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Digital et copyright en Chine, on en est où ?

Sur la plateforme Baidu où il y a quelques années encore, on pouvait télécharger gratuitement toute la musique commerciale. (Crédit : Xiao chen cq / Imaginechina / via AFP)

Sur le papier

Depuis que la Chine opère son tournant économique de l’industrie traditionnelle vers les services, les technologies et les industries dites créatives, le thème de la propriété intellectuelle, qui était un tabou il y a encore quelques années, voire même un sujet de tension en politique extérieure (notamment avec les Etats-Unis), est devenu une priorité sur l’agenda politique. En effet, comme l’annonçait le 11e plan quinquennal (2006-2011), il est temps de capitaliser sur la création, les brevets, les marques, les copyrights, tout ce qui était naguère la propriété exclusive de l’Etat et qui maintenant doit répondre aux lois plus pragmatiques du marché.
Concrètement, cela fait depuis 1990 que la Chine s’est dotée de tout le corpus de lois et régulations touchant à la propriété intellectuelle. Mais il faut bien reconnaître qu’en pratique, ce secteur est longtemps resté une vaste jachère. Depuis son entrée dans l’OMC en 2001 et malgré la signature de nombreux traités (comme le TRIPS), la Chine s’est surtout illustrée comme l’un des marchés pirates les plus imposants de la planète pendant la dernière décade. CDs, VCDs, K7s, DVDs… On estimait à 90% le pourcentage de produits audiovisuels piratés en Chine, rendant caduque la notion même d’un marché dit « physique ».

Et en pratique

Les années 2000 et la révolution Internet allaient changer la donne, pensait-on. C’est à cette époque que mon comparse, Pierre Alexandre Blanc et moi-même pilotions le Bureau des Musiques Actuelles à Pékin. En 2005, la Chine comptait déjà 111 millions d’internautes et nous avions rassemblé au Centre Culturel Français plusieurs labels et distributeurs ainsi que certains membres des sociétés civiles du type Sacem et leurs homologues chinois. La langue de bois battait son plein : on parlait de droits d’auteur alors qu’il n’y avait pour ainsi dire pas d’ « auteur » en Chine ; on parlait de distribution alors que le marché légal n’existait pas ; je ne pense pas que beaucoup de licences se soient signées à l’issue de ces rencontres.
Les Européens étaient plutôt dubitatifs et déchantaient d’autant plus vite au vue de la faiblesse des « deals » proposés. A l’époque, la crise du disque de 2007 n’avait pas encore eu lieu, certains labels étaient très bien portant en Europe. Alors, lorsqu’on leur proposait quelques centaines d’euros pour un disque tiré à quelques milliers de pièces et la quasi certitude que tous les contenus licenciés allaient se retrouver un mois plus tard en téléchargement gratuit, ils avaient envie de rire.

La jungle digitale

A l’époque, le roi de la jungle digitale était Baidu (le plus gros moteur de recherche chinois) qui a fourni pendant des années des « deeplinks » vers des contenus gratuits hébergés sur une constellation de serveurs aux alentours. Les majors occidentales se sont mobilisées contre Baidu dès 2005 mais ont eu peine à obtenir gain de cause. A part Baidu et son portail Ting, le net chinois s’est peuplé en quelques années d’une multitude de portails vidéo comme Tudou, Youku, et de portails de streaming tel QQ Music, Kugou, Kuwo, Xiami ou Netease. Tous des équivalents de plate-formes que l’on connaît en Occident sous le nom de Youtube, Dailymotion, Spotify ou Deezer, interdits en Chine, et tous issus d’un modèle économique « pirate » : à savoir qu’ils offrent gratuitement l’accès à de la musique aux utilisateurs, se rémunèrent via l’espace publicitaire vendu et ne reversent rien aux ayant droits.
Mais depuis 2011, date à laquelle la Chine atteint les 500 millions d’internautes et le milliard d’utilisateurs de téléphone mobile, les choses bougent visiblement dans la musique digitale. Baidu instaure un système de souscription payante et signe sa première licence officielle avec 3 majors occidentales : Warner, Universal et Sony, en s’engageant à leur reverser les revenus des streams concernés.

Les pirates se légalisent

Depuis, la vapeur continue de s’inverser et à mesure que le marché arrive à maturation les anciens pirates : Baidu, Xiami et QQ, se transforment peu à peu en défenseurs du droits d’auteur, tandis qu’une guerre invisible pour l’exploitation exclusive des contenus digitaux se livre sur la Toile.
Dans cette guerre, on a plusieurs forces en place : Baidu, donc, dont on a parlé plus haut, le Google chinois, le moteur de recherche le plus utilisé de Chine ; Tencent, détenteur de QQ Music mais aussi de QQ chat, la messagerie instantanée la plus populaire de Chine et WeChat, le plus gros réseau social ; et puis Xiami qui vient d’intégrer l’empire Alibaba de Jack Ma, le géant du E-commerce (5,7 milliards de dollars ont été engrangés sur son site Taobao le 11 novembre dernier, jour des célibataires). Entre 2011 et ce mois de novembre 2015, ces 3 géants n’ont eu de cesse de fusionner entre eux. Les mouvements les plus notables provenant d’AliBaba qui a fondé cet été une nouvelle division dans son royaume : Ali Music Group, et qui a racheté Xiami ainsi que la plate-forme vidéo Youku Tudou pour 4,2 milliards d’euros. L’objectif est clair : occuper la plus forte part de marché et exploiter en exclusivité les catalogues des majors et de gros labels, tels que Rock Records, Him Records ou BMG qui détient notamment les droits des Rolling Stones ou de Kylie Minogue.
Parallèlement, de nouvelles mesures sont prises par les instances gouvernementales pour endiguer davantage le piratage. Après l’annonce cet été de la nouvelle loi de l’Administration Nationale de Droits d’Auteurs (NCAC), 2,2 millions de chansons ont été retirées sur les plus célèbres plate-formes de musique en ligne, dont 640 000 sur Baidu Music, 23 700 sur QQ Music et 26 000 sur Xiami et TTPod.

Mais est-ce rentable ?

On peut donc se dire que c’est le début d’une nouvelle ère pour le marché du digital en Chine. Le contexte est en effet meilleur que précédemment, même s’il ne bénéficie pas à tous les artistes, Car en pratique, seules les stars touchent des revenus sur les licences et les relevés fournis par les plate-formes manquent encore de transparence.
Mais le vrai casse-tête subsiste : comment faire payer les consommateurs chinois ? Depuis les débuts d’Internet, ils sont habitués à la gratuité. C’est dans ce contexte qu’Apple Music vient de débarquer en Chine fin septembre en annonçant le lancement de son service de streaming et de téléchargement Apple Music à un prix bien plus faible que dans le reste du monde. L’abonnement ne coûte que dix yuans par mois, c’est-à-dire 1,40 euro : bien loin des 9,99 euros demandés aux clients européens et encore plus bas que les cinq dollars exigés en Indonésie (4,48 euros).
Le géant américain s’en sortira-t-il quand même le PDG de Xiami, Wang Hao, estime que le système payant n’est pas viable (Xiami ne gagne pas d’argent ni via les téléchargements, ni via les souscriptions) alors que le prix d’achat des copyrights ne cesse d’augmenter. Selon lui, l’offre en ligne manque de variété pour la musique ; le seul outil proposé est un lecteur pour jouer les morceaux. « Dans le futur, souhaite Wang Hao, j’aimerais pouvoir fournir plus d’outils en open source pour les utilisateurs. »
L’avis de Wang Hao laisse songeur et démontre que malgré presque un milliard de Chinois maintenant connectés via leur téléphone mobile (937 millions en juillet 2015), définir un business model rentable à l’heure du tout digital est d’une extrême complexité.
Produire et fournir plus d’outils, plus d’expériences à l’utilisateur, voilà un des crédos que Yin Liang, directeur du département musique de LeTv tâche d’appliquer au quotidien. LeTv est un autre géant du paysage IT chinois, une plate-forme d’entertainment au sens large qui, en plus de son offre pléthorique de séries, de clips, de programmes sportifs, ne cesse d’ajouter des cordes à l’arc de ses activités : toujours plus de contenus avec des concerts et festivals diffusés en direct, des documentaires créatifs, des émissions dédiées au jazz, au hip hop ; mais aussi une offre de supports et de produits high tech qui dépasse la seule offre musicale : télé connectée, smartphone, voiture électrique, Smart Bike, LeTv produit tout ça à la fois et a même inauguré une salle de concert de 1000 places la semaine dernière à Pékin.
« Le futur business modèle pour la musique à l’ère du digital, c’est d’englober tous les besoins de l’utilisateur au-delà de la musique, de lui fournir toute une chaîne de produits, en ligne et en « live ». Un peu à la manière d’un hôtel 5 étoiles, on y trouve tous les services et de la meilleure qualité. C’est comme cela que l’on produit de la valeur. »
Les modèles décrits par Wang Hao et Yin Liang ne manquent pas de rappeler ceux des gros groupes de média et d’entertainment américains, un modèle où tout est intégré et où la jouissance de l’utilisateur est le seul baromètre valable. Maintenant que les géants de l’Internet chinois sont rentrés dans le jeu global de l’échange de contenu avec un marché de plus d’un milliard d’utilisateurs, il est sûr que leurs inclinations futures influenceront nos modes de consommation. Selon Yin Liang, il faudra encore attendre 4 à 5 ans pour que l’industrie digitale soit rentable en Chine. Peut-être le temps pour un Steve Jobs d’apparaître ?

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.
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