Culture
Photo - reportage

Japon : chez les créateurs du cuir

Jun Kawaguchi, patron de la tannerie de Banshû dans le village de Takagi, près de Kobe en 2014
Jun Kawaguchi, patron de la tannerie de Banshû dans le village de Gochaku, près de Kobe en 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)
Comme en caméra subjective, Jean-François Heimburger nous emmène dans l’univers des artisans du cuir près de Kobe. Dans le village de Gochaku, l’un des plus importants centres de production du cuir japonais, les tanneurs lui ouvrent les portes de leurs ateliers. Comme des viticulteurs, ils travaillent une matière vivante qui a besoin de repos pour se bonifier. L’artisanat du cuir a cherche désormais à assurer la relève, pour éviter que cet immense savoir-faire ne se délite avec le temps.
Assis bien droit, jambes pliées sur les tatamis, j’admire le cuir blanc qui décore la table basse. Protégé par une nappe transparente, il représente l’imposant et immaculé château de Himeji, classé trésor national et patrimoine mondial. Yoshinori Kashiwa me sert un verre de café glacé, ce qu’il y a de mieux par cette chaleur écrasante.
L’artisan du cuir m’a invité chez lui, dans sa maison traditionnelle, avant la visite des tanneries du quartier. Il s’absente brièvement puis revient avec quelques-unes de ses créations. « C’est pour vous ! », dit-il en me tendant un masque de peau et un ballon kemari. Fait en peau de cerf, ce genre de grosse balle, qui tient dans la main, se passe d’un joueur à l’autre, sans rebond, depuis des siècles. À peine le temps de le remercier que mon hôte effectue un nouveau va-et-vient, et me présente un objet insolite. Une gaine noire, une poignée : je pense d’abord à un parapluie fermé. Sauf que celui-ci n’est finalement d’aucune utilité contre la pluie. « C’est un pénis de bœuf laqué ! », finit-il par me confier, le sourire aux lèvres.

A l’atelier du Cuir de bleu de Banshû, l’un des tonneaux est en marche - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Après un tannage rapide, les peaux sont sorties du tonneau - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Les peaux sont ensuite superposées sur une palette en bois - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Un artisan découpe soigneusement certaines parties, afin d’éviter les plis - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Dans la grande tannerie Shônan, les torii sont censés apporter le succès dans les affaires - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Les peaux, salées, sont sorties de la chambre froide et entreposées à l’abri du soleil - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Atelier de trempage des peaux - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Les artisans font en sorte que les peaux, qui trempent dans le tannin, ne collent pas entre elles - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Les peaux sont assouplies - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Une fois tannées et étirées, les peaux sont suspendues pour subir un séchage - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Peaux destinées à la confection d'objets pour la police nationale - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Masques en cuir confectionnés par Yoshinori Kashiwa - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Une balle de kemari (football japonais), en peau de cerf, réalisée par Yoshinori Kashiwa - village de Takagi, près de Kobe au Japon, 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Voir le photo-reportage de Jean-François Heimburger :

 
 

Sur les palettes, les peaux attendent d’être dépoilées

Quelque temps plus tard, nous quittons la pièce de style japonais puis enfilons nos chaussures avant de retourner dans la fournaise. Nous montons dans la voiture de M. Kashiwa (Kashiwa-san), direction le quartier Gochaku. Sur la droite, juste de l’autre côté de la voie ferrée, se trouve le village de Takagi, l’un des plus importants centres de production du cuir japonais, depuis le xviiie siècle. « Le patron de la plus grande tannerie du quartier a finalement accepté de vous ouvrir ses portes, annonce Kashiwa-san. C’est rare, vous avez de la chance ! » Avant de faire sa connaissance, nous faisons une halte au premier atelier, le « Cuir bleu de Banshû ».
À l’intérieur du hangar, cinq artisans sont à l’œuvre. Hiroshi Maeda, le patron, souriant, descend du chariot de manutention pour nous saluer. « Vous arrivez au bon moment, on va sortir les peaux du tonneau. » Sous les toits de tôle du hangar, la chaleur est aussi intense qu’à l’extérieur. De grands tonneaux tournent, d’autres sont à l’arrêt. À côté de ces énormes machines à tanner, différentes peaux de bête reposent sur des palettes : du cuir chromé, déjà travaillé, de couleur bleue, mais aussi du cuir brut, dit également cuir vert. Toutes attendent d’être dépoilées. De ces dépouilles en putréfaction, dont la décomposition est ralentie par le sel, se dégage une odeur forte et nauséabonde. Un rapide haut-le-cœur me surprend ; mais il sera le seul. Mon corps s’habitue progressivement à ces nouvelles sensations.
Le patron ouvre le tonneau d’où s’échappe une grande quantité d’eau, puis laisse son collègue le vider en déversant les dizaines de peaux tannées à terre. « Il s’agit d’un tannage rapide au tanin, commente Kashiwa-san. Mais ici, on pratique principalement le tannage au chrome. » Pendant ce temps, les quatre artisans entassent les peaux sur une palette de bois. Le patron troque sa casquette de cariste pour celle de coupeur. Un outil tranchant à la main, il veille ainsi à enlever certaines parties pour éviter les faux-plis.

80 % des peaux proviennent d’Amérique du Nord

Nous laissons ces artisans au travail pour rejoindre la tannerie Shônan, la plus grande du quartier. Le patron, Jun Kawaguchi, qui patientait dans son bureau, nous accueille sympathiquement. Sans perdre de temps, nous le suivons à la découverte de ses ateliers. Première étape : le hangar de stockage du cuir brut. « Ça, c’est indispensable pour le business ! », confie-t-il en désignant les torii devant l’entrée. Ces portiques sacrés rouges et noirs, les « perchoirs aux oiseaux » comme disent certains, accompagnent et rassurent les travailleurs dans le quotidien. Dans l’entrepôt sombre, aux fenêtres fermées de stores en fin bambou afin de stopper les rayons du soleil, des centaines de peaux brutes reposent sur des palettes. « On les stocke ici une fois sorties de la chambre froide de Yamaguchi, à quelques heures de route en camion, explique le patron. Il faut faire vite maintenant parce que, même pliées et salées, elles risquent de s’abîmer par cette chaleur. » Il ajoute que 80 % des dépouilles proviennent d’Amérique du Nord, le reste, de meilleure qualité, étant principalement importé de France et d’Allemagne.
Nous sortons et, quelques pas plus loin, pénétrons dans l’atelier voisin. Les peaux brutes y sont trempées dans l’eau et lavées dans de grands tonneaux, construits il y a plus de soixante ans. Cette opération de reverdissage leur permet à la fois de récupérer l’eau perdue lors du séchage et de se délivrer des impuretés. Elles sont ensuite trempées dans de la chaux, ébourrées puis écharnées. Débarrassées des poils, de l’épiderme et de la chair, les peaux, dont il ne reste que la couche profonde, repartent pour un dernier lavage. « Vous voyez que toutes les structures sont en bois ici, me fait remarquer Kashiwa-san. C’est pour éviter tout contact entre le cuir et le métal, sans quoi les peaux noirciraient. Le soleil aussi représente un danger, ce qui explique que les ateliers soient si sombres. »

« Chaque pièce de cuir vaut 20 000 yens »

Le patron nous conduit bientôt dans le hangar des bains, dédié au tannage végétal. Pendant cette étape, les peaux sont plongées dans différentes cuves contenant plus ou moins de tan. Imprégnées de cette substance brunâtre, elles seront préservées de la putréfaction. « Une opération longue et progressive est gage de qualité », confie l’artisan. De chaque côté d’une cuve, deux ouvriers plongent un bâton de bois dans le liquide, pour éviter que les peaux ne collent entre elles. « Chacun a son bâton préféré », souligne le patron. Cette opération demande de la force, mais aussi de l’équilibre. « Vous savez, au moins une fois par an, l’un d’eux tombe dans une des cuves de tanin », raconte Kawaguchi-san en riant.
Une fois tannés, les cuirs sont délicatement séchés avant de passer dans l’atelier d’à côté. Ici, deux ouvriers corroyeurs assouplissent les produits. D’énormes ventilateurs tournent à plein régime, procurant un peu de « fraîcheur » aux travailleurs. Assouplis, égalisés et lissés, les cuirs sont ensuite superposés sur une charrette. « Chacune de ces pièces de cuir vaut 20 000 yens [150 euros, NDLR], précise le patron. On pourrait même les manger, c’est 100% naturel ! » Plus loin, nous marquons l’arrêt devant des peaux teintes en noir. « Elles sont commandées par la police japonaise et serviront à confectionner des ceintures », explique Kawaguchi-san.
Yoshinori Kashiwa, artisan du cuir dans son atelier avec ses créations, au village de Takagi près de Kobe, en 2014
Yoshinori Kashiwa, artisan du cuir dans son atelier avec ses créations, au village de Takagi près de Kobe, en 2014. (Copyright : Jean-François Heimburger)

Le cuir doit se bonifier durant deux mois avant livraison aux grandes marques japonaises

Nous finissons par prendre la direction de l’entrepôt des cuirs. Sur le chemin, nous faisons la connaissance d’un autre ouvrier, occupé à remplir une machine à tannage rapide. « C’est mon fils, indique le patron. Il prendra ma succession. » En attendant, il est considéré comme ses collègues. « C’est une bonne chose, confie Kashiwa-san. Il connaîtra ainsi parfaitement le métier avant de diriger. »
Dans le hangar, des dizaines de cuirs sont superposés, classés par espèces d’animaux. Les grandes marques japonaises demandent à ce que les produits restent au repos au moins deux mois avant la livraison. « Le cuir est une matière vivante, explique le patron. Il reste ici pour se bonifier. Un jour, j’avais entreposé et oublié ici un cuir qui n’avait pas donné le résultat escompté. Six mois plus tard, je me suis aperçu qu’il était devenu parfait. » À la manière d’un violon, les peaux tannées s’améliorent donc avec le temps. Elles seront ensuite livrées à Tokyo.
Nous quittons cette usine et la bonne humeur des ouvriers en direction de l’atelier de Kashiwa-san, à deux minutes de là. Au fond du hangar, dont les murs sont recouverts de ses créations, est entreposé un taiko, tambour japonais qu’il a créé de ses mains. Tandis qu’il s’absente pour rapporter une bouteille de thé vert glacé, je prends place sur un des bancs, avec le sentiment de me trouver dans une salle de classe. C’est que cet ancien ouvrier est également enseignant. « Il y a une vingtaine d’années, l’activité était beaucoup plus intense dans le quartier. Les rues étaient tout le temps humides, pleines d’artisans et de camions transportant des peaux trempées », me confiait-il plus tôt. Il présente notamment aux plus jeunes le métier du cuir, afin de perpétuer la tradition. Comme d’autres artisanats, la tannerie traditionnelle se perd et a bien besoin d’artistes comme lui et des artisans que nous avons rencontrés, pour lui donner un nouveau souffle.
Par Jean-François Heimburger

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).