Culture
EXPERT - TRANSISTOR ASIE

 

Helen Feng, la déferlante !

Helen Feng en concert
Helen Feng en concert (Crédit : Ed Jones / AFP)
Notre contributrice, Léo de Boisgisson, a passé deux jours avec Helen Feng, chanteuse du groupe Nova Heart en pleine grève des taxis parisiens. Entre deux trajets en Uber Pool, une performance à la Fondation Louis Vuitton et plusieurs repas dans des restaurants du 10e arrondissement de Paris, elle a retranscrit les considérations de cette créatrice prolixe, en dialogue perpétuel avec elle-même, entre son identité chinoise et son identité américaine, entre son côté punk et son côté paillettes.
A l’instar des 12 artistes exposés dans l’imposante exposition qui se tient à la Fondation Louis Vuitton jusqu’au 2 mai, Helen Feng est l’une des créatrices les plus en vue du moment, non pas seulement en Chine mais en Europe et en Australie. Elle vit à 100 à l’heure, joue dans des festivals prestigieux (TransMusicales, Glastonbury) et comme tous les chinois elle est archi connectée.

Ainsi, à peine ses bagages posés, elle envoie via WeChat deux trois directives à Pékin où trois personnes travaillent d’arrache-pied dans un petit bureau pour accompagner le développement son groupe Nova Heart, très en vogue ces deux dernières années, mais aussi sa boîte de booking et son label Fake Music. C’est un travail de tous les instants, d’autant qu’ Helen est une perfectionniste.

Une Pékinoise dans la cité des Anges

Helen Feng, souvent appelée : « la Blondie chinoise » à cause de sa voix qui rappelle celle de la chanteuse New-Yorkaise Debbie Harry dit « Blondie », n’ouvre pas la bouche seulement pour chanter. Elle a des avis tranchés sur beaucoup de choses et dénote de l’idée qu’on se fait de« la china girl » douce et passive.

Il faut dire que derrière la frange de cheveux raides se cache une jeune femme de nationalité américaine qui a passé son enfance et son adolescence à Los Angeles. A 4 ans, elle commence la musique, d’abord en chantant dans une chorale classique puis dans un groupe de chant a cappella de 8 ans à 22 ans.

En parallèle, à la sortie de ses études, elle travaille pour quelques grosses agences de management d’artistes et des labels où elle n’est qu’une petite assistante mais où elle apprend vite comment on construit des « produits pour le show business ».

C’est par hasard (en rencontrant le directeur de Viacom dans un ascenseur) qu’elle se fait embaucher par MTV Chine, pour travailler en tant que présentatrice. Elle n’avait pourtant pas du tout prévu de rentrer en Chine car elle aime sa vie à Los Angeles, mais elle décide finalement de faire le grand bond.

Helen Feng sur scène. (Crédit : #thepingpongtheory)
Helen Feng sur scène. (Crédit : #thepingpongtheory)

De MTV à Pet Conspiracy et Nova Heart

Nous sommes en 2002 et la voilà donc de « retour au pays natal ». A l’époque, MTV jouit d’une aura fantastique en Chine pour les « happy fews » qui y ont accès. C’est un peu une fenêtre ouverte sur l’Amérique.

Entre 2002 et 2008, Helen Feng se constitue un redoutable carnet d’adresses en cumulant son travail chez MTV et une émission de radio sur China Radio International. Elle chante aussi dans un groupe – Ziyo – approché et signé sur Warner Chine en 2005.

C’est sa période pop : elle rentre dans le moule et se transforme en une espèce « d’Avril Lavigne chinoise ». Elle est trop typée pour faire du rock 100% « bubble gum » mais on sent bien que tout est savamment contrôlé par les équipes marketing.

Pourtant, sa vie va encore basculer quand Warner lui propose un contrat d’artiste encore plus intéressant (comprenez lucratif), soit : une sorte de package de pop star où elle n’aurait qu’à suivre les instructions du directeur artistique. Là, le tempérament rebelle de la damoiselle reprend le dessus ! Elle refuse l’offre et ne tarde pas à se lancer dans d’autres projets. Elle monte alors un nouveau groupe avec le producteur Huzi : Pet Conspiracy, un des premiers groupes de rock electro de Chine.

Découvrez Pet Conspiracy
A chaque apparition de Pet Conspiracy, c’est le feu ! Helen semble exorciser les démons du show business et se déchaîne sur scène. Les shows sont toujours sulfureux et sexy et elle aime les conclure par un saut dans la foule (ce qui lui a notamment valu de multiples blessures et une notoriété certaine).

Puis, après une grosse dispute avec Huzi, Helen forme Nova Heart et depuis n’a de cesse de faire entendre sa voix et celle des musiciens indépendants en Chine.

A voir et à écouter, Nova HeartLackluster No.
Aujourd’hui, forte des ses expériences, elle porte un regard sans concession sur le milieu de la musique en Chine et sur le show business en général.
« Je ne veux pas donner de noms, mais en Chine, les artistes sont entre les mains d’incapables qui ne font rien pour leur carrière » nous explique-t-elle.

Et de poursuivre : « Ces artistes signent des contrats aliénants avec des agences qui détiennent leurs droits et ne sont pas capables de les envoyer enregistrer dans un bon studio. Ce sont ces mêmes agences qui dépensent tout leur fric sur une ou deux têtes de gondole et laissent les autres végéter dans un coin. C’est nul ! ».

Elle reconnaît néanmoins que d’autres labels font de bonnes choses au niveau artistique, mais ces derniers n’accèdent jamais à un plus large public parce qu’ils ne connaissent pas – ou ne font pas la démarche de – connaître davantage les diffuseurs. Ainsi, ils sont juste mauvais en management et ils n’ont pas compris que maintenant, c’est facile d’accéder aux canaux de diffusion.

Oui, comme elle le dit : « Internet a tout changé en Chine » car on peut désormais vivre une vie d’artiste sans jamais se compromettre à participer aux « shows avilissants » de la télé nationale.

Une seule chose est aujourd’hui nécessaire : un bon contenu, puisque c’est cela que la musique est devenue, une forme de contenu comme un autre. Ce sont ces contenus qui sont demandés par les plateformes musicales et vidéos qui en ont un besoin constant, et exponentiel (voir notre article à ce sujet). C’est pour cela que des plateformes comme Douban ou Xiami sont devenus eux-mêmes labels car elles aident ainsi les artistes à se produire, à démultiplier leur image.

La création du label Fake Music

L’expérience Nova Heart a bousculé ses façons de faire et ses façons de produire comme elle nous le raconte. « Avec mon groupe, nous avons construit nous-mêmes nos réseaux et fidélisé nos fans. Nous organisons nos propres tournées, nous faisons la scéno de nos spectacles nous-mêmes et je codirige la plupart de nos clips ».

Nova Heart

Nova Heart est un groupe qui produit une pop électronique entêtante, emprunte de disco et de rock.
Les sons de basse sont groovy, les guitares un peu sombres (surtout dans le titre We Are Golden), et la voix d’Helen semble toujours flotter
Les membres fixes sont Helen Feng à la voix et aux claviers, BoXuan à la basse et la « minuscule » Atom à la batterie.

Helen chante en anglais et comme énoncé auparavant, sa voix claire qu’elle module à merveille rappelle celle de Blondie. Helen est fan de disco, des nuits new-yorkaises au tournant dans années 70-80 où musique expérimentale, rock Low fi et disco se mélangeaient dans des nuits endiablées.
Ainsi, elle n’est pas là pour faire de la musique qui sonne « chinoise » mais pour exprimer la crise existentielle actuelle des jeunes chinois, tiraillés entre leur culture traditionnelle et la culture globale. Les textes parlent d’anecdotes nocturnes, de vies dissolues, bref, de la confusion des sentiments.

On verra d’ailleurs avec intérêt le clip du morceau Beautiful Boys qui aborde d’une manière osée le thème de l’homosexualité et du travestisme à la suite de celui de Lackluster No. tourné avec l’actice Tian Yuan.

Pour Helen Feng, cette manière de faire fût un déclic. « On s’est dit que puisque nous avions ouverts ces canaux, autant en faire profiter d’autres artistes (notamment des artistes à la frontière du rock et de la musique électronique) et du même coup élargir notre contenu ! ».

C’est comme cela que Fake Music est devenu un label.

Parmi les artistes signés – « nous venons tout juste de démarrer donc il y a peu d’artistes » nous précise-t-elle, Fake Music compte Shao, un producteur de musique électronique épris de minimalisme et de géométrie dans le son qui est « très précis, très subtil« .

Egalement, WHAI qu’elle décrit comme : « un groupe de rock à la Pink Floyd » ou encore “des supers jeunes nanas originaires de Kunming” Acid Mimi.

Et c’est avec ces dernières que l’ambition et la « patte » du label prennent tous leurs sens comme nous l’explique Helen. “Quand je les ai vues la première fois, je me suis dit que leur son était intéressant, super low fi, un mélange de Melt Banana et Grimes. Mais leur show était nul. C’est normal, elles avaient tout enregistré dans leur chambre !
On leur a alors loué un studio pour trois heures pour voir comment elles travaillaient. Je suis venue pendant leur session et elles avaient peur de moi ; mais arrivées au bout des 3 heures, elles ont demandé à avoir une heure supplémentaire pour continuer de travailler. Je me suis dit qu’on pouvait les signer et elles me font confiance car elles savent que je ferai tout pour qu’elles aient un bon « live »”
.

En effet, si cela parait peut-être évident de parler de groupe qui répètent en Europe, c’est loin d’être le cas en Chine. Ici, la musique indépendante revient de loin. Ce n’est pas tant un problème de censure comme certains pourraient le croire ; non, c’est plutôt le problème de la place prépondérante de la variété et des shows de télé-réalité du type The Voice qui minent la créativité des jeunes et des labels.
Bien sûr, cela n’est pas un phénomène spécifiquement chinois ; car pourquoi dépenser de l’argent et de l’énergie dans des jeunes groupes alors que de nouvelles stars apparaissent tous les mois sur les plateaux télé ?

C’est justement contre cette culture de la « junk food culturelle » qu’Helen se bat. Cependant, ce combat ne l’empêche pas de rester très critique envers la scène chinoise : « la scène musicale est balbutiante par rapport à celle des arts visuels en Chine et l’exposition chez Vuitton en est la preuve vivante. Les plasticiens sont par exemple beaucoup plus matures : ils retranscrivent leur vision du monde avec des matériaux originaux qui rendent leurs créations uniques. Et sans compter qu’il y a un marché pour l’art chinois depuis les années 90 ».

Et de conclure dans un grand rire : « la musique, c’est un peu le vilain petit canard des industries créatives ! » .

Nous ne pouvons que partager le constat d’Helen Feng et ses mots : « c’est triste à dire mais les musiciens en Chine sont encore très loin de la création authentique. Il faut dire que c’est beaucoup plus dur de produire quelque chose d’original de nos jours en musique car ce ne sont pas les logiciels qui font la créativité, mais la capacité de tout déconstruire et reconstruire en partant de rien. »

Une entrepreneuse de la créativité

Aujourd’hui, malgré d’incessants allers-retours à Berlin où elle a un appartement et quelqu’un pour s’occuper du business européen, Helen a choisi de conserver sa base en Chine. Il y a une raison simple à sa décision et ce n’est pas un coût de la vie réduit (Pékin est sur bien des aspects, devenue plus chère que les capitales européennes en terme de loyers, de location de salle et de matériel par exemple), mais plutôt le fait que la Chine soit le meilleur laboratoire qui existe pour les entrepreneurs, toutes disciplines confondues.

Le secteur de la musique n’échappe bien entendue pas à cette frénésie technologique. « J’ai toujours prêté attention aux innovations technologiques. En tant que compositeur et producteur j’utilise tout le temps la technologie, et bien sûr en tant que chinoise je fais tout avec mon smartphone. Tu vois, si on était en Chine on aurait payé ce déjeuner avec le portefeuille virtuel de WeChat (l’application révolutionnaire de Tencent, sorte de What’sApp mais en mieux NDR). Ici en Europe, vous êtes en retard au niveau technologique ! Les personnes âgées savent à peine se servir d’un smartphone, alors qu’en Chine, nos grand-mères font leur shopping en ligne ! » (rires).

Helen Feng est donc aussi une entrepreneuse. A ce titre, elle a des modèles : « ceux qui changent la Chine et qui changent le monde en ce moment ce sont des géants comme AliBaba et Tencent. Ils réinventent l’économie, créent de la valeur là où il n’y avait rien. Encore une fois, ils ont créé eux-mêmes un autre écosystème parce qu’on ne peut compter que sur soi-même pour évoluer dans une économie communiste. Maintenant il y a en Chine plusieurs plateformes concurrentes qui proposent des films, des séries, des clips, de la musique. Et ce qui va faire la différence entre elles c’est la qualité du service fourni. C’est comme ça que la concurrence fait évoluer les choses. »

Et de revenir avec une pirouette sur la situation en France. « Ici, à ce que j’en vois, il y a trop de monopoles sur les différents secteurs économiques. Qui est le concurrent de Deezer à part Spotify par exemple ? Et regardez vos problèmes de taxis, c’est aussi un problème de monopole : s’il y avait une offre alternative entre les taxis et Uber, ce serait plus loyal. »

Malgré cette petite pointe envers notre modèle économique, Helen Feng ne se leurre pas sur la situation actuelle en Chine comme dans le monde : « ce que j’espère pour la musique, c’est que ces portails géants qui sont les premiers bénéficiaires du contenu créatif deviennent les financeurs des créateurs ».

Toute trace de sourire a disparu quand elle prononce un peu plus gravement : « c’est comme cela que cela devrait être. ».

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.
[asl-front-abonnez-vous]