’y a plus que la propagande chinoise qui pense que la fiction dépasse la réalité.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.