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"Je me sens vidé" : le tube chinois de l’été

Extrait du clip de "Je me sens vidé" par Jin Chengzhi et le "Chœur de l’Arc En Ciel".
Extrait du clip de "Je me sens vidé" par Jin Chengzhi et le "Chœur de l’Arc En Ciel". (Source : Wenxue City)
Il n’y a pas de vacances d’été dans l’univers du Net chinois, ni vraiment de grandes vacances pour la plupart des travailleurs en Chine. Alors que la chaleur caniculaire s’abat sur les grands centres, et que les climatiseurs fonctionnent à plein régime dans les tours de bureaux du CBD, une vidéo est devenue virale entre fin juillet et début août. Il s’agit d’une chanson littéralement intitulée « Je me sens vidé », à laquelle s’ajoute un sous-titre : « So far, the sofa is so far » (« Si loin, le canapé est si loin »).
La vidéo de bonne facture est réalisée dans un théâtre de Shanghai. On y voit un chœur composé d’hommes et de femmes coiffés d’oreille de chien en peluche ; sous la direction d’un jeune chef d’orchestre accompagné d’un ensemble, ils exécutent ledit morceau. Les paroles font fureur auprès des jeunes Chinois qui se retrouvent dans son ironie désabusée. La chanson décrit en effet avec des expressions enjolivées et un second degré certain, un phénomène que les jeunes actifs connaissent bien : le surmenage, les heures supp’, les journées à rallonge, la fatigue de l’allégeance au patron, la pression des objectifs à respecter.
Voir le clip de « Je me sens vidé » par Jin Chengzhi et le « Chœur de l’Arc En Ciel » :
Les paroles n’ont cependant rien de très provoquant, mais l’on se laisse prendre par la narration et le côté solennel que confère les voix à l’unisson au texte somme toute léger. On y parle du temps qui passe derrière les fenêtres du bureau, la jeunesse qui passe comme des fleurs qui se fanent, des longues journées de « ‘présentisme » symbolisées par une cafetière, des longs trajets jusqu’au bureau, et du sofa comme seul refuge du travailleur éreinté. Pas de dénonciation du patronat ni d’appel à la grève ici. Juste un blues du capitalisme et de la croissance à deux chiffres qui résonne fort chez la jeunesse urbaine croulant sous la pression du travail et de la famille.

Les Chinois ont depuis les temps les plus anciens excellé dans les détours et les circonvolutions métaphoriques pour décrire les phénomènes sociaux. Le Net chinois regorge de ce genre d’anecdotes aussi imagées qu’illisibles sans un brin de références. En Chine, l’écriture et l’histoire sont ainsi faites et si inextricablement liées que l’on peut toujours se servir d’analogies à des faits antiques pour décrire le contemporain, mais aussi de jeux subtils avec l’homophonie des caractères pour substituer des noms à d’autres, et pointer sans vraiment dénoncer les dysfonctionnements de ce grand pays qui parait toujours sous contrôle.

Jin Chengzhi, le cerveau derrière « Je me sens vidé » n’est pourtant pas ce que l’on peut appeler un rebelle, il est même un pur produit du système d’excellence à la chinoise. Diplômé du conservatoire de Shanghai, Jin a étudié le piano dès son plus jeune âge avant de rejoindre le département de composition du conservatoire en 2007. Il est le fondateur et le chef d’orchestre du « Chœur de l’Arc En Ciel », et l’auteur de nombreuses pièces aux noms impressionnistes comme Recueil de la montagne Ziya, qui font les louanges des beautés de la nature près de Wenzhou.

En somme, Jin Chengzhi est un lettré de son époque. A seulement 29 ans, il se revendique de culture classique, compare les textes qu’il écrit pour le chœur au Classique Des Odes (recueil de chansons qui date de l’antiquité), mais grâce à son humour, son sens aigu de la dérision et de la narration, il parvient à faire passer l’art savant de la chorale dans le domaine populaire en utilisant les outils du monde actuel. C’est comme si aujourd’hui, au lieu d’envoyer des rouleaux calligraphiés à l’empereur, le jeune lettré publiait ses essais sur le Net sous forme d’une vidéo bien éditée et ne tardait pas à faire entendre sa voix en créant un véritable buzz. Le but n’est bien sûr plus de se faire entendre de l’empereur mais des netizens. Et depuis juillet, Jin Chengzhi n’a pas à se plaindre : de grosses sociétés comme Kodak ou Durex ainsi que des producteurs de films, avides de nouvelles idées marketing, sont séduits par le succès en ligne du « Chœur de l’Arc en Ciel » et le contactent spontanément pour des campagnes sur Internet ou des bandes originales. Peut-être même que les membres du Politburo écoutent « Je me sens vidé » dans leur bureau climatisé de Zhongnanhai, en regardant les pétales des fleurs tomber au crépuscule.

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.
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