Culture
Reportage

Japon : l’avenir du tatouage en sursis

Horiyoshi, l'un des plus grand tatoueurs du Japon, à l'oeuvre durant une performance pour la presse à Tokyo, le 25 mai 2005.
Horiyoshi, l'un des plus grand tatoueurs du Japon, à l'oeuvre durant une performance pour la presse à Tokyo, le 25 mai 2005. (Crédit : KAZUHIRO NOGI / AFP)
Le plus souvent associé aux truands, l’art du tatoueur change peu à peu d’image dans le pays. Mais les obstacles demeurent : il n’est toujours pas reconnu officiellement comme un métier et les tatoués ne sont pas admis dans tous les espaces publics. L’approche des JO de Tokyo en 2020 fera-t-elle évoluer la réglementation ?
La scène se passe à Tokyo au début du XXe siècle. « Tous en venaient à se faire instiller l’encre du tatouage dans ce corps qui pourtant est un don du Ciel ; et somptueuses, voire puissamment odoriférantes, lignes et couleurs dansaient alors sur la peau des gens. » (Junichirô Tanizaki, Le tatouage, 1910, trad. Marc Mécréant) Le principe confucéen selon lequel le corps ne doit pas être modifié semble encore présent dans la société japonaise actuelle. Dans les bijouteries et drogueries de l’Archipel, un large choix de clips est toujours proposé au rayon des boucles d’oreille. Les Japonaises peuvent ainsi être chics sans se percer les oreilles, dans le respect des traditions. Cette morale peut aussi être une des explications du peu d’intérêt pour les tatouages aujourd’hui. Mais pas seulement.

L’image du tatouage au Japon, encore trop associée aux truands japonais (les fameux yakuzas) à l’étranger, a évolué. S’il est davantage considéré par la jeune génération comme une pratique artistique et esthétique, il n’est pas encore accepté par l’ensemble de la population. À l’approche des Jeux olympiques de Tokyo en 2020, le Japon appelle toutefois à davantage d’ouverture.

Contexte

L’histoire du tatouage est très ancienne au Japon. Durant les civilisations Jômon et Yayoi (8 000 av. J.-C. à 300 ap. J.-C.), hommes et femmes se seraient tatoués le visage et le corps, d’abord par superstition pour défier les gros poissons et oiseaux de la mer. La pratique est ensuite de plus en plus réservée aux guerriers (bujin). Puis les tatouages disparaissent et ne sont plus pratiqués au cours des périodes anciennes et médiévales (du VIIe au XVIe siècle).

Au début de l’époque Edo (1603-1867), les tatouages (horimono, « chose sculptée ») réapparaissent chez les prostituées, qui se marquent la peau pour témoigner une promesse à l’égard de leur client. C’est aussi à cette époque que les truands commencent à s’orner la peau de tatouages (irezumi, « encre insérée »), en même temps que d’autres personnes, comme les pompiers pour montrer leur courage. De 1720 à 1870, les tatouages (irezumi) sont une méthode de répression et servent à désigner les criminels.

En parallèle, les tatouages artistiques (horimono) deviennent plus originaux : les « graveurs » ornent la peau de leurs clients de motifs d’estampes, en évitant visage et bras pour les différencier des voyous. De 1872 à 1948, les tatouages artistiques (horimono) font l’objet d’un contrôle, poussant certains artistes à travailler dans la clandestinité.

"1585 Tatoo" Tatouage de 1890
"1585 Tatoo". Albumin, handkoloriert, ca. 20 x 26 cm - par S. Ogawa, Yokohama (Source Dorotheum / Wikimedia Commons)

Le fossé entre cliché et réalité

L’image des tatouages est encore trop liée aux mafieux, surtout à l’étranger. « Suite aux films de truands, qui ont connu un boom pendant dix ans à partir de 1962, les tatouages, à l’origine réalisés dans le cadre d’une culture d’artisans, ont été progressivement associés aux yakuzas et à l’extrême, analyse la professeure Yoshimi Yamamoto, anthropologue à l’université de Tsuru et spécialiste de la culture du tatouage au Japon. Autrefois, les Japonais se baignaient dans des bains communs, comme les sentô [bains publics], mais pendant la haute croissance économique, des baignoires ont commencé à apparaître dans chaque foyer ; on ne regardait donc plus le corps des autres. »

S’ils étaient 80 % à se couvrir la peau de dessins dans les années 1970, peu de yakuzas poursuivent dans cette voie. La loi sur les mesures contre les organisations criminelles de 1982 y est pour quelque chose, tout comme leur changement d’activités, qui se déroulent désormais principalement dans le monde des affaires. Mais les clichés, quoiqu’anciens, ont la vie dure, surtout à l’étranger. Exemple en France : « Dans l’exposition sur les tatouages organisée récemment au musée du Quai Branly, 80 % de l’exposition consacrée au Japon a insisté sur le lien avec les yakuzas, déplore Yoshimi Yamamoto. Or dans le Japon actuel, la plupart des tatoués font partie du grand public. »

Les mentalités changent chez les jeunes

Quelle image les Japonais ont-ils du tatouage ? Selon un sondage réalisé au niveau national en juin 2014 par l’Association des avocats du Kantô, 87,7 % des Japonais trouvent les tatouages effrayants et/ou désagréables et 47,5 % les associent encore au monde des crimes et délits. Une évolution se ressent toutefois parmi la jeune génération. Si un tiers des 20-29 ans éprouvent du dégoût face à un tatouage et 13 % n’en ont jamais vu de leur vie, ils sont plus nombreux que leurs aînés à les trouver « cool » et les considèrent davantage comme une œuvre d’art.

Les mentalités évoluent et certains tatoueurs japonais vivent complètement de leur art. C’est le cas de Gakkin, tatoueur installé à Kyoto, à la renommée internationale. Depuis 1998, il exerce son métier auprès d’une clientèle variée, des personnes qui viennent plusieurs fois, le plus souvent pour de grands motifs. Mais Gakkin le confie : les clients ne sont pas nombreux et lui-même travaille principalement en Europe.

Même si son image est actuellement en pleine mutation, le tatouage, aux yeux de Gakkin, a sa place dans la société nippone. « Le Japon est un pays en constant développement au niveau des idées, mais cela ne signifie pas que le tatouage va disparaître. » Car malgré les tensions actuelles qui pèsent sur lui, les priorités sont ailleurs. « Mon pays, ajoute-t-il, a d’autres soucis pour le futur, comme l’économie, le bien-être social, la baisse de la natalité et la radioactivité. »

Réglementation : quelles évolutions ?

Les guides touristiques l’annoncent : l’entrée dans certains bains thermaux et sur les plages de Kobe et Zushi est interdite aux tatoués. Une enquête, publiée en octobre 2015 par l’Agence de tourisme du Japon, a été effectuée au niveau national auprès de 3 768 hôtels, auberges traditionnelles et autres établissements : 43,5 % d’entre eux autorisent, complètement ou sous condition, l’accès aux bains aux personnes tatouées, mais 55,9 % l’interdisent. Il s’agit dans ce cas en majorité d’une décision prise par les propriétaires pour des raisons de mœurs ou d’hygiène. La clientèle est alors généralement prévenue par des affiches ou des panonceaux installés à l’entrée des bains, ou bien, ce qui est plus rare, directement à la réception. Toujours d’après cette enquête, peu d’établissements font état de troubles, bien que près de la moitié ont déjà reçu des plaintes.

Aujourd’hui, de nombreux départements, comme Aichi ou Okinawa, interdisent par arrêté préfectoral la pratique du tatouage sur les jeunes de moins de 18 ans. Une mesure qui n’est toutefois pas en vigueur à Tokyo ou Osaka, ce qui ne signifie pas que la vie des tatoueurs et tatoués y soit facilitée. « Le contrôle est le plus sévère à Osaka, précise Yoshimi Yamamoto. L’année dernière, des tatoueurs se sont fait arrêter successivement pour violation des lois médicales et pharmaceutiques. » Il faut dire qu’au Japon, le métier n’est pas reconnu officiellement.

Un avis du ministère de la Santé, rendu en 2001, indique que seuls les médecins sont habilités à insérer des couleurs dans la peau, une décision prise suite aux problèmes de santé qui découlaient à cette époque du maquillage permanent. « C’est un retour à la surveillance de l’ère Meiji, où les tatouages étaient interdits par la loi », analyse Yoshimi Yamamoto.

Un ancien tatoueur d’Osaka, Taiki Masuda, est d’ailleurs engagé dans une affaire de justice. Ce jeune Nippon découvre le tatouage il y a six ans lors d’un concert, et c’est une « révélation ». « Pour moi, c’est un art, un style de vie, l’expression de sentiments, une image de soi-même. » Taiki Masuda, qui travaille aujourd’hui dans le design des vêtements et des devantures de magasins, entend bien se battre pour sauver le métier de tatoueur au Japon. « Je souhaite que le tatouage soit libéré du préjugé et que ce travail soit reconnu dans la société. » « Save tattooing in Japan » est d’ailleurs le nom de la page Facebook créée pour soutenir Taiki Masuda et le tatouage nippon. Plus de 3 000 personnes ont déjà « liké » la page japonaise et 2 000 autres la version anglaise. De l’issue de ce procès dépendra l’avenir des tatoueurs dans l’Archipel, estiment les experts.

Studio du tatoueur Taiki Masuda à Suita (département d'Osaka)
Studio de Taiki Masuda à Suita (département d'Osaka). (Copyright : Taiki Masuda)

JO 2020 : le déclic ?

L’avenir des tatoués, quant à lui, pourrait bien s’éclaircir plus vite que prévu, dans la perspective des Jeux olympiques de Tokyo en 2020. Si le gouvernement japonais souhaite d’ici là augmenter le nombre de visiteurs étrangers annuel à plus de 20 millions, les conditions d’accueil des touristes tatoués ne sont pas idéales. Des efforts d’adaptation sont donc attendus.

Pour tenter de faire pencher la balance, le gouvernement de Shinzo Abe incite la population à être plus respectueuse de la diversité culturelle. À l’image de son porte-parole, Yoshihide Suga, qui a appelé les Japonais, en juin dernier, à davantage d’ouverture. « Face aux pressions extérieures, assure Yoshimi Yamamoto, si l’image du tatouage devient positive, un changement interviendra au Japon. »

Par Jean-François Heimburger et Audrey Ronfaut

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).
Audrey Ronfaut est journaliste radio free-lance notamment passionnée par l'Asie et tout particulièrement par le Japon. Elle a travaillé pour plusieurs rédactions en France (Ex AFP audio,Toulouse FM, Groupe Sporever etc). En 2014, elle a effectué le reportage "Osaka Kitchen" sur la cuisine japonaise publié sur Asialyst. Elle se rend tous les ans sur l'archipel depuis 2013 et aussi en Asie du sud-est.