BD : La vie chinoise, mode d'emploi
Né en 1955, Li Kunwu a vécu toutes les transformations de son pays survenues après la Révolution. Talentueux dessinateur de presse, il aurait pu se contenter de faire des caricatures et des dessins de propagande toute sa vie s’il n’avait rencontré le Français Philippe Otié, alors conseiller commercial à Wuhan et passionné de bande dessinée. Une rencontre qui lui fait découvrir le concept des grands récits en BD et lui permet de comprendre que le récit de son existence banale dans un monde extraordinaire peut intéresser beaucoup de gens, notamment à l’étranger. D’où une collaboration originale où Li Kunwu dessine sa propre vie en bénéficiant de l’appui scénaristique du Français pour structurer le récit et donner les éléments de compréhension à un public occidental (dans Ma génération Li reste seul aux manettes).
C’est peu dire que Li Kunwu est un enfant de la Révolution : cadre du Parti communiste chinois et militant enthousiaste, son père tente de lui faire dire « président Mao » dès l’âge de six mois – en vain mais Li Kunwu se rattrapera plus tard. Entre utopie révolutionnaire et catastrophes économiques, la vingtaine d’années chroniquées dans Le temps du père, premier tome d’Une vie chinoise, concentre les bouleversements les plus violents de la Chine nouvelle. Dès l’école primaire le petit Li est embrigadé dans les campagnes délirantes du « Grand Bond en Avant ». Même les petits enfants sont mis à contribution quand il s’agit de massacrer les moustiques et autres moineaux qui menacent les récoltes, ou de ramasser du bois pour faire fondre tout le métal disponible. Bilan au bout de quelques années : « nous étions parvenus à faire de la Chine une terre stérile, sans arbres, sans insectes, sans rongeurs, sans oiseaux »… Accompagné de terribles famines que le jeune Li constate dans son entourage, le « Grand Bond en Avant » prend fin en 1962. A l’école, c’est le culte du camarade Lei Feng qui mobilise alors les jeunes esprits : tous se doivent d’imiter ce révolutionnaire héroïque totalement dévoué au peuple et cherchant constamment à aider son prochain. Un mélange surréaliste entre esprit scout et totalitarisme.
Les pages les plus impressionnantes du Temps du père sont celles consacrées à la révolution culturelle. A 11 ans, Li participe comme tous les enfants aux concours de connaissances des citations du président Mao, avant de passer à des activités plus brutales : les enfants sèment la terreur dans la ville pour imposer la ligne révolutionnaire aux commerçants, notables et toute personne détentrice d’une parcelle de la culture ancienne. Épisode le plus terrible : le procès public de leurs professeurs, qui s’étaient pourtant toujours montrés dévoués vis-à-vis des enfants et de la révolution, humiliations et violences à l’appui. Au point que, pour l’unique fois de toute la saga, Li Kunwu se révèle incapable d’assumer les actes auxquels il a participé : « ce qui suit s’est effacé de ma mémoire », lance-t-il pour couper net à la description du sort subi par ses professeurs.
Les horreurs de la révolution culturelle, l’enfant y participe à la fois en tant que bourreau et victime. Bourreau quand il se creuse la cervelle avec ses camarades pour trouver quels noms ajouter à la liste de leurs dénonciations, victime quand son propre père disparaît du jour au lendemain, envoyé en camp de rééducation. Le temps du père se termine avec la mort de Mao, en 1976, mort qui suscite un désespoir général : pas un instant il ne viendrait à l’esprit de Li et ses camarades, endoctrinés en permanence depuis leur plus jeune âge, d’imputer au Grand timonier vénéré une quelconque responsabilité dans les violences, les famines et le chaos généralisé dont ils souffrent depuis des années.
Avec Le temps du parti, deuxième volet d’Une vie chinoise, c’est une période plus calme qui s’ouvre. La chute de la « Bande des quatre » (immédiatement célébrée par tout le monde, y compris ceux qui n’en avaient jamais entendu parler) sonne la fin de la révolution culturelle. Le père de Li est réhabilité et le jeune homme, pas rancunier, n’a plus qu’un rêve : entrer au Parti. La relative normalisation ne s’accompagne pas forcément d’un adoucissement des mœurs. Li Kunwu n’hésite pas un instant à dénoncer son meilleur ami pour comportement immoral avec une jeune fille et, détail extraordinaire, se met en scène trente ans plus tard, en train de raconter l’épisode et d’affirmer qu’il n’en éprouve aucun remord. Ces années d’ouverture s’accompagnent de révélations : lors d’un cours pour adultes, en 1980, le professeur affirme à ses élèves totalement incrédules que l’homme a marché sur la Lune onze ans plus tôt. C’est à cette époque que meurt le père de Li (son père naturel, beaucoup moins important, évidemment, que le président Mao), qui donne un ultime conseil à son fils : « le parti, rien que le parti ».
C’est aussi la période des événements de la place Tian’anmen, en 1989, sur lesquels Li Kunwu livre un rare commentaire direct : contrairement à la perception occidentale, il ne les considère pas comme si importants que cela, la Chine ayant « avant tout besoin d’ordre et de stabilité pour son développement ». Et le livre de se terminer sur l’expression d’une forte nostalgie pour les temps écoulés, nourrie par le désarroi suscité par la frénésie d’enrichissement qui a saisi le pays.
Tous ces récits et démonstrations pèseraient bien peu, évidemment, s’ils n’étaient servis par l’extraordinaire talent de l’artiste. Mêlant plume et pinceau, Li met au service de son autobiographie toute l’expérience acquise durant sa carrière de dessinateur pour l’armée d’abord, pour la presse ensuite. Son style s’inspire directement du dessin de propagande chinois – sans surprise puisqu’il a passé sa vie à en réaliser (attention, lui a enseigné son maître, « à chaque période de la vie du président Mao correspond un style de dessin spécifique ! »). Ses portraits de caricaturiste se révèlent extrêmement expressifs et sa virtuosité éclate dans ses paysages. Quelques coups de pinceau suffisent à faire surgir une ligne de montagne tandis que le dessin se fait minutieux à l’extrême pour recréer les scènes de rue, les petits métiers, la vie des gens du peuple. Li Kunwu consacre de nombreuses pages aux paysages urbains et à leur évolution au fil du temps : des petites maisons en bois de son enfance aux immeubles anonymes d’aujourd’hui, le lecteur d’Une vie chinoise assiste en accéléré à la transformation, le temps d’une vie humaine, d’un pays en proie à la famine et aux délires totalitaires en une superpuissance économique.
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